Chapitre VIII

Mentésuphis arriva bientôt, et il trouva Ramsès fort changé. Le prince semblait avoir maigri en ces quelques heures, il était pâle et ses yeux avaient perdu leur éclat.

Il exposa à Mentésuphis la demande que venaient de formuler les Grecs. Le prêtre accéda sans hésiter à leur prière.

– Ils ont raison, dit-il, car, effectivement, nous pourrions nous venger sur le cadavre de Patrocle ; mais seuls des sots peuvent soupçonner des prêtres égyptiens ou chaldéens d’un pareil crime. En effet, nous connaissons toute l’importance de la vie dans l’au-delà, et jamais nous ne voudrions condamner une ombre à errer éternellement.

Le prince appela un officier afin de transmettre aux Grecs la bonne nouvelle. Il retint Mentésuphis qui s’apprêtait à sortir.

– Tu sais sans doute, saint Père, qu’une de mes femmes, Sarah, est morte, et que mon fils a été tué…

– Oui, répondit Mentésuphis ; ce crime a eu lieu la nuit même où nous avons quitté Pi-Bast.

Le prince se redressa d’un bond.

– Par Amon ! s’écria-t-il, cela est arrivé il y a si longtemps déjà, et vous ne m’en avez rien dit ?… Même pas que j’étais accusé du meurtre de mon propre fils ?…

– Seigneur, répondit le prêtre, le général en chef, à la veille d’une bataille, n’a ni père, ni mère, ni enfant ; il n’a que l’ennemi en face de lui, et son armée à ses côtés… Nous ne voulions pas, à un moment aussi important, te troubler avec de pareilles nouvelles !…

– Tu as raison, répondit le prince. Je ne sais si je serais capable, aujourd’hui, de combattre comme il se doit, après ce que je viens d’apprendre… Je me demande même si je retrouverai jamais ma sérénité…

– Le temps guérit tous les maux. Le temps et la prière… murmura Mentésuphis.

Le prince hocha la tête et le silence retomba entre eux. On n’entendait que le sable glissant dans la clepsydre. Ramsès reprit :

– Dis-moi, saint Père, pour autant qu’il ne me soit pas interdit d’avoir accès à ces secrets, dis-moi quel est l’intérêt de l’embaumement ? J’ai appris, à l’école, que les Grecs attachaient une grande importance au traitement infligé au corps des défunts.

– Nous, Égyptiens, y accordons une importance bien plus grande encore, répondit le prêtre. Nos pyramides, et nos villes des morts en témoignent ! Les funérailles et la tombe sont les événements les plus importants dans l’existence du corps, car si nous ne vivons que cinquante ou tout au plus cent ans sous notre forme charnelle, notre ombre, elle, est destinée à vivre plusieurs milliers d’années, jusqu’à sa purification complète… Un corps embaumé est capable d’affronter ce long voyage ; et si, dans les tombes, nous laissons aux morts les instruments de guerre, les objets nécessaires à leur profession, la nourriture et la boisson indispensables à leur entretien, c’est pour leur permettre d’effectuer cette longue errance dans les meilleures conditions possible…

– Oui, interrompit le prince, mais comment se fait-il que vous ayez la certitude de l’existence de ces ombres ?… Personne, que je sache, n’est jamais revenu de l’au-delà…

– Tu te trompes, seigneur, dit Mentésuphis. Les ombres se montrent parfois aux humains, et même leur livrent leurs secrets. Et puis, écoute : tu peux vivre dix ans à Thèbes et ne jamais voir tomber la pluie ; tu peux, de même, vivre cent ans sur terre et ne jamais rencontrer d’ombre. Mais si quelqu’un habitait trois cents ans à Thèbes, ou bien parcourait la terre durant cinq mille années, n’est-ce pas qu’il aurait davantage de chances de voir la pluie ou d’apercevoir une ombre ?

– Mais qui donc est capable de vivre des milliers d’années ? demanda le prince.

– Le clergé, seigneur, a vécu, vit et vivra des milliers d’années encore. Il possède une continuité et une pérennité qui ne sont données à aucun homme. En effet, il s’est établi sur les bords du Nil il y a trente mille ans de cela ; il a passé tout ce temps à étudier la terre et le ciel, il a créé toute notre sagesse, il a tracé les plans de nos canaux, de nos pyramides et de nos temples…

– Puisque tu parles d’ombres, interrompit Ramsès, permets-moi d’ajouter un mot : l’on m’a montré, une nuit, à Pi-Bast, mon… ombre. Elle me ressemblait parfaitement et était même habillée de la même façon que moi ! Mais, bien vite, j’ai appris qu’il ne s’agissait pas d’un esprit, mais d’un homme vivant, appelé Lykon, et qui, depuis, est devenu l’assassin de mon fils !… Il a commencé par terroriser la Phénicienne Kamée ; aussi ai-je ordonné qu’on l’arrête. Mais non seulement notre police s’en est révélée incapable, mais encore elle l’a laissé me voler Kamée et me tuer mon fils ! Je viens d’apprendre que Kamée a été reprise ; on ne m’a rien dit quant au sort de ce misérable. Je crains qu’il ne vive au milieu du luxe et des plaisirs après avoir tué et volé…

– On le poursuit activement, seigneur, dit Mentésuphis ; sans aucun doute, il sera bientôt entre nos mains et, à ce moment-là, il paiera pour tous ses méfaits !

– Je préférerais le prendre de mes propres mains, dit le prince ; il est toujours dangereux d’avoir une… ombre de ce genre…

Sur ces mots, l’entretien prit fin et Mentésuphis se retira. Tutmosis entra aussitôt après son départ, annonçant que les Grecs avaient dressé un grand bûcher pour leur chef et que plusieurs femmes libyennes avaient accepté de pleurer pendant la cérémonie funèbre.

– J’y assisterai, dit Ramsès. Mais, sais-tu que l’on m’a tué mon fils ? Un si petit enfant… Il était si gentil, si tendre… Il est inouï de voir combien d’ignominie se cache dans le cœur humain !… Je pardonnerais plus facilement à Lykon d’avoir attenté à ma vie que d’avoir tué mon fils !

– Es-tu au courant du sacrifice de Sarah ? demanda Tutmosis.

– Oui, et je suis convaincu maintenant qu’elle était la plus aimante de mes femmes, et que j’ai été bien ingrat envers elle ! Mais comment est-il possible, s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, comment est-il possible qu’on n’ait pas encore capturé ce Lykon ? Pourtant, les Phéniciens s’étaient engagés à le faire, et j’avais promis une récompense à la police… Il y a quelque chose de suspect là-dessous !

Tutmosis approcha du prince et lui murmura :

– Un envoyé de Hiram est venu me trouver… Hiram m’a fait savoir par lui que Lykon a été capturé… Mais, surtout, n’en parle à personne ! termina Tutmosis à voix basse.

La colère s’empara de Ramsès, mais il se domina aussitôt.

– Comment, on l’a capturé ? Et pourquoi tant de mystère ?

– Parce que le chef de la police a dû remettre le criminel entre les mains de Méfrès, et cela sur l’ordre du Grand Conseil…

– Ah ! Ah ! répéta Ramsès. Ainsi, Méfrès et le Grand Conseil ont besoin d’un homme qui me ressemble. Ils feront à mon fils et à Sarah des funérailles somptueuses, ils embaumeront leurs corps, et le meurtrier, pendant ce temps, sera en sécurité, au fond de quelque temple !… Mentésuphis est un grand savant ; il m’a parlé aujourd’hui des mystères de la vie de l’au-delà, mais il n’a pas soufflé mot de la capture de Lykon ! Je suppose que les saints Pères veillent plus sur ce petit secret que sur les grands mystères de la religion !

– Tu ne devrais pas t’en étonner, répliqua Tutmosis. Tu sais que les prêtres connaissent ton animosité à leur égard et se font de plus en plus prudents… D’autant plus que…

– D’autant plus que quoi ?

– D’autant plus que le pharaon est malade. Très, très malade…

– Ainsi, mon père est mourant, et je dois, moi, me morfondre ici, dans le désert, à surveiller le sable pour qu’il ne s’enfuie pas… Mais je te remercie de m’avoir rappelé la maladie de mon père ! Oui, cela doit être vrai, car les prêtres sont trop aimables pour moi, depuis quelques jours…

Il s’arrêta.

– Tutmosis, reprit-il. Crois-tu qu’aujourd’hui encore je puisse compter sur mon armée ?

– Nous te suivrons jusqu’à la mort !

– Et la noblesse ?

– Tu peux compter sur elle autant que sur l’armée.

– C’est très bien répondit Ramsès. Et maintenant, allons rendre à Patrocle un ultime hommage.

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