Chapitre IX

Le lendemain à l’aube arriva l’ordre d’envoyer une garnison de trois régiments en Libye ; quant au reste de l’armée, il devait rentrer à Memphis.

Les soldats accueillirent ces dispositions avec joie, car le séjour dans le désert commençait à leur peser : malgré le ravitaillement qui arrivait d’Égypte, il n’y avait ni assez de vivres ni de l’eau en suffisance, et la chaleur était accablante.

Ramsès ordonna de lever le camp. Il dirigea vers la Libye trois régiments uniquement composés d’Égyptiens et, à la tête du reste de l’armée, il se mit en route pour Memphis. À neuf heures du matin, les colonnes s’ébranlèrent. Au moment de partir, Mentésuphis s’approcha du prince et lui dit :

– Il serait bon, seigneur, que tu arrives plus tôt que les autres à Memphis. Tu trouveras des chevaux frais en cours de route.

– Mon père est donc très gravement malade ? demanda Ramsès.

L’archiprêtre baissa la tête.

Ramsès lui confia le commandement de l’armée, en lui demandant de ne rien faire sans consulter les autres généraux. Puis, accompagné de Pentuer, de Tutmosis et de vingt cavaliers asiates, il partit au galop dans la direction de la capitale. En cinq heures, ils franchirent la moitié de la route. Comme Mentésuphis l’avait annoncé, ils trouvèrent à l’étape une nouvelle escorte et des chevaux frais. Les Asiates restèrent là, et le prince poursuivit son chemin avec ses nouveaux compagnons.

– Pauvre de moi ! gémissait le beau Tutmosis. Non seulement, depuis cinq jours, je n’ai plus pris de bain ni connu le parfum de l’eau de rose, mais encore je dois subir une course forcée de deux jours ! Je suis certain que dans l’état où je me trouve, aucune danseuse ne voudrait me regarder !…

– Tu es exactement dans la même situation que nous ! fit remarquer Ramsès.

– Oui, mais je suis plus sensible que vous… Tu montes à cheval comme un Hyksôs, seigneur ; quant à Pentuer, il voyagerait même sur un fer rouge… Mais, moi, je suis délicat…

Au coucher du soleil, ils arrivèrent sur une haute colline d’où ils purent apercevoir la verte vallée menant à Memphis et, à l’horizon, les pylônes de la ville sainte, dans la brume bleuâtre.

– Hâtons-nous ! dit le prince.

Ils replongèrent dans la plaine.

Sur leur chemin, ils rencontrèrent des paysans revenant des champs.

Le prince s’arrêta et les interrogea :

– Que signifient ces feux allumés là, au nord ? demanda-t-il.

– Tu dois venir de loin, seigneur, pour ignorer ce que signifient ces lumières ! Demain, l’héritier du trône revient avec son armée victorieuse. C’est un grand chef !… En une seule bataille, il a écrasé les Libyens !… Aussi, le peuple de Memphis veut l’accueillir dignement… Nous serons trente mille, demain ! Il y en aura, du bruit !

– Je comprends… murmura le prince à Pentuer. Mentésuphis m’a envoyé en avant, afin que je ne connaisse pas le retour triomphal à Memphis ! Tant pis, qu’il en soit comme il l’a voulu !…

Les chevaux étaient fatigués et ils durent s’arrêter. Le prince envoya des cavaliers s’assurer qu’un bateau était prêt à leur faire traverser le Nil.

Ils se trouvaient dans la vallée des Rois, là même où se dressaient les pyramides, et ils apercevaient, au loin, la silhouette du Sphinx. Toute la région n’était qu’un immense cimetière, et les tombeaux des rois Chéops, Khéphren et Mykérinos, construits de leur vivant, sous forme de pyramides se trouvaient là, non loin du Sphinx colossal. C’étaient des constructions immenses, hautes de plusieurs dizaines de mètres, et reposant sur une base de plusieurs centaines de pas de côté.

Les soldats se couchèrent un instant pour se reposer ; Pentuer et Ramsès se mirent à marcher en bavardant. La nuit était claire, l’ombre des pyramides se dessinait sur le sol.

– Je suis ici pour la quatrième fois, dit Ramsès, et chaque fois cette vallée me remplit d’étonnement et de tristesse. Lorsque j’étais enfant, je rêvais d’ériger une pyramide plus grande encore que celle de Chéops, lorsque je serais devenu pharaon. Aujourd’hui, je n’en ai plus aucune envie, et d’ailleurs je n’en ai pas les moyens…

– Tu n’as rien à envier à Chéops. D’autres pharaons ont laissé de leur passage sur le trône des traces plus utiles : des lacs, des canaux, des temples et des écoles.

– Mais comment comparer ces choses aux pyramides ?

– Certes, elles sont incomparables. Mais pour le peuple, chaque pyramide fut un crime et la plus grande des pyramides correspond au plus grand des crimes !

– Tu exagères dit le prince.

– Nullement. La grande pyramide a coûté à cent mille hommes trente ans de travail. Et quelle en est l’utilité ? A-t-elle guéri, a-t-elle nourri ? Elle a coûté des vies humaines, c’est tout ! Aussi, ne t’étonne pas si le paysan égyptien, lorsqu’il regarde vers l’ouest, a un visage effrayé. Ces pyramides sont pour lui synonymes de souffrance et de travail stérile !

Ramsès était péniblement étonné de cette subite explosion de Pentuer, mais il ne dit rien. Pour lui, les pyramides demeuraient l’expression même de la puissance de ses ancêtres et pour cela elles lui étaient chères et précieuses.

Ils marchèrent quelque temps dans la direction du fleuve.

– Repose-toi, seigneur, dit le prêtre. Tu as derrière toi un long voyage…

– Comment dormir, demanda le prince, surtout après ce que tu viens de me dire ?… Crois-moi, je connais déjà le prix du remords !

Une heure plus tard, environ, deux soldats arrivèrent, annonçant que les embarcations étaient prêtes pour la traversée du Nil. Les Asiates se levèrent aussitôt et sellèrent les chevaux. Tutmosis arriva, en bâillant affreusement.

– Brrr… grogna-t-il. Quel froid !… Décidément, le sommeil est une bonne chose, mais à peine ai-je réussi à m’endormir que déjà on me réveille. Ah ! Quelle vie !…

Les chevaux étaient prêts, et Ramsès enfourcha le sien. À ce moment, Pentuer s’approcha de la monture du prince et, prenant les rênes, il se mit à la conduire, la précédant à pied.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Tutmosis, étonné.

Mais il comprit aussitôt, et courut saisir les rênes de Ramsès de l’autre côté. Ils marchaient ainsi côte à côte, le courtisan et le prêtre, et tous sentaient qu’il venait de se passer des choses importantes.

Quelques centaines de pas plus loin, le désert s’arrêtait et ils pénétrèrent au milieu des champs.

– À cheval ! ordonna le prince.

– Sa Sainteté ordonne de monter à cheval ! s’écria Pentuer.

Les assistants écoutaient, stupéfaits. Tutmosis retrouva rapidement sa présence d’esprit et, tirant son glaive, s’écria à son tour :

– Vive notre pharaon immortel et tout-puissant, Ramsès XIII !

– Qu’il vive éternellement ! crièrent les Asiates, en agitant leurs armes.

– Je vous remercie, soldats, répondit le nouveau pharaon.

Un instant plus tard, ils galopaient vers le Nil.

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