Chapitre XI

Lorsque Ramsès rejoignit sa suite, il vit qu’elle s’était très nettement divisée en deux groupes distincts. D’un côté, il y avait Herhor, Méfrès et quelques vieux archiprêtres ; de l’autre, tous les généraux, tous les militaires, et la plupart des jeunes prêtres. Ramsès sentit la fierté l’envahir, car c’était là un succès considérable que d’avoir réuni derrière lui la plus grande partie des grands du royaume.

Il passa dans la salle à manger, et fut frappé par l’abondance et le nombre de plats qui l’attendaient, disposés sur une longue table.

– Est-ce pour moi, tout cela ? demanda-t-il sans cacher son étonnement.

Le prêtre qui s’occupait des cuisines royales lui dit que les plats qu’il ne mangerait pas iraient en sacrifice aux dieux. Le pharaon pensa que, décidément, les statues mangeaient beaucoup et buvaient plus encore… Il ordonna d’enlever toute cette nourriture dont il ne voulait pas, et demanda de la bière, du pain et de l’ail. Le prêtre, stupéfait, transmit l’ordre royal. Mais on chercha en vain à satisfaire le maître : il n’y avait, dans tout le palais, ni une cruche de bière, ni une gousse d’ail. Ramsès sourit et demanda qu’à l’avenir on ne lui servît que des plats simples, tels qu’il avait l’habitude d’en manger en campagne, avec ses officiers. Il mangea frugalement, puis passa dans son cabinet afin d’écouter les rapports.

Herhor vint le premier. Il salua le pharaon comme il ne l’avait jamais fait et le félicita pour sa victoire sur les Libyens.

– Tu les as écrasés comme le typhon disperse une caravane dans le désert, dit-il. Tu as réussi à remporter une grande victoire avec des pertes minimes ; décidément, tu es un grand chef !

Ramsès sentit son animosité à l’égard de Herhor décroître…

– C’est pourquoi, continuait l’archiprêtre, le Grand Conseil te demande d’accorder dix talents de récompense à tes vaillants soldats, et d’accepter d’accoler à ton nom l’épithète de « Vainqueur »…

Mais il avait exagéré la flatterie et Ramsès répondit avec ironie :

– Mais, dans ce cas, quelle épithète ne m’accorderiez-vous pas si j’écrasais l’armée assyrienne et si j’entrais demain dans Ninive et dans Babylone.

« Décidément, il ne pense qu’à cela ! » se dit l’archiprêtre.

Comme pour confirmer ses craintes, le pharaon lui demanda :

– Combien de soldats avons-nous ?

– Ici, à Memphis ?

– Non, dans toute l’Égypte.

– Tu avais avec toi, en Libye, dix régiments, dit Herhor ; Nitager, à la frontière orientale, en a quinze ; nous en avons dix au sud, et cinq dispersés dans tout le pays…

– En tout quarante ! dit Ramsès. Cela fait combien de soldats ?

– Environ soixante mille…

Ramsès bondit de son fauteuil.

– Soixante au lieu de cent vingt mille ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avez-vous fait de mon armée ?

– Nous n’avons pas les moyens d’entretenir davantage de soldats.

– Dieux ! dit le pharaon en se prenant la tête dans les mains. Mais si les Assyriens nous attaquaient demain, nous serions désarmés !

– Nous avons conclu un traité de paix avec l’Assyrie.

– C’est là une réponse de femme, indigne d’un ministre de la Guerre ! explosa Ramsès. Que vaut un traité que n’appuie pas une armée puissante ? Le roi Assar pourrait nous écraser en trois jours, s’il le voulait !

– Veuille te calmer, seigneur tout-puissant, dit Herhor. À la première tentative d’agression de la part des Assyriens, nous trouverions un demi-million de guerriers…

Le pharaon éclata de rire.

– Comment cela ? Décidément, tu ne dis que des sottises, saint Père ! Tu passes ta vie au milieu des papyrus, alors que la mienne s’écoule au milieu de mes soldats. Je connais le métier des armes. Comment réussirais-tu à lever en quelques mois un demi-million d’hommes ?

– Toute la noblesse s’armerait…

– Que veux-tu que j’en fasse ? Les nobles ne sont pas des soldats ! J’ai besoin, pour mettre sur pied une armée d’un demi-million d’hommes, d’au moins cent cinquante régiments, et nous n’en avons que quarante, tu viens de le dire ! Les Égyptiens ne sont pas des soldats-nés, ils ont besoin d’entraînement, d’exercices, d’un équipement suffisant… Pour tout cela, il faut du temps : deux années, environ, et quatre vaudraient mieux que deux ! En quelques mois, ce que nous obtiendrions, ce n’est pas une armée, mais une bande désorganisée que les Assyriens tailleraient en pièces en un clin d’œil ! Or, la force de notre armée repose dans sa discipline !

– Tu es la sagesse même, maître, dit Herhor ; je connais moi aussi notre faiblesse militaire. C’est pourquoi, précisément, j’insiste tant pour que nous concluions un traité avec l’Assyrie…

– Mais il est conclu !

– Il ne s’agît que d’un traité… provisoire. L’ambassadeur assyrien Sargon n’a pas voulu signer le traité définitif en raison de la maladie de ton père ; il voulait attendre que tu aies accédé au trône.

– Comment ? s’écria Ramsès. Ainsi, les Assyriens pensent vraiment annexer la Phénicie ? Et ils espèrent que je signerai un traité aussi déshonorant ? Décidément, des mauvais esprits se sont emparés de vous tous !

Il fit signe que l’audience était terminée. Herhor salua et s’en fut. En s’éloignant, il songeait que le nouveau maître lui créerait encore bien des difficultés, et que la lutte entre ces deux puissances qu’étaient le pouvoir royal et le clergé ne faisait que commencer.

À Herhor succéda le grand juge de Memphis. Il relata les derniers incidents survenus et dont les paysans étaient les auteurs, et il insista sur la misère de ces derniers. Il rapporta aussi que des ouvriers s’étaient révoltés, car ils manquaient de nourriture ; un peu partout, les travailleurs n’étaient pas payés et les prisonniers eux-mêmes, dans les carrières, se révoltaient contre leurs gardiens.

– Et quel remède vois-tu à cette situation ? demanda Ramsès.

– Je pense, répondit le juge, qu’il faut d’abord assurer à tous un salaire convenable, car on ne peut exiger que des hommes travaillent s’ils ont faim.

– Je vais immédiatement charger mon conseiller Pentuer d’étudier de près le problème, dit Ramsès. En attendant, ne punis personne et laisse en suspens tous les procès en cours.

– Mais alors, la révolte deviendra générale ! s’écria le grand juge.

Ramsès réfléchit un instant.

– Dans ce cas, que les tribunaux fassent leur travail… mais avec le plus d’indulgence possible.

« Décidément, pensait-il, il est plus facile de gagner une bataille que de mettre de l’ordre dans les affaires de ce pays ! »

Il fit venir Tutmosis, et lui ordonna d’aller accueillir l’armée qui revenait de Libye, et de distribuer entre officiers et soldats vingt talents. Puis il appela Pentuer et, en attendant qu’il vienne, il reçut le grand trésorier du royaume.

– Je veux connaître, lui dit-il, l’état exact du trésor.

– Nous avons en ce moment, répondit le trésorier, nous avons en ce moment environ pour vingt mille talents de marchandise dans nos greniers et nos entrepôts. De plus, les impôts rentrent régulièrement…

– Et les révoltes éclatent tout aussi régulièrement ! ajouta Ramsès. Quels sont exactement nos dépenses et nos revenus rajouta-t-il.

– L’armée nous coûte annuellement vingt mille talents, la Cour de Sa Sainteté en coûte trois mille par mois…

– Et les travaux publics ?

– En ce moment, ils s’exécutent pour rien… dit le trésorier en baissant la tête.

– Et les revenus ?

– Ils sont toujours inférieurs aux dépenses…

– Ils sont donc d’environ quarante ou cinquante mille talents par an ? demanda le pharaon. Et le reste ?

– Le reste est hypothéqué chez les Phéniciens, chez divers banquiers, et surtout chez les prêtres.

– Mais le trésor royal lui-même, ce trésor consistant en or, en argent, en pierres précieuses ?

– Il est dépensé depuis dix ans déjà !

– À quoi ? Comment ?

– En besoins de la Cour et en présents aux temples…

– Ces présents que mon père a offerts étaient donc si considérables ?

– Oui, ton saint père était très généreux… Il a offert en tout, de son vivant, près de mille talents en or, trois mille en argent, dix mille en bronze, cent vingt navires, cent villes et deux millions de bœufs…

Le prince parcourait maintenant la pièce à pas nerveux.

– Il est inouï que quelques centaines de prêtres puissent consommer tant de biens ! dit-il. Décidément, leurs revenus sont plus grands que leurs besoins !

– N’oublie pas, seigneur, qu’ils aident des milliers de pauvres et entretiennent plusieurs régiments…

– À quoi bon ? C’est le pharaon qui s’occupe de l’armée ! Quant aux pauvres, ils travaillent suffisamment pour les temples pour mériter que les prêtres soulagent un peu leur misère !

– Aussi, dit timidement le trésorier, les prêtres ne dépensent-ils pas tout ce qu’ils reçoivent, mais ils accumulent les richesses…

– Pourquoi ?

– Pour pouvoir en disposer en cas de besoin urgent.

– Et où se trouvent tous ces trésors ?

– Ils sont entreposés dans le Labyrinthe, et ils s’y entassent depuis des siècles.

– Pour que les Assyriens trouvent un butin de choix lorsqu’ils auront envahi l’Égypte, sans doute ? interrompit le pharaon. Je te remercie, trésorier, ajouta-t-il. Je savais que l’état financier de l’Égypte était mauvais, mais j’ignorais que nous fussions ruinés. Ainsi, il n’y a en Égypte que des révoltes, peu de soldats, et un pharaon misérable. Mais le Labyrinthe, lui, s’enrichit d’année en année !

Fort mécontent, il congédia le trésorier. Puis, en réfléchissant, il pensa qu’il avait tort de montrer trop de franchise dans le langage qu’il tenait à ses subordonnés, et il se jura d’être à l’avenir plus discret.

Share on Twitter Share on Facebook