Chapitre XXXVII

Les paroles de Sargon avaient profondément inquiété Méfrès et Mentésuphis. Aussi, décidèrent-ils de sonder eux-mêmes les intentions du prince.

Dès le lendemain, ils se rendirent au palais et demandèrent à Ramsès une entrevue.

– Que se passe-t-il ? demanda le prince, qui les reçut aussitôt. Sargon aurait-il de nouveau payé de sa personne au cours de quelque ambassade nocturne ?

– Il ne s’agit pas de Sargon, malheureusement, répondit Méfrès. C’est de toi que nous venons te parler. Sais-tu que le peuple murmure parce que tu entretiens des relations étroites avec les Phéniciens ?

Le prince comprit immédiatement le but de cette visite inattendue, et la colère monta en lui. Mais il comprit aussi que le premier acte de la partie engagée entre les prêtres et lui se jouait à l’instant ; aussi, prit-il un air naïvement curieux.

– Les Phéniciens sont dangereux ; ce sont les plus grands ennemis de notre pays, ajouta Méfrès.

Le prince sourit.

– Si vous, saints pères, acceptiez de me prêter de l’argent et s’il y avait de jolies filles dans vos temples, c’est vous que j’irais voir plus souvent… Mais vous me forcez à fréquenter les Phéniciens !

– On raconte que tu rends visite, la nuit, à une Phénicienne…

– Il le faut bien, puisqu’elle refuse de venir habiter chez moi ! Mais ne vous inquiétez pas, je sors toujours armé et je ne risque rien en chemin.

– C’est cette femme qui t’a fait détester Sargon !

– Absolument pas. Je déteste Sargon parce qu’il sent mauvais… Mais, dites-moi, où voulez-vous en venir ? Vous n’êtes pas chargé de la surveillance de mes femmes, que je sache, et je ne crois pas que Sargon vous ait chargés de veiller sur les siennes… Aussi, que voulez-vous ?

Méfrès se troubla au point que tout son crâne rougit.

– Tu as raison, dit-il ; tes amours ne nous concernent pas. Mais ce qui est plus grave, c’est que le peuple s’étonne que Hiram t’ait prêté cent talents avec tant de facilités, sans même demander de garanties…

Les lèvres du prince se crispèrent, mais il répondit calmement :

– Je n’y puis rien si Hiram a davantage confiance en ma parole que les banquiers égyptiens. Il sait que je rembourserai tout, et il n’a même pas exigé d’intérêts. Les Phéniciens sont plus habiles que nos financiers, eh, oui ! Un Égyptien m’aurait fait attendre un mois avant de me prêter cent talents ; il aurait exigé d’énormes intérêts et des gages plus énormes encore. Les Phéniciens, eux, connaissent mieux la cour des princes et nous prêtent de l’argent sans méfiance !…

L’archiprêtre sentit le sarcasme contenu dans les paroles de Ramsès. Il se tut, et ce fut Mentésuphis qui le relaya.

– Que dirais-tu, seigneur, demanda-t-il, d’un traité avec l’Assyrie qui livrerait à cette dernière le nord de l’Asie et la Phénicie ?

Il observait avec acuité le visage du prince. Mais celui-ci répondit avec le plus grand calme :

– Je dirais que seuls des traîtres pourraient conseiller un tel traité au pharaon.

Les deux prêtres serrèrent les poings.

– Et si la sécurité de l’État l’exigeait ? insista Mentésuphis.

– Que me voulez-vous, à la fin ? éclata Ramsès. Vous vous intéressez à mes femmes et à mes dettes, vous m’entourez d’espions, vous osez me faire des remarques, et maintenant vous me posez des questions insidieuses. Eh bien, sachez-le : jamais je ne signerai un tel traité. Heureusement, cela ne dépend pas de moi, mais du pharaon à qui nous obéissons tous.

– Que ferais-tu, toi, si tu étais pharaon ?

– Je ferais ce qu’exigent l’honneur et l’intérêt du pays.

– Je n’en doute pas, dit Mentésuphis. Mais que considères-tu comme l’intérêt de l’État ? Où devons-nous chercher des indications ?

– À quoi donc sert le Grand Conseil ? s’écria le prince avec, cette fois, une feinte colère. Vous dites qu’il se compose de savants. Qu’ils prennent donc la responsabilité d’un traité que je considère comme déshonorant et funeste pour l’Égypte !

– Comment sais-tu si ton père n’en a pas décidé ainsi ? demanda l’archiprêtre.

– Dans ce cas, pourquoi m’interrogez-vous ? Qu’avez-vous à fouiller ainsi mes pensées ?

Ramsès simulait si bien l’indignation que les deux prêtres se calmèrent.

– Tu parles comme un bon Égyptien, dit Méfrès. Un tel traité nous déplairait aussi, mais la sécurité du pays exige parfois de se soumettre aux circonstances.

– Mais qu’est-ce qui vous y oblige ? Avons-nous perdu une bataille ? N’avons-nous plus d’armée ?

– Les dieux tiennent en mains le destin de l’Égypte. Nous devons leur obéir et ne pas nous révolter contre leurs désirs.

Sur ces mots, les deux prêtres prirent congé du prince. Ils partaient rassurés : Ramsès n’approuvait pas le traité, mais il ne le romprait pas non plus.

Après leur départ, le prince appela Tutmosis. Celui-ci le trouva couché sur le divan, pleurant de rage et mordant les coussins. Le favori laissa passer cet accès de fureur, il fit boire au prince une coupe de vin, puis lui demanda la raison de ce désespoir.

– Assieds-toi, dit Ramsès. Sais-tu que j’ai acquis aujourd’hui la certitude que nos prêtres ont signé avec l’Assyrie un traité humiliant ? Sais-tu tout ce que nous perdons par là ?

– Dagon m’a dit que l’Assyrie veut annexer la Phénicie. Mais, pour le moment, le roi Assar combat dans le Nord-Est de son pays, et cette guerre s’annonce longue. Les Phéniciens auront le temps de trouver des alliés, avant qu’elle ne soit finie.

Le prince agita le bras.

– La Phénicie s’armera et armera ses voisins, interrompit-il ; c’est possible. Mais nous aurons perdu tous les tributs que nous doivent les peuples d’Asie : cent mille talents ! Entends-tu ? Cent mille talents !

Il s’arrêta un instant.

– Avec une somme pareille, reprit-il, le trésor royal se trouverait rempli… Et si, de plus, nous nous emparions de Ninive, nous y trouverions les incalculables trésors du roi Assar !… Nous pourrions ramener un million d’esclaves vigoureux qui feraient revivre notre terre et, en quelques dizaines d’années, l’Égypte retrouverait sa richesse et sa puissance d’antan ! Ces possibilités immenses, les prêtres les réduisent à néant par quelques papyrus !

Tutmosis se leva, alla voir si les pièces voisines étaient désertes, puis rassuré, se rassit et dit à voix basse :

– Aie confiance, seigneur ! Tous les nobles, les gouverneurs, les officiers ont appris l’existence de ce traité et en sont outrés. Sur un signe de toi, nous mettrons le feu à tous ces papyrus.

– Mais ce serait se révolter contre la volonté du pharaon ! murmura Ramsès.

Tutmosis prit un air attristé.

– Je ne voudrais pas te peiner, dit-il, mais ton père est très, très malade…

– C’est faux ! dit le prince en se levant brusquement.

– C’est malheureusement vrai ! Mais on le cache… Les prêtres essaient uniquement de retarder la mort du pharaon pour qu’il puisse encore signer le traité…

– Ah ! Les gredins ! s’écria Ramsès.

– Aussi, continua Tutmosis, tu n’auras aucune difficulté à rompre ce traité après la mort de ton père.

Le prince réfléchit un instant.

– Il est plus facile de conclure un traité que de le dénoncer ! dit-il.

– Mais non ! sourit Tutmosis. Il y a en Asie assez de peuplades qui attaquent nos frontières à intervalles réguliers… Nitager est là pour les en empêcher. Des armes et des hommes, nous en trouverons ; les temples livreront leurs trésors par la force…

– Personne n’osera s’attaquer aux temples !

– Le temps n’est plus où les Égyptiens croyaient aux dieux, dit Tutmosis en riant. Les soldats et les paysans s’en moquent déjà ouvertement. Nous insultons les dieux phéniciens, les Phéniciens outragent les nôtres, et la foudre n’est jamais tombée sur personne !…

Le prince regarda Tutmosis avec un étonnement profond.

– Je ne t’ai jamais entendu parler ainsi, dit-il. Il n’y a pas si longtemps, encore, tu pâlissais lorsque tu entendais prononcer le mot « prêtre »…

– Parce que j’étais seul. Aujourd’hui, tous les nobles pensent comme moi !

– Qui donc leur a parlé du traité avec l’Assyrie ?

– Dagon et les Phéniciens. Ils ont même proposé de provoquer, au moment opportun, une révolte en Asie afin de nous donner un prétexte pour franchir la frontière. Une fois sur la route de Ninive, leurs alliés se joindront à nous, et tu disposeras d’une armée comme n’en avait pas Ramsès le Grand lui-même !

Ce zèle des Phéniciens rendit le prince méfiant. Il demanda :

– Et qu’arrivera-t-il si les prêtres apprennent vos propos ? Ce sera la mort pour vous tous !

– Ils ne les apprendront pas, répondit Tutmosis avec assurance. Ils paient mal leurs espions et ils sont trop sûrs d’eux-mêmes. Les scribes, les soldats, les officiers, les paysans, tous n’attendent qu’un ordre pour s’emparer des richesses amassées dans les temples. Une fois ceux-ci dépouillés, les prêtres n’auront plus de pouvoir ; ils ne pourront même plus faire de miracles, car cela aussi coûte de l’argent…

Le prince changea de sujet de conversation, puis il congédia Tutmosis. Resté seul, il se mit à réfléchir.

L’enthousiasme de la noblesse lui plaisait, mais il apercevait là-dessous le travail des Phéniciens. Aussi, fallait-il rester prudent, car tout compte fait, le patriotisme des prêtres était plus sûr que l’amitié des Phéniciens. D’un autre côté, ceux-ci avaient tout intérêt à éviter la domination assyrienne, et une défaite de l’Égypte les frapperait les premiers.

Cependant, le prince ne pouvait croire que les prêtres trahissaient leur pays en s’alliant aux Assyriens. Non, ils n’étaient pas traîtres, mais simplement opportunistes, et la paix augmentait leur puissance, alors que la guerre allait accroître celle du pharaon.

Ainsi malgré son jeune âge, le prince comprit-il qu’il se devait d’être prudent, de ne pas précipiter les événements et de se méfier de tous. S’il voulait la guerre avec l’Assyrie, ce n’était pas pour complaire aux nobles et aux Phéniciens, mais pour s’assurer des richesses et des esclaves. Aussi voulait-il amener les prêtres à accepter cette guerre, et ne recourir contre eux à la force qu’en cas de résistance de leur part. Il avait conçu un plan permettant de soumettre le clergé ; il remettait à plus tard son exécution et ses modalités. Le temps, pensait-il, est le meilleur conseiller.

Il était calme et satisfait comme un homme qui, après avoir longtemps hésité, sait enfin ce qu’il doit faire et a confiance dans ses forces. Il se rendit chez Sarah pour oublier les moments agités qu’il venait de vivre. La vue de son fils le calmait toujours et il passait auprès de lui des moments de vraie détente.

Il traversa le jardin et pénétra dans le pavillon qu’occupait Sarah. Il trouva celle-ci en larmes.

– Tu pleures encore ? dit-il. Qu’y a-t-il donc, aujourd’hui ?

– Je ne pleurerai plus, je te le promets, dit-elle, et des larmes plus abondantes encore apparurent sur son visage.

– Mais enfin, dis-moi ce qu’il y a ! Un mauvais présage, une fois de plus ?

– J’ai peur des Phéniciens, dit Sarah. Tu n’imagines même pas quels hommes abominables ils sont…

– Ils brûlent des enfants ? rit Ramsès.

– Tu n’y crois pas ?

– Des balivernes que tout cela ! Hiram lui-même me l’a dit !

– Hiram ? Mais c’est le plus criminel de tous ! Mon père te dira comment il invite des jeunes filles à bord de ses bateaux, puis il hisse les voiles et emmène les malheureuses loin d’ici, vers l’Occident, où il les vend comme esclaves !

– C’est possible ; mais en quoi cela te concerne-t-il ? demanda le prince.

– Tu écoutes les conseils des Phéniciens, seigneur. Or, les Juifs ont appris que les Phéniciens souhaitent la guerre entre l’Égypte et l’Assyrie.

– Pourquoi cela ?

– Pourquoi ? s’écria Sarah. Mais ils pourront alors vendre aux Assyriens et à vous des armes, des marchandises et des renseignements ! Ils dépouilleront les blessés et les morts des deux camps… Ils feront du commerce avec les deux adversaires ! L’Égypte et l’Assyrie se ruineront, et la Phénicie s’enrichira !

– Te voilà bien savante ! sourit Ramsès.

– J’écoute parler mon père et ses amis… D’ailleurs, je connais les Phéniciens : ils se prosternent toujours lorsqu’ils sont devant toi, et tu ne peux voir leurs yeux cupides… Méfie-toi de la Phénicie, mon aimé !

Ramsès la regarda avec douceur et ne put s’empêcher de comparer l’amour sincère de la Juive avec le froid calcul de Kamée. Et, par un retournement étrange, mieux il apercevait les vices de la prêtresse et plus violemment il la désirait.

Il quitta Sarah et rentra chez lui. Soudain, un souvenir le frappa : Sargon l’avait accusé d’avoir pris part à l’agression commise contre lui. Les Phéniciens se seraient-ils servis de son sosie ? L’auraient-ils mêlé à cette sordide entreprise ?

Il résolut de tirer immédiatement la chose au clair. C’était déjà le soir ; aussi se rendit-il chez Kamée sans plus attendre. Il lui importait peu d’être reconnu ; il avait d’ailleurs emporté son épée.

Le palais de la prêtresse était éclairé, mais dans le vestibule, Ramsès ne rencontra personne. Peut-être Kamée avait-elle renvoyé ses domestiques parce qu’elle recevait un homme ? Il monta à l’étage et tira brusquement la tenture qui manquait l’entrée de la chambre de Kamée. Il vit, assis et se parlant à voix basse, Hiram et la prêtresse.

– Je crains d’être importun ! dit Ramsès en riant. Comment, prince, tu fais la cour à une femme qui risque la mort si elle te cède ? s’adressa-t-il à Hiram.

Celui-ci s’était levé à l’entrée du prince ; Kamée se mit debout elle aussi.

– Nous parlions justement de toi, dit le Phénicien en s’inclinant.

– Vous me prépariez une surprise, peut-être ? demanda le prince.

– Qui sait ? dit Kamée avec un regard langoureux.

Mais le prince répliqua avec froideur :

– Prenez garde que ceux qui continueront à me faire des surprises ne connaissent la caresse de la corde ou de la hache… Ils seraient plus surpris que moi, assurément !

Le sourire se figea sur les lèvres de Kamée. Hiram était devenu livide.

– Qu’avons-nous fait pour mériter la colère de notre maître ? demanda-t-il humblement.

– Je veux savoir qui a organisé l’attaque contre l’ambassadeur assyrien et y a mêlé un homme qui me ressemble comme un frère ?

– Tu vois, Kamée, je t’avais prédit que ce gredin attirerait sur nous le malheur ! dit Hiram à la prêtresse.

La Phénicienne se jeta aux pieds du prince.

– Je te dirai tout, mais n’en veuille pas aux Phéniciens !

– Qui a attaqué Sargon ?

– Lykon, le chanteur grec du temple.

– Ah oui ! Celui qui chante aussi sous tes fenêtres et me ressemble tant !

– Nous le payions largement pour sa ressemblance avec toi, seigneur, dit Hiram. Nous pensions qu’il pourrait servir en cas de nécessité.

– Eh bien, il a servi ! Où est-il ? Je veux le voir !

Hiram écarta les bras.

– Il s’est enfui, mais nous le retrouverons.

– Me pardonneras-tu, seigneur ? demanda Kamée en serrant de ses mains les genoux de Ramsès.

– On pardonne beaucoup aux femmes.

– Et vous ne vous vengerez pas sur moi ? demanda Kamée à Hiram d’une voix effrayée.

– La Phénicie pardonnera tout à celui ou à celle qui gagnera les faveurs du prince Ramsès ! dit le vieillard.

Il salua et sortit, laissant la prêtresse et Ramsès seuls.

Le prince sentit son sang couler plus vite dans ses veines. Il enlaça Kamée et lui dit :

Tu as entendu ce qu’a dit Hiram ? La Phénicie te pardonnera tout ! Quelle excuse trouveras-tu encore ?

Kamée lui baisa les mains.

– Je suis désormais toute à toi, murmura-t-elle, mais, aujourd’hui, laisse-moi… Respecte la demeure d’Astoreth !…

– Tu viendras habiter mon palais ? demanda-t-il.

– Que me demandes-tu là ? Jamais encore une prêtresse d’Astoreth… Mais soit ! La Phénicie t’accorde ce qu’elle n’a encore accordé à personne !

– Kamée ! interrompit doucement le prince en la prenant dans ses bras.

– Oui, oui… murmura-t-elle. Mais pas aujourd’hui, et pas ici, surtout…

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