Chapitre VII

Dans le courant de la nuit, les sentinelles annoncèrent que la foule des Libyens approchait de la vallée. En effet, on voyait au loin la lumière de leurs feux. Au lever du soleil, les trompettes retentirent, et l’armée égyptienne se plaça en ordre de bataille, à l’endroit où la vallée se faisait la plus large. Le prince voulait, en effet, remplir les Libyens de crainte par un déploiement de troupes considérable.

Vers dix heures du matin, le char doré du prince s’arrêta devant sa tente. Les chevaux étaient ornés de plumes d’autruche et des esclaves nombreux entouraient l’équipage. Ramsès sortit de sa tente, monta sur son char et prit lui-même les rênes. Pentuer se tint derrière lui ; un des généraux ouvrit au-dessus de sa tête un large parasol et des cavaliers aux armures dorées entourèrent le prince. À quelques pas derrière avançaient des soldats entourant Téhenna, fils de Musavassa. Lorsque Ramsès apparut, avec sa suite, sur la crête d’une colline, là même où il devait recevoir l’ambassade libyenne, toute l’armée éleva vers lui un cri immense, au point que Musavassa, en l’entendant, se rembrunit davantage et murmura à un des officiers qui l’entouraient :

– C’est là le cri d’une armée qui adore son chef !

Un des chefs libyens, debout à côté de lui, murmura :

– Ne crois-tu pas qu’il serait plus sûr de nous fier à la rapidité de nos chevaux plutôt qu’à la générosité d’un fils de pharaon ? C’est peut-être un lion furieux, qui n’attend qu’une chose : nous arracher la peau !…

– Fais comme tu l’entends, lui répondit Musavassa. Le désert est ouvert devant toi. Moi, je suis envoyé ici par mon peuple pour réparer les fautes que j’ai commises, et je tiens par-dessus tout à la vie de mon fils.

Deux Asiates à cheval approchèrent des Libyens et leur annoncèrent que l’erpatrès attendait leur acte de soumission. Musavassa soupira lourdement et escalada la colline au sommet de laquelle l’attendait le vainqueur. Jamais encore, un trajet ne lui avait paru aussi pénible ni aussi long. L’épaisse toile de pénitent qu’il portait blessait sa peau ; sa tête, couverte de cendres, était livrée à l’ardeur du soleil, et le sol surchauffé blessait ses pieds. Il portait en lui toute la tristesse et le désespoir d’un peuple vaincu. Il s’arrêta plusieurs fois, se retourna pour voir si les esclaves nus qui portaient les présents destinés au prince ne dérobaient rien.

« Pour mon bonheur, se disait-il, mon humiliation a lieu un jour où le jeune prince attend d’un moment à l’autre de revêtir la pourpre royale. Les maîtres de l’Égypte sont toujours généreux dans les moments de triomphe. Si je parviens à émouvoir Ramsès, il diminuera le tribut qu’il compte nous imposer et il me raffermira sur mon trône. C’est un bonheur aussi qu’il ait capturé Téhenna ; non seulement il ne lui fera aucun mal, mais encore il le couvrira de bienfaits… »

Arrivés à trente pas du char de Ramsès, Musavassa et les Libyens qui l’accompagnaient se prosternèrent, et restèrent étendus jusqu’au moment où un adjudant du prince leur dit de se relever. Ils se remirent debout, firent quelques pas, se prosternèrent à nouveau ; ils répétèrent ce geste trois fois de suite. Cependant, Pentuer, qui se tenait debout derrière le prince, murmura à celui-ci :

– Que ton visage ne montre ni la sévérité, ni la joie. Sois aussi serein que le dieu Amon, qui méprise ses ennemis et ne se réjouit pas de n’importe quel triomphe…

Les Libyens se trouvèrent enfin en face du prince, qui les regardait du haut de son char.

– C’est toi, demanda subitement Ramsès, c’est toi le chef libyen Musavassa ?

– Oui, je suis ton serviteur, répondit Musavassa.

Et il se prosterna à nouveau.

Le prince lui ordonna de se relever.

– Comment as-tu osé porter les armes contre la terre des dieux ? Aurais-tu perdu ta sagesse d’autan ?

– Seigneur, répondit le rusé Libyen, la colère a fait perdre la raison aux soldats renvoyés par le pharaon, et ce sont eux qui m’ont poussé à ma perte. Les dieux savent que cette guerre horrible durerait encore si, à la tête de ton armée, il n’y avait pas eu Amon lui-même en ta personne. Tu as déferlé sur nous comme le typhon, là où nous ne t’attendions pas, au moment où nous ne t’attendions pas ! Tu nous as bridés comme l’ouragan brise le roseau. Désormais, tous les Libyens connaissent ta force et te respectent.

– Tu es sage, Musavassa, répondit le prince. Tu es d’autant plus sage que tu es venu à l’armée du pharaon sans attendre qu’elle vienne à toi. Je voudrais seulement savoir une chose : ta soumission est-elle sincère ?

– Aie confiance en nous, répondit Musavassa. Nous venons à toi comme un peuple soumis, et notre seul désir est que tu règnes sur neuf nations et que ton nom soit comparable au soleil !

Le prince écoutait cet habile discours et se rengorgeait.

– Relève-toi, Musavassa, dit-il, et écoute ma réponse : ton tort et celui de ton pays ne dépendent pas de moi, mais du seigneur tout-puissant qui règne à Memphis. Je te conseille d’aller à lui et là, après t’être prosterné, de répéter les paroles de soumission que je viens d’entendre ici. Je ne sais quel sera le résultat de tes prières ; mais je suis convaincu que les dieux ne se détourneront pas, car ils ont toujours pitié du pénitent. Je pense que vous serez bien reçus. Et maintenant, fais-moi montrer les présents destinés à Sa Sainteté le pharaon.

Au même moment, Mentésuphis fit un signe à Pentuer. Celui-ci descendit du char princier et approcha de l’archiprêtre. Mentésuphis lui murmura :

– Je crains que le triomphe n’enivre trop notre jeune seigneur. Ne crois-tu pas qu’il serait bon de l’interrompre d’une façon ou d’une autre ?

– Bien au contraire, n’interrompez pas la cérémonie, et je te garantis qu’au moment du triomphe lui-même, Ramsès n’arborera pas un visage réjoui…

– Comment, feras-tu un miracle ?

– Un miracle ? J’en suis incapable ; je me contenterai de lui montrer qu’en ce monde toute grande joie s’accompagne d’une grande tristesse…

– Fais comme tu entends, répondit Mentésuphis, car les dieux, décidément, ne t’ont refusé aucune sagesse.

Les trompettes et les tambours retentirent, et le défilé triomphal commença. En tête marchaient des esclaves, portant des présents ; ils étaient surveillés par de riches Libyens. Les présents consistaient en or, en argent, en statues précieuses, en poteries émaillées. Ramsès avait appuyé ses deux mains sur le rebord du char et regardait la longue procession des Libyens vaincus. La fierté l’emplissait à l’étouffer et tous sentaient qu’il incarnait une puissance quasi surnaturelle. Soudain, ses yeux perdirent leur éclat et son visage exprima un douloureux étonnement. Pentuer venait de lui souffler à l’oreille :

– Écoute-moi, seigneur… Depuis que tu as quitté Pi-Bast, il s’y est passé des événements inattendus… Une de tes femmes, la Phénicienne Kamée, s’est enfuie avec le Grec Lykon.

– Avec Lykon ? répéta Ramsès.

– Ne bouge pas, seigneur, et ne montre pas aux milliers d’esclaves qui défilent devant toi que ton triomphe est assombri par de la tristesse…

Mais Ramsès ne pensait qu’à ce qu’il venait d’apprendre.

– Les dieux, murmurait Pentuer, ont puni la Phénicienne…

– L’a-t-on rattrapée ? demanda le prince.

– Oui, mais elle est repartie loin d’ici, au fond du désert : elle a la lèpre !

– Dieux ! murmura Ramsès, ne suis-je pas menacé, moi aussi, par cette maladie ?

– Sois tranquille, seigneur. Si tu devais l’avoir, tu serais déjà malade…

Le prince sentit son corps se glacer, et il pensa que des cimes du bonheur aux abîmes de la souffrance, il n’y avait pas loin.

– Et Lykon ? demanda-t-il.

– C’est un grand criminel, répondit Pentuer.

– Oui, je le connais ; il me ressemble comme mon image dans un miroir.

Le défilé des Libyens continuait. Des chameaux, chargés d’une riche cargaison, marchaient en une longue file. Deux rhinocéros, un troupeau de chevaux et un lion dans une cage suivaient. Le prince les regarda à peine et poursuivit :

– S’est-on emparé de Lykon ? demanda-t-il.

– Non. Mais j’ai quelque chose de bien pire à t’apprendre ; mais n’oublie pas que les ennemis de l’Égypte ne doivent apercevoir sur ton visage aucune trace de tristesse…

Le prince frémit.

– Ton autre femme, Sarah, la Juive…

– Elle s’est enfuie, elle aussi ?

– Non, elle est morte, en prison…

– Qui l’a mise en prison ?

– Elle s’est accusée elle-même d’avoir tué ton fils…

– Comment ?…

Un grand cri s’était élevé non loin du prince. C’étaient les prisonniers libyens qui marchaient, Téhenna à leur tête. Ramsès se sentait le cœur si plein de désarroi, qu’il dit à Téhenna :

– Va rejoindre ton père, Musavassa, afin qu’il se rassure quant à ton sort…

À ces mots, tous les Libyens poussèrent un grand cri de joie et de reconnaissance, mais le prince n’entendait rien.

– Mon fils est mort, et Sarah s’est accusée de l’avoir tué ? demanda-t-il à Pentuer. Mais c’est de la folie !

– C’est Lykon qui a tué ton fils, répondit le prêtre.

– Dieux, donnez-moi la force de supporter tout cela, murmura Ramsès.

– Seigneur, domine-toi comme il se doit. N’oublie pas que tu es un général vainqueur !…

– Comment supporter sans frémir de pareilles nouvelles ? Décidément, les dieux me haïssent !…

– C’est Lykon qui a tué l’enfant et Sarah s’est accusée de ce meurtre pour te sauver, car elle t’a pris pour le meurtrier…

– Et je l’avais chassée de ma maison… J’en avais fait l’esclave de cette Phénicienne !… murmurait le prince.

Maintenant c’étaient les Égyptiens qui défilaient devant lui, portant des paniers pleins de mains coupées. À cette vue, Ramsès se voila le visage et se mit à pleurer. Les généraux l’entourèrent, le consolant de leur mieux. Mentésuphis proposa qu’à l’avenir on ne coupât plus les bras des vaincus.

Les larmes du prince mirent fin au défilé triomphal. Mais ces larmes le rendirent plus cher encore à ses soldats et conquirent ses ennemis. Le soir, réunis autour de feux de camp, Égyptiens et Libyens se partagèrent le même pain et burent ensemble le même vin. Une grande solidarité humaine avait pris la place de la haine, toute récente encore, et la paix succédait à la guerre.

Ramsès conseilla à Musavassa, à Téhenna et aux notables libyens, de partir immédiatement pour Memphis. Il leur donna une escorte pour les mener sans incident au terme de leur voyage. Lui-même se retira sous sa tente et ne se montra plus de la journée ; il ne voulut même pas recevoir Tutmosis, comme un homme pour qui la souffrance est encore la compagne la plus chère.

Le soir, une délégation d’officiers grecs, dirigée par Kalipsos, vint le trouver.

– Nous venons te prier, seigneur, de nous livrer le corps de ton serviteur et de notre chef, dit Kalipsos. Nous ne voulons pas, en effet, que Patrocle soit abandonné aux prêtres égyptiens et nous désirons brûler son corps suivant une tradition qui nous est chère.

Ramsès s’étonna.

– Vous savez sans doute, dit-il, que les prêtres égyptiens veulent embaumer le corps de Patrocle et le placer auprès des tombes royales. Un honneur plus grand peut-il lui être fait ?

Les Grecs hésitèrent. Kalipsos fit :

– Seigneur, permets-moi d’être franc. Nous savons que l’embaumement vaut mieux pour un homme que l’incinération. Mais nous savons aussi que les prêtres égyptiens haïssaient Patrocle. Qui peut nous garantir qu’après en avoir fait une momie ils ne se livreront pas à des pratiques qui empêcheront son âme de reposer éternellement ?… Et que vaut l’éternité si l’âme ne repose pas dans le bonheur ?

Ramsès répondit avec douceur :

– Il en sera fait selon votre désir.

– Et s’ils ne veulent pas nous remettre le corps ?

– Préparez le bûcher. Je m’occuperai du reste.

Les Grecs sortirent, et Ramsès fit mander Mentésuphis.

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