Chapitre X

La nouvelle de la mort du pharaon avait dû être propagée par quelque voie secrète, car au moment où Ramsès montait dans la barque qui devait lui faire franchir le Nil, l’archiprêtre Herhor faisait réveiller les domestiques du palais royal et, lorsque le jeune pharaon mit pied sur la rive droite du fleuve, tous les prêtres, les généraux et les dignitaires étaient déjà réunis dans la grande salle du palais.

Au moment même où le soleil se levait, le nouveau maître de l’Égypte entra dans la cour du palais, à la tête de son escorte, cependant que la garde royale présentait les armes et que résonnaient trompettes et tambours.

Après avoir salué ses troupes, Ramsès se rendit aux bains ; il s’y fit parfumer, coiffer et habiller par ses domestiques. Mais lorsque son coiffeur lui demanda s’il devait lui raser le crâne, il répondit :

– Non, je ne suis pas un prêtre, mais un soldat !

Ces mots firent rapidement le tour du palais et arrivèrent jusqu’à la grande salle où attendaient les dignitaires du royaume. Ils remplirent d’aise les gouverneurs, la noblesse, l’armée, cependant que les prêtres frémissaient d’inquiétude.

Vêtu d’une chemisette militaire à raies noires et jaunes, les sandales aux pieds, le casque sur la tête, le glaive d’acier assyrien à ses côtés, Ramsès fit son entrée dans la salle d’audience.

Herhor s’avança à sa rencontre, suivi des archiprêtres, des grands juges et du trésorier du royaume. Il salua Ramsès et lui dit, d’une voix grave :

– Seigneur, ton saint père a rejoint les dieux dont il est l’égal et c’est sur tes épaules que repose désormais le sort de l’Égypte ! Sois béni, maître du monde, Ramsès XIII, sois béni, et que ton nom passe à la postérité !

Les assistants répétèrent ce vœu à grands cris. Ils s’attendaient à ce que le nouveau pharaon manifestât quelque émotion ou quelque embarras. Mais, à l’étonnement général, il se contenta de froncer les sourcils et de répondre :

– Conformément à la volonté de mon père et aux lois de l’Égypte, je prends en main les rênes du pouvoir et je l’exercerai pour la plus grande gloire de mon pays et pour le bien du peuple !

Puis, se tournant vers Herhor et le regardant droit dans les yeux, il lui demanda d’une voix sévère :

– Je vois sur ta toque le serpent doré, symbole du pouvoir royal. Qui t’a autorisé à le porter ?

Un silence de mort s’établit dans la salle. Personne n’aurait cru que le jeune pharaon commencerait son règne par une pareille question adressée au plus puissant dignitaire du pays. Mais, derrière lui, il y avait les généraux et, dans la cour du palais, brillaient les piques de la garde ; l’armée revenant de Libye, et adulant son chef, franchissait le Nil. Aussi, Herhor pâlit-il et il sentit sa gorge se serrer au point qu’il ne pouvait prononcer un mot.

– Je te demande, répéta calmement le pharaon, je te demande de quel droit tu portes le serpent royal sur ta toque ?

– C’est la toque de ton grand-père, le saint Amenhotep, répondit Herhor à voix basse. Le Grand Conseil m’a ordonné de m’en coiffer lors des cérémonies importantes…

– Mon grand-père, répondit le pharaon, était le père de la reine, et avait obtenu comme faveur suprême le droit de porter le serpent royal sur sa toque ; mais, pour autant que je sache, ses vêtements et ses coiffures se trouvent parmi les reliques du temple d’Amon…

Entre-temps, Herhor avait retrouvé son calme.

– Veuille te souvenir, seigneur, que pendant près de vingt-quatre heures, l’Égypte est restée sans maître légal. Il a fallu que, pendant ce temps, quelqu’un s’occupe des sacrifices aux dieux, qu’il donne sa bénédiction au peuple, et qu’il prie. J’ai été chargé par le Grand Conseil d’exercer cet intérim en attendant que tu sois là. Puisque, désormais, l’Égypte a un pharaon, je remets entre tes mains la relique sacrée.

Ayant dit cela, Herhor enleva la toque qu’il portait et la tendit à l’archiprêtre Méfrès. Le visage de Ramsès se rasséréna, et il s’approcha du trône.

Méfrès lui barra le chemin et, le saluant jusqu’à terre, il dit :

– Écoute, tout-puissant seigneur, une humble prière.

Mais ni sa voix, ni l’expression de son visage n’étaient humbles.

– Je parle ici au nom du conseil suprême des archiprêtres, poursuivit-il.

– Je t’écoute, dit Ramsès.

– Tu sais, seigneur, qu’un pharaon qui n’est pas en même temps archiprêtre, ne peut accomplir les sacrifices sacrés ni s’occuper de l’effigie du divin Osiris…

– J’ai compris, interrompit Ramsès. C’est moi le pharaon qui n’est pas archiprêtre.

– Oui, et c’est pourquoi le conseil des prêtres te supplie de bien vouloir désigner un archiprêtre qui puisse te remplacer dans l’accomplissement de tes devoirs religieux.

Les assistants, une fois de plus, se figèrent dans l’inquiétude de ce qui allait arriver. Mais, là encore, Ramsès ne montra aucun embarras.

– Tu as bien fait, dit-il, de me rappeler ce détail important. D’ailleurs, les choses de la guerre et du gouvernement ne me permettront pas de m’occuper de notre très sainte religion ; c’est pourquoi je vais désigner à l’instant même mon remplaçant…

Des yeux, il parcourut l’assistance. Il vit, debout à la gauche de Herhor, l’archiprêtre Sem et remarqua la douceur et la bonté qui émanaient de son visage. Il lui demanda :

– Quel est ton nom, saint Père ?

– Je m’appelle Sem, et je suis archiprêtre au temple de Ptah, à Pi-Bast.

– Eh bien, c’est toi qui me remplaceras !

Un murmure d’étonnement approbateur parcourut l’assemblée. En effet, il eût été difficile de faire un choix plus judicieux que celui par lequel, sans hésiter, Ramsès avait désigné Sem. Seul Herhor avait pâli, et Méfrès était devenu plus livide encore.

Un instant plus tard, le nouveau pharaon s’assit sur le trône sculpté. Herhor lui tendit, sur un plateau d’or, une couronne blanche et rouge ceinturée d’un serpent doré. Ramsès s’en coiffa, et tous les assistants se prosternèrent devant lui. Il ne s’agissait pas encore du couronnement solennel, mais simplement de la prise du pouvoir. Lorsque les prêtres eurent encensé le pharaon et chanté un hymne de reconnaissance à Osiris, les dignitaires civils et militaires vinrent saluer leur nouveau maître. Puis Ramsès prit la cuillère d’airain qui servait à puiser l’encens, et il alla vers les statues des dieux pour leur rendre hommage.

– Et maintenant, que dois-je faire ? demanda-t-il.

– Te montrer au peuple, répondit Herhor.

Ramsès traversa la grande salle et pénétra sur la terrasse du palais. Là, levant les bras au ciel, il se tourna successivement vers les quatre points cardinaux. Les trompettes résonnèrent au haut des pylônes et les drapeaux furent hissés. Tous, paysans dans les champs, passants dans la rue, voyageurs sur la route, se prosternèrent. La bénédiction du pharaon était sur eux, et le moment était si sacré qu’il était interdit, à ce moment précis, d’exécuter un condamné ou de battre un esclave.

Après avoir quitté la terrasse, Ramsès demanda :

– Que me reste-t-il à faire ?

– Il est temps de dîner ; ensuite, tu t’occuperas des affaires d’État, dit Herhor.

– Je puis donc me reposer un instant, dit Ramsès. Mais, dites-moi : où se trouve le corps de mon père ?

– Il est entre les mains des embaumeurs, murmura l’archiprêtre.

Des larmes apparurent dans les yeux du pharaon, mais il se domina et fixa son regard sur le sol ; il ne convenait pas, en effet, que ses serviteurs et son entourage vissent sa tristesse. Herhor interrompit sa méditation.

– Accepteras-tu, seigneur, de recevoir l’hommage de ta mère ? demanda-t-il.

– Ma mère n’a pas à me présenter d’hommage, répondit vivement Ramsès. Elle est pour moi la personne la plus chère et la plus vénérable qui soit. Aussi, ce n’est pas elle qui ira vers moi mais moi qui irai vers elle !

Il traversa plusieurs salles aux murs de marbre et d’albâtre, et sa suite nombreuse marchait à quelques pas derrière lui. Mais, arrivé dans l’antichambre de sa mère, il demanda qu’on le laissât seul. Il frappa lui-même à la porte des appartements et entra sans faire de bruit.

Dans la pièce, dénudée en signe de deuil, sa mère se tenait assise sur un divan bas. Elle était vêtue d’une chemise grossière et était pieds nus ; son front était maculé de boue et la cendre des deuils salissait ses cheveux. En apercevant son fils, elle voulut se jeter à ses pieds, mais il la releva et lui dit en pleurant :

– Si toi, mère, tu te courbes jusqu’au sol devant moi, jusqu’où ne devrais-je pas me courber devant toi ?…

La reine le serra contre sa poitrine, essuya ses larmes, puis lui dit d’une voix douce :

– Que tous les dieux, que l’ombre de ton père et de ton grand-père t’entourent de leur protection et te bénissent !… Depuis longtemps, je prie pour toi, et aujourd’hui je te remets entre les mains de toutes nos divinités… Que ton règne soit prospère, et que ta gloire soit immortelle !

Le pharaon l’embrasa encore, la fit se rasseoir et s’assit lui-même.

– Mon père m’a-t-il laissé des directives ? demanda-t-il.

– Il a seulement demandé que tu ne l’oublies pas, et il a dit au Grand Conseil : « Je vous laisse un successeur qui est lion et aigle à la fois ; obéissez-lui, et il conduira l’Égypte vers des lendemains plus glorieux que ceux qu’elle a jamais connus ! »

– Et tu crois que les prêtres m’obéiront ?

– N’oublie pas, dit la reine, que l’emblème du pharaon est le serpent ; or, le serpent, c’est la ruse, c’est le silence, mais c’est aussi la morsure mortelle… Si tu prends le temps pour allié, tu vaincras tout et tous…

– Herhor est d’une insolence incroyable… Il s’est permis, aujourd’hui, de mettre la toque du saint Amenhotep… J’ai dû le rappeler à l’ordre, lui et quelques autres membres du Grand Conseil…

La reine secoua la tête.

– L’Égypte t’appartient, dit-elle, et les dieux t’ont fait sage. Mais je redoute pour toi la haine de Herhor.

– Peu m’importe sa haine ! Je me contenterai de le chasser !

– L’Égypte t’appartient, répéta la reine, mais je crains le pire d’une lutte avec les prêtres… Je sais que ton père, trop doux, les a enhardis dans leurs prétentions, mais il ne faut pas non plus les exaspérer par trop de violence de ta part. D’ailleurs, qui remplacerait leurs conseils ? Ils savent tout, connaissent tout, ils étudient la terre et les astres et pénètrent jusqu’au cœur des hommes ! Sans eux, tu ne sauras plus ce qui se passe à Tyr, à Ninive, ni même à Thèbes ou à Memphis !

– Je ne repousse pas leurs conseils, mais je veux les réduire au rang de serviteurs, dit le pharaon. J’apprécie leur science, mais je veux la contrôler, et je n’admets pas qu’eux me contrôlent ! Regarde, mère, ce qu’ils ont fait de l’Égypte : un pays pauvre, avec une armée trop faible, un peuple misérable, un trésor vide ! L’Assyrie, notre voisine, croît en puissance, pendant ce temps !

– Fais comme tu l’entends, mais je te répète que notre emblème est le serpent…

– Tu as raison, mère, mais je pense que, parfois, le courage vaut mieux que la ruse. Je sais aujourd’hui que les prêtres espéraient voir la guerre contre la Libye traîner des années ! Je l’ai terminée, moi, en dix jours, et cela parce que j’ai commis chaque jour un acte audacieux mais décisif. Si je n’étais pas allé au-devant de l’ennemi, dans le désert, les Libyens seraient aujourd’hui aux portes de Memphis !

– Oui, je sais, tu as poursuivi Téhenna et le typhon t’a surpris… Imprudent enfant ! dit la reine avec un bon sourire.

– Sois en paix, dit Ramsès avec douceur. Lorsque le pharaon combat, il a le dieu Amon à ses côtés. Qui, dans ces conditions, pourrait le vaincre ?

Il embrassa encore sa mère et sortit.

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