Chapitre II

Conformément aux conseils des astrologues, l’état-major devait quitter Pi-Bast le 7 septembre, car cette journée-là était désignée comme très favorable par les astres et devait assurer la victoire aux Égyptiens.

Depuis sa récente nomination, Ramsès se vouait avec fièvre à sa tâche de chef. Il s’occupait de l’armement et du ravitaillement de ses soldats, accueillait lui-même ses nouvelles recrues et dirigeait leur entraînement. Il interrogeait personnellement les espions, présidait tous les conseils de guerre, était présent partout à la fois et au courant de tout. L’archiprêtre Mentésuphis, qui représentait le ministre de la Guerre Herhor, admirait le zèle et l’habileté du prince.

– Vous savez que je n’aime pas l’héritier du trône depuis que je le sais faux et retors, dit-il un jour à Sem et à Méfrès. Je dois cependant reconnaître que ce garçon est un chef-né. Nos troupes seront le long de la frontière trois ou quatre jours plus tôt que prévu, et les Libyens ont déjà perdu la guerre avant d’avoir entendu siffler une seule de nos flèches…

– Quel danger pour nous, un pharaon pareil ! ajouta Méfrès, avec l’obstination hargneuse propre aux vieillards.

La veille du 7 septembre, Ramsès, après avoir pris son bain, déclara à ses officiers que le départ aurait lieu le lendemain, deux heures avant le lever du soleil.

–Et maintenant, je veux dormir en paix ! conclut-il.

Mais son souhait paraissait irréalisable : la ville était pleine de soldats, et un régiment campait en face du palais. On entendait partout des rires, des chants et des cris joyeux. Dans sa chambre, Ramsès eut à peine le temps de se déshabiller qu’un officier survint, porteur d’un rapport sans importance ; puis on amena des espions qui n’apprirent rien de nouveau ; des nobles vinrent saluer le prince ; des marchands phéniciens les suivirent, proposant leurs services à l’armée… Tous entraient chez Ramsès avec une complète désinvolture, et toute étiquette leur semblait abolie du fait de la guerre. Le prince, quoique impatient, reçut tout le monde ; mais lorsqu’une de ses femmes vint lui demander s’il ne l’aimait plus, parce qu’il avait négligé de lui faire ses adieux, il laissa éclater son impatience. Il appela Tutmosis et lui dit :

– Reste dans cette chambre et console mes femmes, si le cœur t’en dit. Moi, je vais me cacher dans le jardin ; sinon, je ne pourrai fermer l’œil et je ne serai bon à rien, demain.

– Où dois-je te chercher, en cas de besoin ?

– Oh ! Ne me cherche pas ! Je me réveillerai bien tout seul quand sonneront les trompettes !

Il mit un manteau sur ses épaules et sortit dans le jardin. Là aussi, des soldats et des domestiques couraient de tous côtés et tout ordre avait disparu. Ramsès se dirigea vers la partie la plus boisée du parc, il y trouva un banc sous une tonnelle et s’y étendit.

– Ici, au moins, ni les femmes ni les prêtres ne me trouveront ! grogna-t-il.

Et il s’endormit profondément.


*

Depuis quelques jours, la Phénicienne Kamée ne se sentait pas bien. Elle éprouvait des douleurs dans les articulations et des démangeaisons au visage. Cette légère indisposition l’occupait tout entière et elle passait ses journées devant un miroir, à observer son visage. Elle avait oublié ses craintes récentes, oublié aussi Ramsès et Sarah, tant la préoccupaient les taches imperceptibles qui étaient apparues sur son front.

« Des taches… Oui, je les aperçois, murmura-t-elle. Deux, trois, quatre taches… Astoreth ! Tu ne vas pas te venger de cette façon-là ! Plutôt la mort ! Mais j’exagère… Ce n’est pas possible… Un insecte m’a sans doute mordue, ou bien je me suis frottée avec de l’huile impure… D’ici demain, les taches auront disparu… »

Mais, le lendemain, les taches persistaient. Elle appela une servante.

– Viens ici, dit-elle, et regarde-moi.

Mais elle restait assise dans le coin le plus sombre de la pièce.

– Regarde bien, dit-elle d’une voix sourde. Vois-tu des taches sur mon visage ?… N’approche pas !

– Non, je ne vois rien, dit la servante.

– Et là, sous l’œil gauche ?

– Voulez-vous vous asseoir dans la lumière ? demanda la domestique.

Ces mots firent éclater Kamée de fureur.

– Va-t’en, misérable ! cria-t-elle. Et ne te montre plus devant moi !

La servante sortie, elle s’enduisit le visage d’une pâte rose. Le soir, sentant croître ses douleurs dans les articulations, de plus en plus inquiète, elle fit appeler un médecin. Lorsqu’on lui annonça qu’il était là, elle fut prise de panique, cassa un miroir et refusa de le recevoir.

Bientôt, elle cessa de se nourrir et lorsque, le soir du 6 septembre, la veille du départ de l’armée, une servante entra dans sa chambre, elle la trouva couchée, la tête enveloppée d’un voile. Puis, elle se leva de nouveau, reprit sa place devant le miroir, et monologua :

« Même s’il y a des taches, ce ne peuvent être celles-là… Ce n’est pas la lèpre !… Dieux ! Au secours ! Je retournerai au temple ! Je ferai pénitence jusqu’à la fin de mes jours, mais pas cela !… »

Elle se calma un peu, et réfléchit :

« Il n’y a pas de taches… Je me frotte la peau et, naturellement, elle rougit… Une prêtresse, femme de l’héritier du trône, ne peut avoir la lèpre ! Seuls les marins, les prisonniers et les Juifs l’ont… Dieux ! Envoyez donc la lèpre sur cette Sarah !… »

À ce moment, une ombre apparut dans l’embrasure de la fenêtre, et Ramsès sauta à l’intérieur de la pièce.

Kamée se figea de stupeur. Puis, ses yeux se remplirent d’horreur.

– Lykon ? murmura-t-elle d’une voix blanche. Lykon, toi ici ? Ils te recherchent !

– Je sais, ricana le Grec. La police et les Phéniciens sont à mes trousses. Et pourtant, je suis ici, chez toi, et j’ai été chez ton maître !

– Tu as été dans la chambre de Ramsès ?

– Oui, dans sa chambre… Je lui aurais plongé mon poignard dans la poitrine, mais il n’était pas là… Ton amant est chez une autre femme, sans doute…

– Que veux-tu ? Va-t’en ! chuchota Kamée.

– Oui, mais avec toi. Une voiture attend, dans la rue, et sur le Nil j’ai une barque.

– Tu es fou ! La ville et les routes sont pleines de soldats !

– Il ne nous sera que plus facile de fuir, dans toute cette agitation… Prends tous tes bijoux ; je reviens dans un instant…

– Où vas-tu ?

– Je vais à la recherche de ton maître, dit Lykon. Je ne partirai pas sans lui avoir laissé un souvenir…

– C’est insensé !

– Tais-toi ! cria-t-il, pâle de fureur. Tu oses le défendre ?

La Phénicienne parut réfléchir. Elle serra les poings, et ses yeux brillèrent d’un éclat mauvais.

– Et si tu ne le trouves pas ? demanda-t-elle.

– Je tuerai quelques soldats endormis, ou je mettrai le feu au palais… D’ailleurs, je ne sais encore ce que je ferai, mais je ne m’en irai pas ainsi !

Kamée le regarda avec des yeux si étranges qu’il s’étonna.

– Qu’as-tu ? demanda-t-il.

– Rien. Écoute-moi bien : tu n’as jamais autant ressemblé au prince qu’aujourd’hui. Si tu veux faire un coup d’éclat…

Elle se pencha vers lui et lui parla longuement à l’oreille. Le Grec écoutait, stupéfait.

– Femme, dit-il, tu as des idées monstrueuses… Oui, vraiment, c’est lui qu’on accusera…

– C’est mieux que le poignard, n’est-ce pas ? dit-elle dans un sourire.

– Jamais je n’y aurais songé ! Mais, peut-être, vaut-il mieux… tous les deux ?

– Non, qu’elle vive, elle ! Ce sera ma vengeance…

– Quelle femme perverse tu es !… murmura Lykon. Mais tu me plais… Oui, décidément, notre vengeance sera royale.

Il alla à la fenêtre et disparut. Kamée se pencha au-dehors et le suivit du regard.

Environ un quart d’heure après le départ de Lykon, un terrifiant cri de femme retentit dans le jardin, puis le silence revint. Kamée sentit la peur s’emparer d’elle. Elle tomba à genoux et plongea le regard dans le parc sombre. Un pas retentit bientôt dans l’allée et Lykon apparut, vêtu d’un manteau sombre. Il respirait lourdement et ses mains tremblaient.

– Tu as les bijoux ? demanda-t-il.

– Laisse-moi ! dit-elle.

Le Grec la saisit par le cou.

– Misérable ! dit-il. Tu ne comprends donc pas qu’avant l’aube ils viendront t’arrêter et que dans quelques jours tu passeras par les mains de l’étrangleur ?

– Je suis malade…

– Les bijoux !

– Ils sont sous le lit…

Lykon entra dans la chambre, tira de dessous le lit une lourde cassette, puis il jeta son manteau sur les épaules de Kamée et la prit par le bras.

– Viens, dit-il. Indique-moi la sortie.

– Laisse-moi…

Le Grec se pencha sur elle.

– Crois-tu que je vais te laisser ici ? Je t’emmène ! Non pas que je tienne encore à toi, garce, mais pour montrer à ton Ramsès qu’il y a quelqu’un de supérieur à lui. Il t’a volé à la déesse, je te vole à lui !

– Mais puisque je te dis que je suis malade…

Le Grec appuya la lame d’un poignard contre le cou de Kamée. Elle trembla.

– Je te suis… dit-elle.

Ils sortirent par une porte dérobée. Dans le jardin, des soldats chantaient autour de grands feux, des domestiques allaient et venaient de tous côtés. À la sortie, les gardes les arrêtèrent :

– Qui êtes-vous ?

– Thèbes, répondit Lykon.

On les laissa passer et ils disparurent dans l’obscurité des rues.


*

Deux heures avant l’aube, les tambours et les trompettes retentirent. Tutmosis dormait encore profondément lorsque Ramsès le réveilla en lui arrachant son manteau.

– Debout, guerrier ! s’écria-t-il en riant. Les régiments sont déjà en marche !

Tutmosis s’assit dans son lit et se frotta les yeux.

– Ah, c’est toi, seigneur, dit-il en bâillant. As-tu bien dormi ?

– Merveilleusement bien !

– Moi, j’ai encore bien sommeil…

Ils prirent un bain, revêtirent leurs tuniques et leurs cuirasses et montèrent à cheval. En compagnie de la suite du prince, ils dépassèrent sur la route les colonnes de soldats en marche, se hâtant vers le Nil dont la traversée s’annonçait difficile à cause des crues. Lorsque le soleil apparut à l’horizon, le dernier soldat avait quitté Pi-Bast et le gouverneur s’était remis au lit, interdisant qu’on troublât son sommeil pour quelque raison que ce fût. Mais à peine se fut-il étendu qu’un officier de police entra, demandant audience pour un motif très important.

– Est-ce vraiment si urgent ? grommela le gouverneur.

– Oui, seigneur. Un grand malheur est arrivé : le fils de l’héritier du trône vient d’être assassiné.

– Quel fils ? s’écria le gouverneur.

– Celui de Sarah, la Juive.

– Qui l’a tué ? Quand ?

– Cette nuit.

– Mais qui a pu faire cela ?

L’officier écarta les bras.

– Je demande qui est l’assassin ? répéta le gouverneur, avec plus de frayeur que de colère.

– Veuille procéder toi-même à l’enquête, seigneur, car je n’ose répéter ce que j’ai entendu.

La peur du gouverneur s’accrut encore. Il ordonna d’amener les domestiques de Sarah et fit demander l’archiprêtre Méfrès, Mentésuphis étant parti avec l’armée.

Méfrès arriva, fort étonné. Le gouverneur lui apprit l’assassinat du fils de Ramsès et lui dit que l’officier de police n’osait fournir aucun renseignement.

– Y a-t-il des témoins ? demanda le prêtre.

– Ils attendent tes ordres, saint Père.

On fit entrer le portier de Sarah.

– Sais-tu que l’enfant de ta maîtresse a été tué ? demanda le gouverneur.

La domestique se prosterna et dit :

– J’ai même vu le corps fracassé contre le mur et ma maîtresse qui fuyait en hurlant…

– Quand cela s’est-il passé ?

– Peu après minuit, quelques instants après la venue chez notre maîtresse du prince héritier, dit le portier.

– Ramsès s’est donc rendu cette nuit chez ta maîtresse ? demanda Méfrès.

– Oui, saint Père.

– C’est étrange, murmura Méfrès au gouverneur.

Ils entendirent encore la cuisinière et l’habilleuse de Sarah. Toutes deux affirmaient que le prince Ramsès était venu, la nuit, dans la chambre de Sarah, y était resté un moment, puis était sorti en courant, suivi par Sarah qui criait affreusement.

– Mais l’héritier du trône n’a pas quitté ses appartements de toute la nuit ! dit le gouverneur.

L’officier de police secoua la tête et fit venir des domestiques du palais qui affirmèrent que Ramsès n’avait pas dormi chez lui. Il était sorti, disaient-ils, avant minuit, et était rentré au moment du rappel.

Lorsque les deux dignitaires restèrent seuls, le gouverneur se jeta à terre, disant qu’il était malade et qu’il préférait mourir plutôt que de poursuivre l’enquête. Pâle et ému, Méfrès répondit qu’il fallait élucider l’affaire, et il ordonna au gouverneur de l’accompagner à la maison de Sarah.

Ils se trouvèrent rapidement sur les lieux du crime. Ils virent, dans la chambre, Sarah à genoux à côté du berceau ; les murs et le plancher étaient couverts de flaques de sang. Le gouverneur faillit s’évanouir. Méfrès, plus calme, s’approcha de Sarah, lui toucha l’épaule et dit :

– Nous venons de la part du pharaon…

Sara se redressa d’une détente et, reconnaissant Méfrès, lui cria d’une voix terrible :

– Soyez maudits !… Vous vouliez un roi juif, le voici ! Ah ! Pourquoi ai-je écouté vos perfides conseils ?

Elle se jeta de nouveau sur le berceau, en gémissant :

– Mon fils… Mon petit Seti… Il était si beau, si intelligent… Il me tendait ses petits bras… Jehovah ! Comment est-ce possible ?… Un si petit enfant ! Une hyène aurait eu pitié de lui !…

L’archiprêtre la prit par les épaules et la remit debout.

– Sarah, dit-il, au nom du maître de l’Égypte, je t’ordonne de me répondre : qui a tué ton fils ?

Elle regardait droit devant elle avec des yeux fous et se frottait le front. Le gouverneur lui tendit une coupe de vin.

– Je t’ordonne de me donner le nom de l’assassin, répéta Méfrès.

Les soldats et les policiers présents commencèrent à reculer vers la porte et le gouverneur se boucha les oreilles avec une expression de désespoir.

– Qui a tué ? dit enfin Sarah d’une voix sourde en regardant Méfrès droit dans les yeux. Tu demandes qui a tué ? Je vous connais, vous prêtres… Je connais votre justice !…

– Qui ? insistait Méfrès.

– Moi ! hurla Sarah d’une voix stridente. C’est moi qui ai tué mon enfant parce que vous en aviez fait un Juif !

– C’est faux ! dit Méfrès d’une voix sifflante.

– C’est moi ! C’est moi ! répétait Sarah. Vous qui me voyez et m’entendez – elle s’adressa aux assistants – sachez que c’est moi l’assassin, moi seule ! criait-elle en se frappant la poitrine.

Le gouverneur la regarda avec pitié ; les femmes pleuraient. Seul Méfrès serrait les lèvres et gardait un visage de pierre. Enfin, il dit au policier :

– Je vous confie cette femme ; conduisez-la à la prison.

– Je veux emporter mon fils avec moi ! cria Sarah en se penchant sur le berceau.

– Oui, prends-le, pauvre femme, dit le gouverneur en se couvrant le visage.

Les dignitaires quittèrent la chambre. Sarah monta dans une litière, portant dans ses bras un paquet enveloppé de linges ensanglantés. Ses domestiques la suivirent jusqu’à la prison.

Méfrès et le gouverneur rentraient à travers le jardin.

– J’ai pitié de cette femme, dit le gouverneur d’une voix émue.

– Elle sera punie comme il se doit… pour avoir menti, dit le prêtre.

– Tu crois vraiment que…

– Je suis convaincu que les dieux retrouveront et châtieront l’assassin…

À la sortie du jardin, le régisseur du palais de Kamée courut à leur rencontre en criant :

– La Phénicienne a disparu !

– Encore un malheur !… murmura le gouverneur.

– Ne crains rien ; elle a suivi le prince, dit Méfrès.

Au ton de sa voix, le gouverneur comprit que Méfrès détestait l’héritier du trône, et son sang se glaça. Il savait que si Ramsès était convaincu d’avoir tué son fils, il ne monterait jamais sur le trône et le joug des prêtres se ferait plus pesant encore. Ses craintes augmentèrent lorsque, le soir, les deux médecins chargés de l’examen du corps déclarèrent que le meurtrier ne pouvait être qu’un homme. En effet, on avait saisi l’enfant d’une seule main, par les deux jambes, et on lui avait fracassé la tête contre le mur. La main de Sarah n’eût pu prendre les deux jambes à la fois, et d’ailleurs les empreintes étaient celles d’une main d’homme. Ayant appris cela, l’archiprêtre Méfrès se rendit à la prison et adjura Sarah de lui décrire l’auteur du crime.

– Je te croirai et tu seras libre à l’instant même, dit-il.

Mais Sarah accueillit très mal ces paroles.

– Vous êtes des chacals ! cria-t-elle. N’avez-vous pas assez de deux victimes, que vous en cherchez encore de nouvelles ? Je vous l’ai dit : c’est moi qui ai tué mon enfant ! Qui d’autre aurait pu commettre pareille horreur ?

– Sais-tu ce que tu risques, femme obstinée ? demanda Méfrès, en colère. Tu seras condamnée à tenir le cadavre de ton enfant dans tes bras pendant trois jours, puis tu iras en prison pour quinze ans !

– Trois jours seulement ? répéta-t-elle. Mais je ne veux plus jamais quitter mon petit Seti, et ce n’est pas en prison, mais dans la tombe, que je le suivrai…

À la réunion des prêtres qui eut lieu ce jour-là, le pieux Sem prit la parole :

– J’ai déjà vu des mères infanticides, dit-il, mais aucune qui ressemblât à celle-là.

– Bien sûr ! Ce n’est pas elle qui a tué son fils ! s’écria Méfrès.

– Et qui l’aurait tué ?

– Celui que les domestiques ont vu entrer chez Sarah puis sortir en courant… Celui qui a emmené avec lui, à la guerre, la prêtresse phénicienne Kamée… Celui qui a chassé Sarah de sa maison et en a fait une esclave parce que son fils était devenu juif !… termina Méfrès, au comble de l’irritation.

– Tu prononces là des accusations graves ! interrompit Sem.

– Il faut faire la lumière sur cette affaire !

Il ne se doutait pas que le dénouement était tout proche.

En effet, le chef de la police de Pi-Bast, dès qu’il apprit le crime, s’empressa d’en avertir le Phénicien Hiram et, pendant que les prêtres interrogeaient Sarah, la police et les Phéniciens se lançaient à la poursuite du Grec Lykon et de la prêtresse Kamée. Trois jours plus tard, les policiers ramenaient à Pi-Bast, dans une cage recouverte d’un drap, une femme qui ne cessait de hurler. Aussitôt, le chef de la police pria les archiprêtres Sem et Méfrès ainsi que le gouverneur, de venir chez lui. Lorsqu’ils furent là, il leur demanda de lui dire tout ce qu’ils savaient du crime qui avait été commis. Le gouverneur déclara ne rien savoir ; Sem proclama la conviction qu’il avait de l’innocence de Sarah ; Méfrès lui dit :

– Je ne sais si l’on t’a dit que, la nuit du crime, une des femmes du prince, Kamée, a disparu ?

Le policier parut fort surpris.

– De plus, continua Méfrès, je ne sais si tu es au courant du fait que l’héritier du trône n’a pas dormi chez lui cette nuit-là et qu’on l’a vu chez Kamée ?

L’étonnement du chef de la police semblait aller croissant.

– Il est bien regrettable, acheva Méfrès, que tu te sois absenté de Pi-Bast pendant ces quelques jours…

Le policier fit un profond salut et se tourna vers le gouverneur :

– Pourrais-tu me dire, seigneur, comment le prince était vêtu ce soir-là ? demanda-t-il.

– Il portait une chemise bleue et un tablier rouge cousu d’or, répondit le gouverneur. Je m’en souviens très bien, car je lui ai parlé le soir même.

Le policier frappa dans les mains et le portier de Sarah entra.

– Tu as vu le prince entrer chez ta maîtresse, la nuit du crime, n’est-ce pas ?

– Oui, je lui ai ouvert la grille…

– Te souviens-tu comment il était habillé ?

– Il avait une chemise à raies noires et jaunes, et un tablier bleu et rouge, répondit le domestique.

Le gouverneur et les deux prêtres étaient stupéfaits, et lorsque les autres domestiques de Sarah, interrogés, confirmèrent la description faite par le portier, le visage du gouverneur s’épanouit, cependant que Méfrès parut fort ennuyé.

– Je puis jurer, répéta le gouverneur, que le prince était vêtu d’une chemise bleue et d’un tablier rouge…

– Et maintenant, mes seigneurs, veuillez me suivre à la prison ; vous y verrez encore un autre témoin, dit le chef de la police.

Ils descendirent dans une salle souterraine où ils virent la grande cage recouverte de toile. Le policier rejeta la toile du bout de son bâton et ils aperçurent, couchée dans un coin, une femme.

– Mais c’est la prêtresse Kamée ! s’écria le gouverneur.

En effet, c’était Kamée. Elle paraissait malade et était fort changée. Lorsqu’elle se fut levée et que son visage apparut à la lumière, les assistants virent qu’il était couvert de taches rougeâtres ; les yeux semblaient fous.

– Kamée, dit le chef de la police, la déesse Astoreth t’a envoyé la lèpre.

– Ce n’est pas la déesse, dit Kamée d’une voix sourde ; ce sont les Asiates qui ont déposé chez moi un voile empoisonné…

– Kamée, continua le policier, les archiprêtres Sem et Méfrès ont eu pitié de toi. Si tu dis toute la vérité, ils prieront pour toi et, peut-être, Osiris te guérira-t-il. Il est temps encore, ta maladie n’en est qu’à son début, et nos dieux sont puissants…

La malheureuse se jeta à genoux et, appuyant son visage contre les barreaux de la cage, elle gémit :

– Ayez pitié de moi… Je renonce à mes dieux phéniciens et je vouerai ma vie au service des vôtres, mais sauvez moi !

– Dans ce cas, dis la vérité : qui a tué l’enfant de Sarah ? demanda le policier.

– C’est l’infâme Lykon, le Grec… Il était chanteur au temple d’Astoreth, et il jurait qu’il m’aimait… Maintenant, il m’a abandonnée après avoir volé mes bijoux !

– Pourquoi Lykon a-t-il tué l’enfant de Sarah ?

– Il voulait tuer le prince, mais, ne l’ayant pas trouvé, il est allé chez Sarah…

– Comment a-t-il réussi à y pénétrer ?

– Ne sais-tu pas, seigneur, qu’il ressemble à l’héritier du trône ?

– Comment était habillé Lykon cette nuit-là ?

– Il portait… Il portait une chemise à raies jaunes et noires et un tablier rouge et bleu… Ayez pitié de moi, ne me torturez plus… Guérissez-moi, et je servirai vos dieux !… Quoi, vous partez déjà ? Vous êtes cruels !…

– Je t’enverrai un médecin, dit l’archiprêtre Sem et, peut-être…

– Sois béni, seigneur, sois béni et heureux ! gémit la Phénicienne.

Les dignitaires remontèrent dans le bureau du chef de la police. Voyant l’expression méchante et déçue de Méfrès, le gouverneur lui demanda :

– N’es-tu pas satisfait, saint Père, des découvertes qu’a faites la police ?

– Il n’y a aucune raison de se réjouir. Loin de s’éclaircir, l’affaire se complique, au contraire… Sarah continue à prétendre qu’elle a tué son enfant, et Kamée semble répéter des paroles tout apprises…

– Comment, tu doutes encore ? intervint le chef de la police.

– Oui, car je n’ai jamais vu deux hommes se ressemblant au point qu’on puisse les confondre, d’autant plus que je n’ai jamais entendu dire qu’un sosie de l’héritier du trône existât à Pi-Bast.

– Cet homme vivait au temple d’Astoreth. Le prince tyrien Hiram le connaissait bien, et le prince lui aussi l’avait vu. Il m’a même promis une récompense si je parvenais à m’emparer de lui.

– Ah oui ? Mais je vois que tu vis au cœur des plus grands secrets d’État, ironisa Méfrès. Permets-moi cependant de douter de l’existence de ce Lykon tant que je ne l’aurai pas vu de mes propres yeux…

Sur ces mots, il sortit, irrité. L’archiprêtre Sem haussa les épaules et sortit à son tour.

Quelques jours passèrent. Les embaumeurs avaient préservé le cadavre du fils de Sarah de la décomposition et Sarah elle-même attendait, dans sa prison, de passer en jugement.

Kamée aussi demeurait dans sa cage, car on n’osait l’approcher à cause de sa maladie. Un médecin lui avait rendu visite, lui avait fait boire une eau miraculeuse, mais la fièvre persistait et les taches sur le front se faisaient de plus en plus nettes. Aussi, bientôt arriva l’ordre d’emmener la Phénicienne dans une léproserie située en plein désert, loin de tout lieu habité.

Un soir, le chef de la police vint au temple de Ptah et demanda à parler à l’archiprêtre. Deux policiers l’accompagnaient, escortant un homme recouvert de la tête aux pieds d’un sac. Le chef de la police laissa ses deux subordonnés à la porte et entra, accompagné de l’homme vêtu d’un sac. Les archiprêtres Méfrès et Sem l’attendaient, recouverts de leurs manteaux sacrés. Le policier se prosterna et dit :

– Je vous amène, saints Pères, le criminel Lykon. Voulez-vous voir son visage ?

Ils acquiescèrent. Il débarrassa alors son prisonnier du sac qui le recouvrait : les deux prêtres laissèrent échapper un cri de stupeur, tant la ressemblance de Lykon avec Ramsès était extraordinaire.

– Tu es bien Lykon, chanteur du temple païen d’Astoreth ? demanda Sem.

Lykon eut un sourire de dédain.

– Et c’est toi qui as assassiné le fils de l’héritier du trône ? ajouta Méfrès.

Le Grec devint livide de fureur.

– Oui ! hurla-t-il, j’ai tué le fils parce que je n’ai pu trouver le père ! Qu’il soit maudit !

– Que t’a fait le prince, assassin ? demanda Sem, indigné.

– Ce qu’il m’a fait ? Il m’a enlevé Kamée et lui a donné une maladie incurable ! J’étais libre, mais j’ai voulu me venger et maintenant je suis entre vos mains… Vous pouvez me tuer ! Le plus vite sera le mieux !

– C’est un grand criminel, dit Sem.

Méfrès se taisait et regardait le Grec écumant de fureur. Il admirait son triste courage et réfléchissait. Soudain, il dit au chef de la police :

– Tu peux t’en aller ; cet homme nous appartient.

– Non ! Il est à moi ! répondit le policier, outré. C’est moi qui l’ai arrêté et le prince me doit une récompense.

Méfrès se leva et tira de dessous son manteau une médaille en or.

– Au nom du Grand Conseil, auquel j’appartiens, je t’ordonne de nous laisser cet homme, dit-il. N’oublie pas que son existence est un secret d’État et que tu aurais avantage à l’oublier.

Le policier salua et sortit, dominant sa colère.

« Vous paierez cela au futur pharaon, se dit-il ; et moi aussi, je m’en souviendrai !… »

Les deux policiers qui l’attendaient à la porte demandèrent où était leur prisonnier.

– La main des dieux s’est posée sur lui, répondit le chef de la police.

– Et notre récompense ? demanda timidement l’un d’eux.

– Sur elle aussi s’est posée la main des dieux. Dites-vous bien que vous avez rêvé de l’existence de cet homme, et oubliez-le au plus vite. Cela vaudra mieux pour vous.

Ils se turent, mais leur rancune à l’égard des prêtres était grande.

Après leur départ, Méfrès appela quelques prêtres et leur parla à l’oreille. Ils entourèrent le Grec et sortirent avec lui ; Lykon n’opposa aucune résistance.

– Je pense, dit Sem, que ce criminel devrait être jugé.

– Jamais ! dit Méfrès d’une voix décidée. Un crime plus grave que le meurtre pèse sur lui : il ressemble à l’héritier du trône.

– Et que comptes-tu faire de lui ?

– Je le garderai à la disposition du Grand Conseil. Lykon peut servir, dans un pays où l’héritier du trône outrage les temples et leur vole leurs déesses, où la guerre menace, où le clergé est haï…

Le lendemain, l’archiprêtre Sem, le gouverneur de la province et le chef de la police se rendirent à la prison de Sarah. Celle-ci ne mangeait plus depuis plusieurs jours et était devenue si faible qu’elle ne put se lever à leur entrée.

– Sarah, dit le gouverneur, nous t’apportons une bonne nouvelle.

– Une nouvelle ? murmura-t-elle. Mon fils est mort, voilà la seule nouvelle. Mes seins sont gonflés de lait et mon cœur de désespoir…

– Tu es libre, dit le gouverneur ; ce n’est pas toi qui as tué ton enfant.

Le visage de Sarah s’anima. Elle se leva et cria :

– Si, c’est moi ! C’est moi !

– C’est le Grec Lykon, l’amant de la Phénicienne Kamée, qui a tué ton fils.

– Que dis-tu ? murmura-t-elle en lui prenant les mains. La Phénicienne ?… Oui, je savais qu’elle me perdrait… Mais un Grec ? Je ne connais pas de Grec ! Que lui a donc fait mon fils ?

– Je ne sais pas, dit le gouverneur. D’ailleurs, cet homme est déjà mort. Mais il ressemble tant au prince Ramsès qu’en le voyant entrer, tu as cru voir entrer notre maître, et tu as préféré t’accuser du meurtre de ton enfant plutôt que d’en accuser l’homme que tu aimes…

– Ce n’est donc pas Ramsès ? s’écria-t-elle en se prenant la tête dans les mains. Et j’ai laissé, misérable, j’ai laissé un étranger enlever mon fils de son berceau. Ha ! Ha ! Ha !

Son rire éclata sous les voûtes, sinistre, tragique, horrifiant. Soudain, elle s’écroula à terre et, après quelques convulsions, expira. Mais son visage figé gardait l’empreinte d’une douleur que même la mort n’avait pas réussi à apaiser.

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