Chapitre XII

La garde annonça l’arrivée de Pentuer. Celui-ci, après s’être prosterné, demanda ce que le pharaon attendait de lui.

– Je n’ai rien à t’ordonner, répondit Ramsès ; c’est plutôt une prière que je voudrais t’adresser : tu sais que la révolte gronde en Égypte. Révolte de paysans, révolte d’ouvriers, révolte de prisonniers… Il ne manque plus qu’une révolte de soldats !

– Ne crains rien, seigneur, répondit le prêtre. Tous, en Égypte, bénissent ton nom et t’adorent.

– Mais s’ils savaient, interrompit Ramsès, s’ils savaient combien leur pharaon est faible !… Je croyais avoir hérité d’une double couronne ; mais, après une seule journée de règne, je me suis déjà aperçu que je n’étais que l’ombre des anciens maîtres de l’Égypte ! Car que vaut un pharaon sans armée, sans argent, et surtout sans fidèles serviteurs ?…

– Il m’est pénible d’entendre dans ta bouche d’aussi amères réflexions, et cela au début d’un règne, dit Pentuer. Si tes sujets connaissaient tes pensées…

– Mais ils ne les connaîtront pas, car je n’ai personne à qui me confier. Quant à toi, tu es mon conseiller, tu m’as sauvé la vie, et je compte aussi sur ta discrétion.

Il fit plusieurs fois le tour de la pièce, à grands pas, puis il reprit d’une voix plus calme :

– Je t’ai nommé président d’une commission chargée d’enquêter sur les raisons des récentes agitations populaires ; je veux que l’on punisse les coupables, mais aussi que l’on fasse justice aux malheureux.

– Sois béni, seigneur !… murmura le prêtre. Je ferai ce que tu ordonnes. Quant aux causes de cette agitation, je les connais sans devoir procéder à une enquête…

– Dis-les-moi !

– Souvent, je t’ai répété que le peuple avait faim, qu’il était écrasé d’impôts et de travail. Aujourd’hui, le paysan égyptien n’a même plus le temps de rendre visite à la tombe de ses parents, car son champ l’accapare du matin au soir ! Voilà la raison principale des révoltes.

– Mais dis-moi ce que je dois faire pour améliorer le sort des paysans ? demanda Ramsès.

– Tu veux, seigneur, que je te dise, moi, ce que tu dois faire ?

– Oui, je te l’ordonne !… Enfin, je t’en prie… Parle !

– Tu es sage et bon, seigneur, commença Pentuer. Voici ce qu’il faut faire : d’abord, ordonne que les travaux publics ne s’effectuent plus gratuitement, mais que les ouvriers soient payés…

– C’est entendu.

– Ensuite, commande que le travail ne commence qu’au lever du soleil et se termine à son coucher. De plus, fais que le peuple se repose un jour sur sept, et non un jour sur dix, comme maintenant. Enfin, ordonne que les propriétaires ne puissent plus donner leurs paysans en gage ; en dernier lieu, enfin, donne en propriété aux paysans ne fût-ce qu’un lopin de terre, et tu verras que du sable jailliront des jardins !

– Tu as raison, dit le pharaon, mais je crains que tes paroles, venant du cœur, ne soient pas applicables à la réalité. Souvent, les projets humains, même les plus nobles, se révèlent irréalisables…

– Ce n’est pas le cas ici, seigneur. J’ai déjà assisté à de plus audacieuses mesures que celles que je te propose. Dans les temples, précisément, on s’est aperçu qu’en nourrissant bien les paysans et en les soignant, on leur donne plus d’ardeur au travail et que leur rendement en devient meilleur. Les prêtres ont compris que des hommes bien portants et rassasiés travaillent mieux que des esclaves malingres. Enfin, on a constaté qu’une terre que le paysan travaille pour son propre compte produit près de deux fois plus qu’un champ dont s’occupent des esclaves. Oui, tout cela, on l’a expérimenté dans nos temples.

Ramsès souriait.

– Mais, comment se fait-il, demanda-t-il, qu’après avoir fait ces découvertes, les prêtres n’appliquent pas ces beaux principes dans leurs domaines ?

Pentuer baissa la tête.

– Parce que, dit-il, tous les prêtres ne sont pas bons ou intelligents.

– Voilà le vrai problème ! s’écria le pharaon.

Il reprit :

– Dis-moi, maintenant, toi qui es fils de paysan, et qui sais toute la turpitude du clergé, dis-moi pourquoi tu refuses de me seconder dans ma lutte contre les prêtres ? Tu comprends fort bien que je ne puis améliorer le sort des paysans aussi longtemps que je n’aurai pas soumis le clergé à ma volonté !…

Pentuer leva vers lui des bras suppliants.

– Seigneur, dit-il, c’est là une lutte criminelle et sacrilège, que celle que tu veux mener contre les prêtres. Plus d’un pharaon l’a commencée, aucun n’a eu le temps de la finir…

– Parce qu’aucun ne s’était assuré le concours de savants comme toi ! s’écria Ramsès. Mais, je te le répète, je ne comprendrai jamais pourquoi les prêtres sages et vertueux ont partie liée avec les fripouilles que sont la majorité de nos saints Pères !

Pentuer secoua la tête et dit calmement :

– Depuis trente mille ans, le clergé fait prospérer l’Égypte et le pays est devenu pour le monde un objet d’étonnement et d’admiration. Comment, crois-tu, a-t-il réussi à obtenir ce résultat ? Parce qu’il porte le flambeau de la sagesse, et même si ce flambeau est sale et malodorant, il n’en maintient pas moins la flamme sacrée sans laquelle la barbarie submergerait l’univers ! Tu parles de lutter contre ces prêtres, seigneur ; mais quelles seront les conséquences de ce combat ! Si tu es vaincu, tu seras malheureux, car tu n’auras pas réussi à améliorer le sort de ton peuple ; si tu es vainqueur… alors, je préfère ne jamais voir ce jour-là… Car si tu piétines le flambeau sacré, qui sait si tu n’annihileras pas en même temps toute cette sagesse, toute cette science et toute cette civilisation dont, depuis des siècles, l’Égypte s’est fait la championne ? Voilà, seigneur, pourquoi je ne veux pas me mêler à cette lutte contre les prêtres ; je sens qu’elle est proche, et j’en souffre, d’autant plus que je suis impuissant à l’empêcher. Mais m’y mêler, non, jamais ! Car ou bien je devrais te trahir, ou bien je devrais renier Dieu qui est source de toute sagesse…

Le pharaon, songeur, l’écoutait.

– Soit, dit-il sans colère, soit. Fais comme tu l’entends. Tu n’es pas soldat, je ne puis donc te reprocher de manquer de courage. Mais, dans ces conditions, tu ne peux être mon conseiller ; je te demande uniquement de constituer un tribunal qui jugera les révoltes des paysans et, à l’occasion, de me servir de tes conseils lorsque je te le demanderai…

Pentuer s’agenouilla devant le pharaon.

– En tout cas, sache, dit Ramsès, que je ne serai jamais celui qui étouffera le flambeau de la sagesse… Que les prêtres la cultivent, cette sagesse, dans leurs temples, mais qu’ils ne se mêlent pas de l’armée, qu’ils ne contractent pas de traités, qu’ils ne volent pas le trésor. Maintenant, tu peux aller…

Le prêtre se retira, en saluant à chaque pas, et Ramsès demeura seul.

« Les hommes, pensait-il, sont des enfants… Herhor, ministre de la Guerre, sait combien notre armée est faible, et cependant il continue à diminuer nos effectifs militaires ! De même, le trésorier trouve tout à fait naturel que le trésor soit vide, et que des richesses s’accumulent inutilement dans le Labyrinthe… Enfin, Pentuer : quel homme étrange ! Il voudrait le bien des paysans, il voudrait que je leur donne des terres, mais lorsque je lui demande de m’aider à arracher aux prêtres ces biens que je pourrais ensuite redistribuer aux paysans, il appelle cela de l’impiété et m’accuse de vouloir détruire notre civilisation ! »

Il resta longtemps à réfléchir ainsi, et l’obscurité le surprit dans sa méditation. Il entendit, au-dehors, le changement de la garde, et il vit les lumières s’allumer dans les salles du palais. Personne, cependant, n’osait pénétrer dans les appartements du pharaon sans avoir été appelé. Fatigué, Ramsès s’assit dans un fauteuil, et il lui sembla qu’il régnait depuis des siècles, tant sa fatigue du pouvoir était grande. Soudain, il entendit une voix étouffée :

– Mon fils, mon fils…

Il bondit de son fauteuil.

– Qui est là ? s’écria-t-il.

– C’est moi, ton père… M’aurais-tu déjà oublié ?

Ramsès essaya de situer l’endroit d’où venait la voix ; il lui sembla qu’elle jaillissait du coin où se trouvait une grande statue d’Osiris.

– Mon fils, s’éleva de nouveau la voix, respecte la volonté des dieux si tu veux qu’ils te bénissent… Respecte les dieux, car sans leur aide tout ce que tu feras ne sera qu’ombre et poussière…

La voix se tut, et le pharaon appela des serviteurs pour qu’ils apportent des torches. Une des portes de la pièce était fermée, la garde se tenait devant l’autre entrée. Personne donc n’avait pu pénétrer. L’inquiétude et la colère agitaient Ramsès. Que signifiait cette voix ? Était-ce vraiment son père qui lui avait parlé, ou bien s’agissait-il, une fois de plus, d’une supercherie des prêtres ? Mais comment les prêtres parleraient-ils à distance, à travers des murs épais ? Ou alors, s’ils le pouvaient, il se trouvait encerclé comme une bête traquée ! Il savait qu’au palais royal on écoutait aux portes, mais il croyait que l’audace des indiscrets s’arrêtait au seuil des appartements du maître… Mais si réellement, cette voix était celle de son père ?…

Il ne dîna pas, ce soir-là, et alla se coucher immédiatement. Il crut de ne pas pouvoir s’endormir, mais la fatigue prit le dessus, et il sombra dans le sommeil.

Quelques heures plus tard, il fut réveillé par des bruits et des lumières. Il était minuit, et le prêtre-astrologue venait rendre compte au pharaon de ses observations. C’était là une coutume respectée depuis des siècles, et Ramsès dut subir les longs commentaires de l’astrologue sur la position des astres et leurs prédictions. À la fin, il lui dit :

– Ne pourrais-tu, désormais, saint Père, présenter ton rapport à l’archiprêtre Sem, qui me remplace dans mes devoirs religieux ?

L’astrologue s’étonna fort de l’indifférence du pharaon pour les choses célestes.

– Seigneur, dit-il, tu renonces donc aux indications que fournissent les astres ?

– Ah ? Les astres donnent des indications ? Que m’indiquent-ils donc, aujourd’hui ?

L’astrologue, visiblement, s’attendait à cette question, car il répondit sans hésiter :

– L’horizon, pour le moment, est couvert. Le maître du monde n’est pas encore entré sur le chemin de la vérité qui mène à l’obéissance aux dieux. Mais ce chemin, il le trouvera tôt ou tard, et alors un règne long et heureux l’attend…

– Je te remercie, saint Père, dit Ramsès avec un étrange sourire. Maintenant, je sais ce que je dois chercher, grâce aux indications astrales… Mais, désormais, veuille faire rapport à Sem. Si les astres révèlent quelque chose d’intéressant, il m’en fera part le lendemain matin…

L’astrologue avait à peine quitté la chambre qu’un officier vint annoncer à Ramsès que sa mère, la reine Nikotris, demandait audience.

– Maintenant, en pleine nuit ? demanda le pharaon.

– Oui, seigneur, car la reine sait qu’à minuit on réveille toujours le pharaon…

Ramsès ordonna à l’officier d’avertir sa mère qu’il l’attendrait dans la Salle Dorée. Il pensait que, là, personne ne pourrait surprendre leur conversation. Il se couvrit les épaules d’un manteau, chaussa des sandales et fit éclairer abondamment la Salle Dorée. Puis, il se rendit à la rencontre de sa mère, demandant que personne ne l’accompagne.

La reine Nikotris l’attendait déjà, toujours vêtue de ses habits de deuil. Voyant entrer son fils, elle se jeta à genoux, mais le pharaon la releva et l’embrassa.

– Que se passe-t-il de si important, mère, pour que tu te lèves en pleine nuit ? demanda-t-il.

– Je ne pouvais dormir… Je priais… répondit-elle. Mon fils, il se passe des choses graves : je viens d’entendre la voix de ton père !

– Vraiment ? demanda Ramsès, qui sentait la colère l’envahir.

– Ton père immortel m’a dit, poursuivait la reine, que tu t’étais engagé sur le chemin de l’erreur… « Qui, disait ton père, restera aux côtés de Ramsès s’il perd la bienveillance des dieux et celle du clergé ? Dis-lui que s’il persévère dans l’erreur, il mènera à leur perte l’Égypte, la dynastie et lui-même ! »

– Ah ! Ainsi, ils me menacent déjà, le premier jour de mon règne ! Eh bien, mère, sache que le chien qui aboie le plus fort est celui qui a le plus peur ! Ces menaces ne prouvent qu’une chose : la peur qu’éprouvent les prêtres.

– Mais c’est ton père qui parlait… répéta la reine.

– Mon père, qui est actuellement un pur esprit, connaît mon cœur et il connaît aussi la situation lamentable de l’Égypte. Il sait aussi que mes désirs sont purs et mes intentions louables. Aussi, ce n’est pas lui qui voudrait s’opposer à la réalisation de mes projets !

– Tu ne crois donc pas que c’est ton père qui t’a parlé ? demanda sa mère, effrayée.

– Je ne sais pas, mais j’ai d’excellentes raisons de croire que ces voix qui retentissent dans tous les coins de ce palais ne sont rien d’autre qu’une supercherie des prêtres ! Les prêtres seuls, en effet, ont des raisons de me craindre, et non les esprits ou l’ombre de mon père !

La reine était visiblement étonnée de voir combien peu d’impression ses paroles avaient fait sur Ramsès. À vrai dire, elle avait vu au cours de sa vie tant de miracles, qu’elle était un peu sceptique quant à leur authenticité.

– Dans ce cas, sois au moins prudent, mon fils, soupira-t-elle. Cet après-midi, Herhor est venu me trouver. Il était fort mécontent de l’audience que tu lui avais accordée… Il m’a dit que tu voulais écarter les prêtres de la Cour.

– À quoi me servent-ils ? À augmenter les dépenses de mes cuisines et à m’espionner !

– Toute l’Égypte se révoltera si les prêtres te dénoncent comme blasphémateur ou comme impie !

– Elle se révolte déjà, mais par la faute des prêtres ! Quant à la piété du peuple égyptien, je commence à en avoir une idée toute personnelle… Si tu savais, mère, combien de procès sont en cours, en Basse-Égypte, pour vol de tombeaux !… Oh oui ! Depuis longtemps, chez nous, ce qui touche à la religion a cessé d’être sacré !

– C’est la faute des étrangers, des Phéniciens surtout, qui nous envahissent de plus en plus !

– Peu importe quelle en est la cause. Le fait est que plus personne, en Égypte, ne considère les statues ou les prêtres comme des choses surnaturelles. Et si tu entendais, mère, les propos que tiennent les soldats et les nobles, tu comprendrais qu’il est temps que l’autorité royale s’affermisse, si l’Égypte ne veut pas perdre toute sa puissance !

– L’Égypte t’appartient, murmura la reine Nikotris, et ta sagesse est grande. Fais comme tu l’entends, mais sois prudent, prudent… Un scorpion, même mort, peut encore blesser son vainqueur imprudent…

Ils s’embrasèrent et le pharaon regagna ses appartements.

Cette fois, il ne put vraiment s’endormir. Il sentait que la lutte qu’il avait engagée contre les prêtres était quelque chose de sournois, que l’ennemi était d’autant plus redoutable qu’il était caché. Car pouvait-on lutter contre des voix, contre des prédictions d’astrologues ?

Une froide détermination s’empara de lui. Il pensa : « Que m’importe un ennemi insaisissable ? Qu’il parle, qu’il espionne, qu’il maudisse mon impiété, peu importe ! Je suis le maître, et c’est moi qui donne les ordres ; celui qui osera me désobéir sera mon ennemi et je tournerai vers lui ma police, mes juges et soldats ! »

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