Chapitre V

Ils avançaient à grand-peine dans le sable brûlant qui freinait la marche des chevaux. Les fuyards n’avaient que quelques centaines de pas d’avance sur eux, mais la distance ne semblait pas diminuer. La chaleur, inhumaine, oppressait hommes et bêtes, le sable obstruait les narines des chevaux et brûlait aux yeux. L’air vibrait de façon inquiétante.

– Cette chaleur ne peut durer ! dit le prince.

– Elle ne fera qu’empirer, répondit Pentuer. Regarde : les chevaux des Libyens s’enlisent jusqu’aux jarrets !

Un instant, cependant, ils retrouvèrent un sol ferme et prirent le galop ; mais bientôt ils replongèrent dans la mer de sable et durent reprendre le trot. Les hommes ruisselaient de sueur, les chevaux écumaient.

– Seigneur, dit Pentuer, c’est un bien mauvais jour pour une poursuite dans le désert. Tous les présages étaient mauvais, ce matin, et annonçaient l’orage. Retournons au camp, car nous risquons de nous perdre !

Ramsès le regarda avec mépris.

– Tu n’imagines pas, saint Père, qu’après m’être juré de capturer Musavassa, je vais rentrer les mains vides par crainte de la chaleur et de l’orage ?

Ils continuèrent. À un moment donné, ils ne furent plus qu’à un jet de pierre des fuyards.

– Rendez-vous ! cria le prince.

Les Libyens ne se retournèrent même pas, mais redoublèrent d’efforts. Ramsès crut un instant les rattraper, mais bientôt le sable se fit encore plus profond et la troupe ennemie disparut derrière une dune. Les chevaux, épuisés, ralentirent et finirent par s’arrêter complètement. Ils durent descendre et continuer à pied. Soudain, un des cavaliers du prince s’écroula. On le recouvrit d’une toile.

– Nous le reprendrons en revenant, dit Ramsès.

Ils atteignirent le sommet de la dune et aperçurent les Libyens qui avaient eux aussi abandonné leurs montures. Derrière eux, le camp égyptien avait disparu à l’horizon et le soleil seul pouvait désormais leur servir de guide. Un autre soldat du prince tomba, crachant du sang. On l’abandonna sur place, comme son compagnon. Un amas de rochers apparut devant eux et abrita les Libyens.

– Seigneur, dit Pentuer, il s’agit peut-être d’un piège !

– Peu m’importe de mourir ! répondit Ramsès, d’une voix changée.

Pentuer le regarda avec étonnement ; il n’eût pas soupçonné en lui tant d’acharnement.

Ils se traînèrent jusqu’aux rochers, s’enfonçant de plus en plus dans le sable. Le terrible soleil du désert les écrasait, aveuglant et brûlant la peau. Les plus des Asiates tombaient d’épuisement ; tous souffraient le martyre. Le sol, sous eux, se raffermit et ils pénétrèrent entre les rochers. Ramsès entendit, à sa droite, le hennissement d’un cheval ; il alla dans cette direction et vit un groupe d’hommes, couchés dans le sable, inanimés. C’étaient les Libyens. L’un d’entre eux, un jeune homme d’une vingtaine d’années à peine, portait une tunique écarlate, une chaîne en or au cou et un glaive finement ciselé. Il était étendu face au sol, les yeux révulsés, l’écume aux lèvres. Ramsès reconnut en lui le chef ennemi. Il se pencha au-dessus de lui, arracha la chaîne en or et détacha le glaive. Un vieux Libyen, couché non loin, murmura alors :

– Quoique vainqueur, Égyptien, respecte un fils de roi !

– C’est le fils de Musavassa ? demanda Ramsès.

– Oui, c’est Téhenna, le fils de notre prince et notre chef.

– Et où est Musavassa ?

– Musavassa est dans sa capitale et rassemble une grande armée qui nous vengera !

Les autres Libyens se taisaient. Ils se laissèrent désarmer sans opposer de résistance puis tous, ennemis et amis, Égyptiens et Libyens, vaincus par une même fatigue, s’assirent, à demi inconscients, à l’ombre des rochers. La mort était sur eux et ils ne pensaient qu’au repos.

Voyant que Téhenna ne reprenait pas conscience, Pentuer se pencha sur lui de telle façon qu’on ne pouvait voir ce qu’il faisait. Immédiatement, le jeune Libyen respira mieux, ouvrit les yeux et se redressa.

– Téhenna, dit Ramsès, tu es prisonnier du pharaon.

– Tue-moi, tue-moi tout de suite, murmura Téhenna, plutôt que de faire de moi un esclave…

– Lorsque ton père, Musavassa, se sera humilié et aura conclu la paix avec l’Égypte, tu retrouveras la liberté et le bonheur.

Le Libyen ne répondit rien et se recoucha. Ramsès s’étendit à ses côtés et sombra dans une sorte de léthargie. Lorsqu’il revint à lui, il poussa un cri d’étonnement : devant lui s’étendait une plaine verdoyante, des palmiers bruissaient, un lac miroitait… Autour de lui, tous dormaient. Seul Pentuer, debout, fixait l’horizon.

– Pentuer, s’écria Ramsès, vois-tu cette oasis ?

Il courut vers le prêtre, dont le visage était anxieux.

– Ce n’est pas une oasis, répondit Pentuer, mais le fantôme d’un pays qui n’existe plus et erre dans le désert. Ce qui est réel, c’est cela !

Il étendit la main vers le sud.

– Des montagnes ? demanda le prince.

– Regarde bien !

– Il me semble qu’un nuage noir se lève…

– C’est le typhon, seigneur, et seuls les dieux peuvent encore nous sauver.

Ramsès senti sur son visage un souffle brûlant, bien plus brûlant encore que l’air du désert et qui croissait en intensité. En même temps, le tourbillon noir montait dans le ciel à une vitesse effrayante.

– Qu’allons-nous faire ? demanda Ramsès.

– Ces rochers nous protégeront de l’ensevelissement, mais non de la chaleur qui va croître et, dans un jour ou deux…

– Le typhon souffle donc si longtemps ?

– Trois et quatre jours, sinon davantage. Parfois, en quelques heures il retombe, mais c’est très rare…

Ramsès frémit mais ne dit rien. Pentuer tira de sa poche un petit flacon vert et lui dit :

– Voici un élixir… Bois-en chaque fois que tu auras peur ou sommeil. Il t’aidera à survivre…

– Et toi, et les autres ?

– Mon sort est entre les mains de l’Unique. Quant aux autres… Ils ne sont pas héritiers du trône !

– Je ne veux pas de ce breuvage, dans ce cas, dit le prince en lui rendant le flacon.

– Tu dois le prendre ! s’écria Pentuer. N’oublie pas que le peuple égyptien a mis en toi tout son espoir !…

– Le peuple égyptien ? murmura Ramsès. Mais… dis-moi, ne serait-ce pas toi qui m’as parlé une nuit, dans mon jardin, après les manœuvres de juin ?

– Oui, le jour où tu as eu pitié de ce paysan qui s’est pendu de désespoir…

– Et c’est toi qui as sauvé Sarah de la foule qui voulait la lapider ?

– Oui, c’est moi. Mais toi, tu as fait libérer peu après les innocents. C’est pourquoi je te bénis au nom de ce peuple opprimé. Si tu sors vivant de cette aventure, souviens-toi que tu dois ton salut au peuple d’Égypte qui attend de toi sa délivrance !…

Le ciel était devenu noir, et une pluie de sable brûlant s’abattit, renversant un des chevaux. Tous se dressèrent et coururent s’abriter derrière les rochers. La nuit était tombée subitement et des rafales de sable déferlaient dans tous les sens. L’air était irrespirable et la poussière brûlait comme des étincelles. Pentuer approcha le flacon vert de la bouche du prince qui but une gorgée et sentit aussitôt un bien être exquis l’envahir.

– Cela peut durer plusieurs jours ? dit-il.

– Quatre, répondit le prêtre.

– Et vous, amis des dieux, vous ne connaissez aucun remède à ce vent mortel ?

– Un seul homme au monde est capable de lutter avec les mauvais esprits, mais il n’est pas ici, répondit le prêtre.

Une heure durant, le typhon souffla avec rage. La chaleur augmentait sans cesse : on eût cru à la fin du monde. Soudain, le prince vit que Pentuer s’était éloigné et il entendit sa voix :

– Beroes ! Beroes ! Je t’appelle au nom du Tout-Puissant !

Un grondement de tonnerre retentit ; le prince frémit.

– Beroes ! Beroes ! appelait Pentuer.

Un éclair traversa le ciel et Ramsès vit la silhouette du prêtre se découper sur le ciel noir, entourée d’étincelles multicolores.

– Beroes ! Beroes !

Une fois encore, le tonnerre gronda et, soudain, la tempête parut s’apaiser. Le sable retomba et, lentement, le silence revint, cependant qu’un vent frais se mettait à souffler.

Libyens et Asiates s’animèrent.

– Guerriers du pharaon, s’écria soudain un vieux Libyen, entendez-vous ce murmure dans le désert ? C’est la pluie !

Effectivement, des gouttes d’abord chaudes, puis fraîches se mirent à tomber et bientôt une pluie abondante ruissela du ciel. Les soldats de Ramsès et leurs prisonniers furent pris d’une joie indescriptible. Ils couraient dans tous les sens, s’offrant à la pluie, la captant dans des gourdes, s’en frottant le visage et le corps.

– N’est-ce pas un miracle ? s’écria Ramsès.

– Il arrive que le vent de sable amène la pluie, répondit le vieux Libyen.

Ramsès se sentit déçu, car il attribuait leur salut aux prières de Pentuer. Il demanda au Libyen :

– Arrive-t-il aussi que des flammes jaillissent d’un être humain ?

– Il en est toujours ainsi lorsque souffle le typhon, répondit le Libyen. Il y a un instant, nous avons vu des étincelles sortir des hommes et des chevaux…

Songeur, Ramsès s’éloigna de quelques pas.

À la chaleur du jour avait succédé un froid pénétrant. Ils burent à satiété et mangèrent quelques dattes. Dans le ciel apparurent des étoiles.

Pentuer s’approcha de Ramsès.

– Rentrons au camp au plus vite, lui dit-il.

– Comment retrouverons-nous notre chemin dans cette obscurité ?

– Avez-vous des torches ? demanda Pentuer aux Asiates.

Il y avait des torches, mais il n’y avait pas de feu.

– Impossible de les allumer ! dit le prince avec irritation.

Pentuer ne répondit pas. Il tira quelque chose de sa sacoche, prit une torche et alla à l’écart. Après un instant, il revint avec la torche allumée.

– Quel magicien, ce prêtre ! dit le vieux Libyen.

– C’est le deuxième miracle, aujourd’hui, ajouta le prince. Dis-moi comment tu as fait ?

Le prêtre secoua la tête.

– Demande-moi ce que tu veux, seigneur, dit-il, mais n’exige pas que je t’explique les secrets de nos temples…

– Même si je te nomme mon conseiller ?

– Même alors. Je ne serai jamais un traître ; d’ailleurs, je crains le châtiment réservé à ceux qui trahissent.

– Le châtiment ? répéta Ramsès. Tu penses sans doute au goudron brûlant du temple de Hator ?… Laisse-moi rire !

Pentuer ne répondit pas et sortit une petite statuette suspendue au bout d’un fil. Il la tint en l’air et observa ses mouvements.

– Que fais-tu ? demanda le prince.

– Je puis seulement te dire que le bras tendu de cette statuette indique la direction de l’étoile polaire. C’est elle qui dirige les navires phéniciens sur les mers…

Sur un ordre du prince, la troupe se mit en marche vers le nord-est. Ils allaient à pied, conduisant leurs chevaux. Le froid était si vif que leurs mains s’engourdissaient. Soudain, ils sentirent des craquements sous leurs pas. Pentuer se pencha.

– Vois, seigneur, ce qu’est devenue l’eau !

Il tendit au prince une sorte de verre qui fondait dans la main.

– Lorsqu’il fait très froid, dit-il, l’eau se change en une pierre transparente.

Les Asiates confirmèrent la chose et ajoutèrent que, dans le Nord, l’eau devient souvent pierre et la vapeur se change en sel, un sel qui n’a pas de goût et fait mal aux dents.

Le prince admirait de plus en plus la sagesse de Pentuer. À un certain moment, il s’approcha du prêtre et lui dit :

– Pentuer, je te nomme mon conseiller pour maintenant et pour le jour où je deviendrai le maître de la Basse et de la Haute-Égypte…

– Qu’ai-je fait pour mériter cette faveur ?

– Tu as accompli des actes qui prouvent, à mes yeux, ta sagesse et ton pouvoir sur les esprits. De plus, tu m’as sauvé la vie ; aussi, quoique tu me caches certaines chose…

– Seigneur, interrompit le prêtre, tu trouveras toujours des traîtres en leur offrant de l’or. Mais avoue : en trahissant mes dieux, ne te donnerais-je pas à craindre qu’un jour, je te trahisse toi aussi ?

Ramsès devint songeur.

– Tu es infiniment sage, dit-il. Mais dis-moi, à quoi dois-je ta bienveillance ?

– Les dieux mont révélé que tu peux délivrer le peuple d’Égypte !

– En quoi le peuple t’intéresse-t-il tant ?

– J’en suis issu. Mon père et mes frères puisaient l’eau du Nil et recevaient des coups…

– Et que puis-je pour le peuple ?

– Tu peux, seigneur, ordonner qu’on ne le batte plus sans raison ; tu peux diminuer les impôts, distribuer des terres…

– Je te jure de le faire ! s’écria Ramsès. Il faut que cela change !

– Tu le jures vraiment ? demanda Pentuer d’une voix grave.

– Oui, je le jure !

– Dans ce cas, je puis te promettre que tu seras le plus grand pharaon que l’Égypte ait jamais connu !

– Mais que pouvons-nous, toi et moi, contre les prêtres qui nous haïssent ?

– Ils ont peur de toi, seigneur, ils ont peur de la guerre avec l’Assyrie…

– Pourquoi, si cette guerre est victorieuse ?

Pentuer ne répondit pas.

– Je vais te dire pourquoi, s’écria Ramsès. Ils ne veulent pas la guerre parce qu’ils ont peur que je n’en revienne vainqueur, chargé de butin et d’esclaves… Pour rester forts, ils veulent un pharaon faible ! Mais il n’en sera pas ainsi avec moi, oh non ! J’agirai à ma guise ou bien je périrai !

– Prends garde à tes paroles, seigneur. Elles pourraient te nuire…

– Peu importe, Pentuer ! La vie n’a de valeur que dans la mesure où elle assure à l’homme la liberté. Or, je suis l’esclave des prêtres !

Ils cheminèrent en silence.

Au loin, sur un rocher, un lion immobile comme une statue les regarda passer et tous détournèrent la tête, croyant voir un sphinx.

Le soleil apparut sur la ligne violette de l’horizon lorsque des cavaliers surgirent en face d’eux. Une trompette sonna. De la suite du prince on lui répondit, et bientôt la troupe des cavaliers fut à quelques pas d’eux. Une voix demanda :

– L’héritier du trône est-il parmi vous ?

– Oui, et il est sain et sauf ! répondit Ramsès.

Les cavaliers mirent pied à terre et se prosternèrent.

– Erpatrès, s’écria leur chef, l’armée tremble pour toi et toute notre cavalerie est à ta recherche. Les dieux ont voulu que nous soyons les premiers à te retrouver !

Le prince le nomma centurion et lui ordonna de se présenter chez lui le lendemain, avec tous ses hommes, pour recevoir sa récompense.

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