Chapitre VI

Une demi-heure plus tard, apparurent à l’horizon les lumières du camp égyptien et, bientôt, le prince et ses compagnons se retrouvèrent au milieu des leurs. Les soldats l’acclamaient, les officiers se jetaient à ses pieds. Mentésuphis vint à lui, entouré de porteurs de torches.

– J’ai réussi à capturer le chef libyen Téhenna ! s’écria Ramsès.

– C’est là une piètre capture, pour laquelle un chef ne devrait pas abandonner son armée, surtout au moment où l’ennemi peut surgir à tout instant, répondit le prêtre avec sévérité.

Ramsès sentit tout le bien-fondé du reproche, et pour cela même sa colère fut encore plus forte. Ses yeux brillèrent.

– Je t’adjure de te taire ! lui murmura Pentuer.

L’intervention du prêtre surprit Ramsès, mais il se tut et préféra admettre son erreur.

– Tu as raison, saint Père, dit-il à Mentésuphis. Je n’aurais pas dû quitter mon armée, mais je pensais que tu me remplacerais avantageusement, puisque tu représentes ici le ministre de la Guerre…

Cette réponse apaisa Mentésuphis, qui s’abstint de rappeler au prince qu’il avait commis la même faute lors des dernières manœuvres, ce qui lui avait valu la disgrâce du pharaon.

À ce moment, Patrocle s’approcha d’eux en criant très fort. Il était ivre et interpella le prince.

– Sais-tu, erpatrès, ce qu’a fait le saint Mentésuphis ? Tu avais proclamé ton pardon pour tous les soldats libyens qui passeraient dans nos rangs… C’est grâce à leur défection que j’ai enfoncé l’aile gauche de l’ennemi ! Et voilà que Mentésuphis les a fait tous massacrer ! Près de mille prisonniers, à qui tu avais promis la vie !

Le prince sentit son sang tourbillonner, mais Pentuer, une fois de plus, le rappela à la prudence :

– Tais-toi, seigneur, de grâce ! souffla-t-il.

Patrocle, cependant, continuait à crier :

– Nous avons perdu la confiance de nos soldats, une fois pour toutes, car nos hommes voient maintenant que des traîtres sont à leur tête !…

– Misérable mercenaire, répondit Mentésuphis avec froideur, tu oses parler ainsi des soldats et des officiers du pharaon ? Je crains que les dieux ne punissent tes blasphèmes !

Patrocle ricana.

– Aussi longtemps que je dors au milieu de mes Grecs, je ne crains pas tes dieux nocturnes… Et, le jour, je me fie à moi-même !

– Va donc dormir chez tes Grecs, ivrogne ! dit Mentésuphis. Sinon, tu vas attirer le malheur sur nos têtes…

– Ne crains donc rien pour ton crâne chauve… Il ne peut servir de cible qu’aux oiseaux !… cria le Grec, hors de lui.

Mais, voyant que Ramsès ne le soutenait pas, il s’en alla vers son camp.

– Est-il exact, demanda Ramsès au prêtre, est-il exact que tu aies fait massacrer des prisonniers à qui j’avais promis la vie sauve ?

– Puisque tu étais absent du camp, c’est moi qui assume la responsabilité de cette exécution. Je n’ai fait qu’appliquer les lois de la guerre en faisant tuer des soldats qui avaient trahi…

– Et si j’avais été là ?

– En tant que commandant suprême et fils de pharaon, tu peux suspendre l’application de certaines lois que je dois, moi, respecter.

– Mais ne pouvais-tu pas attendre mon retour ?

– La loi ordonne de tuer « immédiatement »…

Hors de lui, Ramsès rompit là l’entretien et se retira sous sa tente. Il s’écroula dans un fauteuil et appela Tutmosis.

– Je suis de nouveau prisonnier des prêtres ! lui cria-t-il. Ils massacrent les prisonniers, menacent mes officiers, ne respectent pas les engagements que j’ai pris !… Pourquoi n’as-tu pas empêché Mentésuphis de massacrer ces malheureux ?

– Il a prétendu avoir reçu des ordres de Herhor à ce sujet.

– Mais c’est moi qui commande ici, même si je m’absente pour quelques heures !

– Tu avais confié le commandement à Patrocle et à moi-même, mais lorsque Mentésuphis est arrivé, nous avons dû obéir…

Ramsès pensa qu’il payait cher la capture de Téhenna, et il regretta amèrement d’avoir abandonné son armée. Une fois de plus, sa haine des prêtres se réveilla et il les maudit intérieurement.

Tutmosis l’arracha à ses réflexions.

– Le bilan de la bataille ne t’intéresse-t-il pas ? demanda-t-il.

– Si, si… Quel est-il ?

– Deux mille prisonniers, trois mille ennemis tués.

– Les Libyens étaient donc si nombreux ?

– Six à sept mille hommes.

– Comment est-il possible qu’il y ait eu tant de morts ?

– Ce fut une terrible bataille, seigneur, répondit Tutmosis. Tu as encerclé l’ennemi et tes soldats ont fait le reste… sans compter Mentésuphis ! Rarement l’Égypte avait connu une telle victoire !

– Va dormir, Tutmosis ; je suis fatigué, interrompit Ramsès qui sentait une fierté immense l’envahir.

« J’ai donc remporté une grande victoire ! C’est incroyable ! » pensait-il.

Il s’étendit sur une peau de lion, mais ne réussit pas à s’endormir. Quatorze heures à peine s’étaient écoulées depuis le début de la bataille… Que d’événements en ces quelques heures ! Il lui semblait entendre encore le fracas des armes, les cris des combattants ; puis, il revécut la longue poursuite à travers le sable brûlant, le typhon, les prodiges de Pentuer… Enfin, la silhouette du lion sur son rocher…

Enfin, trempé de sueur, il s’endormit.

Il se réveilla alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. Il avait mal aux os, ses yeux piquaient, mais il se sentait reposé et l’esprit clair.

Tutmosis apparut dans l’ouverture de la tente.

– Quoi de neuf ? demanda Ramsès.

– Les espions rapportent que Musavassa arrive vers nous, accompagné d’une foule suppliante de femmes et d’enfants…

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Il vient sans doute demander la paix.

– Après une seule bataille ? s’étonna le prince.

– Oui, mais quelle bataille ! D’ailleurs, la peur lui fait sans doute surestimer nos forces et il redoute l’invasion…

– Nous allons voir si ce n’est pas une ruse de guerre… Et mes soldats ?

– Ils ont bien mangé, bien bu et sont joyeux et dispos. Seulement…

– Seulement quoi ?

– Patrocle est mort cette nuit… murmura Tutmosis.

– Comment ? bondit Ramsès.

– Les uns disent qu’il a trop bu, d’autres que c’est un châtiment divin… Il avait les lèvres livides et la bouche pleine d’écume…

– Comme l’esclave d’Atribis, t’en souviens-tu ? Oui, ce Hyksôs qui a fait du scandale au cours d’un banquet pour se plaindre du gouverneur. Il est mort la même nuit pour avoir trop bu…

Tutmosis baissa la tête.

– Nous devons être très prudents, seigneur, dit-il.

– Nous le serons, répondit calmement le prince. Je ne m’étonnerai même pas de la mort de Patrocle… N’est-il pas normal que les dieux punissent le blasphème ?

Tutmosis perçut de la menace sous cette ironie. Le prince aimait comme un frère le fidèle Patrocle, et il ne pardonnerait jamais à ses meurtriers.

Vers midi, des renforts et du ravitaillement arrivèrent d’Égypte, cependant que les espions confirmaient l’imminente apparition des Libyens. Des éclaireurs furent envoyés pour inspecter la région, et les prêtres, après être montés sur une colline, assurèrent Ramsès que la horde qui approchait, à trois milles de distance, n’avait rien de menaçant. Le prince se mit à rire en les écoutant.

– J’ai une bonne vue, dit-il, mais je suis incapable de voir à trois milles !…

Après s’être concertés, les prêtres promirent de lui révéler un secret à condition qu’il ne le trahît pas. Ramsès jura de se taire. Ils le firent alors entrer dans une caisse obscure et ils lui dirent de regarder fixement le mur. Ils se mirent à prier et un rond lumineux apparut dans la paroi de la caisse. Ramsès le fixa et il put y distinguer la ligne du désert, des rochers et les sentinelles égyptiennes. Les prêtres, au-dehors, priaient de plus en plus fort, et l’image changea. Une autre étendue de désert apparut, découvrant une foule en marche. Ramsès ne parvenait pas à dissimuler son immense étonnement. Il se frotta les yeux, tâta l’image… Il tourna la tête et la lumière disparut.

Lorsqu’il fut sorti de la caisse, un vieux prêtre lui demanda :

– Eh bien, erpatrès, crois-tu maintenant en la puissance des dieux égyptiens ?

– Oui, répondit Ramsès ; vous êtes vraiment de grands savants et le monde entier devrait vous rendre hommage. Si vous êtes capables de deviner l’avenir de la même façon, personne ne pourra vous résister.

À ces mots, un des prêtres pénétra dans la chapelle et se mit à prier. Bientôt, une voix retentit :

– Ramsès, le sort de l’Égypte est bien menacé, et tu seras pharaon avant la prochaine pleine lune.

– Dieux ! s’écria le prince, effrayé. Mon père serait-il malade à ce point ?

Les prêtres lui demandèrent s’il n’avait pas d’autres questions à poser.

– Si, dit-il. J’aimerais savoir si mes désirs se réaliseront.

La voix lui répondit :

– Si tu ne commences pas une guerre avec l’Asie, si tu respectes les dieux et leurs serviteurs, une vie longue et pleine de gloire t’attend.

Le prince rentra sous sa tente fort ému par toutes ces révélations.

« Décidément, rien ne pourra résister aux prêtres », pensait-il avec frayeur.

Dans sa tente, il trouva Pentuer.

– Dis-moi, mon conseiller, lui demanda-t-il, êtes-vous capables, vous les prêtres, d’interroger le corps humain et d’en découvrir les secrets ?

Pentuer secoua la tête.

– Non, dit-il. Il est plus facile de scruter le fond d’un rocher que de découvrir le cœur d’un homme ! Les dieux mêmes n’y ont pas accès.

Le prince poussa un soupir de soulagement ; néanmoins, son inquiétude subsistait. Lorsque, le soir, il dut se rendre au conseil de guerre, il invita Mentésuphis et Pentuer à y assister. Personne ne fit allusion à la mort subite de Patrocle… D’autres questions, plus importantes, se posaient : les ambassadeurs libyens venaient d’arriver et ils suppliaient, au nom de Musavassa, la pitié des Égyptiens pour son fils Téhenna ; de plus, ils proposaient à l’Égypte une paix éternelle.

– Des hommes mauvais, disait l’un des ambassadeurs, nous ont trompés en affirmant que l’Égypte est faible et que son pharaon n’est que l’ombre d’un roi. Nous avons pu nous rendre compte hier que son bras est robuste et nous estimons sage de nous soumettre et de payer le tribut. Cela vaut mieux que la mort et l’esclavage.

Lorsque le conseil de guerre eut écouté ce discours, il fut ordonné aux Libyens de quitter la tente et Ramsès demanda l’avis de Mentésuphis.

– Hier encore, répondit le prêtre, j’aurais conseillé de refuser les offres de Musavassa, et de porter la guerre en Libye. Mais j’ai reçu de Memphis des nouvelles importantes ; aussi, je vote pour la pitié à l’égard des vaincus.

– Mon père serait-il donc si malade ? demanda le prince, troublé.

– Oui, il est malade. Mais, aussi longtemps que nous n’en avons pas fini avec les Libyens, tu ne devrais pas y penser…

Ramsès baissa tristement la tête. Mentésuphis ajouta :

– J’ai des excuses à te faire. Hier, je me suis permis de te faire remarquer qu’un chef ne devait pas quitter son armée pour une capture aussi maigre que celle de Téhenna. Je vois aujourd’hui que je me suis trompé, car cette capture nous vaut la paix avec Musavassa… Ta sagesse, erpatrès, a été plus grande que les lois ordinaires de la guerre.

Cette subite humilité de Mentésuphis étonna le prince.

« Pourquoi me présente-t-il des excuses ? se demandait-il. Sans doute Amon n’est pas seul à savoir que mon père est très malade… »

Il éprouva pour les prêtres du mépris et pour leurs miracles de la méfiance.

« Donc, ce ne sont pas les dieux qui m’ont prédit que je deviendrai bientôt pharaon ; tout simplement, les prêtres ont reçu de Memphis des nouvelles précises et, dans leur caisse-chapelle, ils n’ont cherché qu’à me tromper !… »

Comme le prince se taisait et que les généraux n’avaient plus rien à dire après les paroles décisives de Mentésuphis, on décida, à l’unanimité, d’exiger des Libyens le plus grand tribut possible, de leur envoyer des garnisons égyptiennes et de mettre fin à la guerre.

Tous, maintenant, étaient convaincus que le pharaon était près de mourir. L’Égypte avait besoin d’une paix profonde afin d’assurer à son maître des funérailles dignes de son rang.

Après avoir quitté la tente, le prince demanda à Mentésuphis :

– Le vaillant Patrocle est mort cette nuit ; quels sont vos projets en ce qui concerne ses funérailles ? demanda-t-il.

– C’était un barbare et un grand pécheur, répondit le piètre. Cependant, il a rendu à l’Égypte des services si importants qu’il mérite que la survie de son âme soit assurée. Si tu le permets, erpatrès, nous enverrons son corps à Memphis aujourd’hui même, afin qu’on en fasse une momie et qu’on l’envoie à Thèbes, où elle connaîtra, au milieu des tombes royales, une paix éternelle…

Le prince accepta volontiers, mais ses soupçons ne firent que croître.

« Hier, Mentésuphis n’était que menaces à mon égard ; aujourd’hui, il me parle avec une humilité inaccoutumée. Cela veut dire, sans aucun doute, que le pouvoir entre sous ma tente !… »

La fierté remplissait Ramsès à cette idée, et sa colère à l’égard des prêtres, n’en diminuait pas pour autant, bien au contraire. Elle était d’autant plus redoutable qu’elle était cachée.

Share on Twitter Share on Facebook