Chapitre III

La frontière occidentale de l’Égypte est constituée par de hautes collines desséchées et nues, creusées de profonds ravins, et qui longent le Nil. Au delà des collines, s’étend à perte de vue le désert de Libye, grande plaine jaune parsemée de dunes que le vent fait et défait à son gré. Rien ne pousse dans cette région morte et aride ; le typhon détruit toute velléité de vie végétale et seules quelques oasis subsistent grâce à leurs sources.

À l’époque des pharaons, il existait quelques dizaines d’oasis peuplées en général de brigands, de prisonniers échappés du bagne, d’aventuriers de toute espèce qui préféraient au travail la vie dangereuse du hors-la-loi. Enfin, entre la Méditerranée et le désert s’étend une étroite bande de terres fertiles habitées par les Libyens, vivant de la pèche et du travail de la terre. Cependant, l’instinct de rapine était fort vif chez eux et, chaque fois qu’ils le pouvaient, ils envahissaient les terres du pharaon. Devant le peu d’efficacité de la répression, les Égyptiens avaient bientôt préféré faire des robustes Libyens des mercenaires et ils les engageaient dans leur armée. La paix régnait donc à la frontière occidentale, troublée seulement par de rares incursions de brigands dont la police venait facilement à bout.

Cet état de choses durait depuis près de deux siècles ; la dernière guerre avec la Libye remontait à Ramsès III qui avait ramené en Égypte treize mille esclaves et d’innombrables bras coupés aux vaincus. Depuis lors, la Libye n’avait plus inquiété sa voisine jusqu’au moment où la politique des prêtres donna aux événements une tournure nouvelle.

Le ministre Herhor, en effet, ne pouvant convaincre le pharaon de céder aux Assyriens la Phénicie, et devant la méfiance de l’ambassadeur assyrien Sargon, venu signer le traité de paix, avait décidé, en gage de sa bonne foi, de licencier vingt mille mercenaires, pour la plupart des Libyens. Les soldats ainsi renvoyés se voyaient réduits à la misère sinon à la famine, car la Libye ne pouvait nourrir un aussi grand nombre d’hommes, habitués de surcroît à une bonne paie et ne connaissant que le métier des armes.

Le danger d’une guerre avec la Libye planait donc à nouveau sur l’Égypte.

Les prêtres, cependant, étaient enchantés de leur décision : celle-ci assurait au trésor quatre mille talents d’économies annuelles ; les Assyriens, rassurés, avaient signé le traité ; enfin, une guerre à l’Ouest allait permettre à l’héritier du trône de donner libre cours à ses instincts guerriers. Les prêtres estimaient que les hostilités se prolongeraient plusieurs années durant, retenant ainsi le jeune Ramsès loin de Memphis et du pouvoir.

Le plan était habile, mais ses auteurs avaient compté sans le génie militaire de l’héritier du trône.

Les régiments libyens avaient volé, pillé et massacré sur leur passage autant qu’ils avaient pu et, arrivés en Libye, ils y avaient répandu d’invraisemblables nouvelles. Ils prétendaient que l’Égypte était aussi affaiblie qu’au temps des Hyksôs, neuf cents ans plus tôt, que le trésor était vide – d’où leur licenciement – que l’armée était quasi inexistante depuis leur départ. Ils disaient aussi que des révoltes éclataient constamment contre les prêtres et que les gouverneurs complotaient tous contre le pharaon.

Ces récits avaient trouvé crédit auprès de tous les aventuriers et brigands habitant le pays, d’autant plus que les officiers et les soldats licenciés garantissaient une conquête de l’Égypte facile et un butin important. Les riches Libyens accordaient foi eux aussi à ces rumeurs, d’autant plus que depuis longtemps ils connaissaient la faiblesse croissante du pouvoir royal.

Une véritable fièvre guerrière s’empara dès lors de la Libye. Les soldats arrivant d’Égypte étaient fêtés comme des héros, mais comme le pays était trop pauvre pour nourrir longtemps tant de nouveaux hôtes, on se décida pour une guerre immédiate avec l’Égypte.

Le rusé prince libyen Musavassa lui-même se laissa gagner par l’enthousiasme général ; cependant, sa décision fut prise surtout à la suite de conseils donnés par des personnages sérieux et importants, mais qui n’étaient sans doute que des agents à la solde des Égyptiens. Ils étaient venus en Libye soi-disant pour fuir leur pays où la vie leur était insupportable, car ils étaient, disaient-ils, les ennemis du pharaon et du clergé. Preuves en mains, ils expliquèrent à Musavassa que le moment était particulièrement favorable à une attaque contre l’Égypte.

– Tu trouveras là-bas, affirmaient-ils, des trésors innombrables et des greniers bien remplis !

Musavassa, quoique habile diplomate et guerrier averti, se laissa allécher par ces promesses. Il proclama la guerre sainte contre l’Égypte et envoya vers l’Est une première armée commandée par son fils, le jeune Téhenna.

Le vieux général connaissait la guerre et savait que pour vaincre, il faut frapper le premier. Aussi, les préparatifs furent-ils courts ; on arma les soldats en hâte, ce qui, à cette époque, était aisé, un peu de cuir suffisant pour confectionner une fronde et un peu de bois un gourdin.

Le fils de Musavassa partit donc avec deux mille anciens mercenaires et quatre mille brigands libyens. Il avait pour ordre de pénétrer au plus vite en Égypte, afin d’assurer le ravitaillement au gros de l’armée qui allait suivre. Les oasis du désert s’animèrent, leurs habitants se joignaient aux futurs conquérants.

Confiant dans les avis de ses conseillers, anciens officiers du pharaon, Musavassa pensait que son fils pourrait piller plusieurs centaines de villes et de villages avant de se heurter à une armée égyptienne de quelque importance, d’autant plus que les éclaireurs rapportaient que la population égyptienne, prise de panique, fuyait vers l’intérieur du pays.

Mais Musavassa commit la même erreur de calcul que les prêtres égyptiens : il sous-estima la valeur militaire de Ramsès. Avant que l’avant-garde libyenne atteignît la région des montagnes, les Égyptiens y avaient déjà concentré une armée deux fois plus importante. Les espions ne s’étaient aperçus de rien, car les troupes du prince se cachaient habilement, et les Libyens avançaient sans la moindre inquiétude.

Cependant, Ramsès avait atteint le désert en huit jours de marche à peine et ses régiments occupaient tous les ravins des collines frontalières. Si le jeune Téhenna avait pu emprunter la vue de l’aigle et regarder du haut des airs, il aurait frémi devant le déploiement des forces égyptiennes qui s’apprêtaient à l’enfermer impitoyablement dans un étau mortel.

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