Chapitre XIII

L’Égypte était en deuil depuis soixante-dix jours, car depuis soixante-dix jours déjà le corps du pharaon défunt était aux mains des embaumeurs et subissait le traitement rituel réservé aux dépouilles des grands. Les temples étaient fermés : les processions ne sortaient plus dans les rues. Toute musique s’était tue ; il n’y avait plus ni banquets, ni fêtes. Les danseuses s’étaient transformées en pleureuses, et au lieu de danser elles s’arrachaient les cheveux, ce qui rapportait d’ailleurs tout autant. On ne buvait plus de vin, on ne mangeait plus de viande, les dignitaires allaient pieds nus, vêtus d’étoffes grossières.

De la Méditerranée aux cataractes du Nil, du désert de Libye à la presqu’île du Sinaï, régnaient la tristesse et le silence. Le soleil de l’Égypte s’était éteint, car son maître, source de vie et de joie, était parti vers l’au-delà.

Aussi, lorsqu’il fut annoncé que l’embaumement était terminé, une grande joie s’empara-t-elle de tous. Désormais, le corps du pharaon était à l’abri du temps et pouvait voguer tranquillement vers l’éternité.

Cette joie était d’autant plus grande que l’on disait monts et merveilles du nouveau pharaon. Le peuple l’aimait déjà et il espérait une amélioration de son sort au cours du règne qui commençait. De plus en plus, dans les lieux publics et dans les tavernes, on murmurait contre les prêtres, on parlait de terres données aux paysans en pleine prospérité, et du repos hebdomadaire. L’armée elle aussi était en proie à une intense agitation, et la noblesse espérait que le nouveau maître du pays lui rendrait ses privilèges d’antan. Quant aux prêtres, ils serraient les poings en voyant comment Ramsès XIII les traitait, et ils le maudissaient de toutes leurs forces.

En effet, au palais royal, de grands changements étaient intervenus. Le pharaon avait considérablement réduit le train de sa Cour, et il avait transporté ses appartements dans une seule aile du palais ; il y avait logé également ses généraux, au sous-sol il avait placé ses soldats grecs, à l’étage dormait sa garde. Un régiment éthiopien occupait une autre aile. Des cavaliers asiates furent placés tout autour du bâtiment. Ainsi, entouré de ses plus fidèles soldats, Ramsès se sentait en sécurité.

Les prêtres, cependant, avaient gardé leur place au palais et s’y occupaient, comme par le passé, des choses de la religion, sous la direction de l’archiprêtre Sem. Mais comme ils ne mangeaient plus à la table du pharaon, leurs menus avaient beaucoup perdu de leur qualité. C’est en vain qu’ils firent valoir qu’ils avaient à nourrir plusieurs dizaines de dieux ; le trésorier, sur l’ordre du pharaon, leur répondit que les fleurs et les parfums suffisaient aux dieux et que les saints Pères, quant à eux, se devaient de ne manger que des mets frugaux, tels des gâteaux de seigle, et de ne boire que des boissons simples et saines comme l’eau ou la bière. Aussi, les prêtres se demandaient-ils sérieusement s’il ne vaudrait pas mieux pour eux de quitter le palais, plutôt que d’y mourir de faim, et se réfugier dans un temple où ils trouveraient de la nourriture de qualité et de la boisson en abondance. Peut-être même auraient-ils mis leur projet à exécution si Méfrès et Herhor ne s’y étaient opposés formellement.

À vrai dire, la position de Herhor n’était pas des plus faciles. Lui qui, jadis, ne quittait presque pas les appartements royaux, passait désormais ses journées, solitaire, dans son petit palais, et il lui arrivait de ne pas voir le pharaon des semaines durant. Quoique gardant son titre de ministre de la Guerre, il ne donnait plus, en fait, aucun ordre. Le pharaon réglait lui-même toutes les questions relatives à l’armée, lisait les rapports des généraux, tranchait les litiges. Lorsqu’il appelait Herhor, c’était presque toujours pour lui adresser quelque reproche.

Néanmoins, tous reconnaissaient que le pharaon travaillait beaucoup. Il se levait avant le soleil, prenait son bain et brûlait de l’encens devant la statue d’Osiris. Ensuite, il entendait les rapports du grand juge, du grand trésorier, du grand scribe et du régisseur de ses palais. Ce dernier s’entendait reprocher tous les jours les dépenses trop élevées de la Cour. En effet, plusieurs centaines de femmes du défunt pharaon, ainsi que leurs enfants, habitaient encore le palais. Le régisseur du palais finit par en chasser quelques-unes, qui allèrent se plaindre à la reine Nikotris. Celle-ci se rendit chez son fils et le supplia d’avoir pitié des femmes de son père et de ne pas les réduire à la misère. Ramsès l’écouta avec déplaisir, mais il ordonna à son trésorier de ne pas pousser plus avant ses restrictions. Il décida pourtant que toutes ces femmes quitteraient le palais pour être dispersées dans les divers domaines royaux du pays.

– Notre Cour coûte près de trente mille talents par an ! dit-il à sa mère : notre armée elle-même coûte moins ! Nous ne pouvons dépenser tant d’argent sans ruiner l’État et nous ruiner nous-mêmes !

– Fais comme tu l’entends, répondit la reine selon son habitude ; je crains cependant que les courtisans chassés ne deviennent autant d’ennemis pour toi.

Sans dire un mot, le pharaon prit sa mère par la main, la conduisit à la fenêtre et lui montra, au-dehors, un groupe de soldats en train d’exécuter des exercices. À cette vue, les yeux de la reine se remplirent de larmes de fierté ; elle baisa la main de son fils et lui dit :

– Vraiment, tu es le digne fils d’Isis et d’Osiris !… L’Égypte a enfin un maître !

Depuis ce jour, la reine Nikotris ne vint plus jamais intercéder auprès de son fils, et quand on lui demandait une démarche, elle répondait :

– Je ne suis que la servante de Sa Sainteté le pharaon, et je vous conseille de lui obéir sans opposer de résistance. Ce qu’il fait, ce sont les dieux qui lui ordonnent de le faire ; et qui donc peut faire front à la divinité ?

Au cours de la matinée, le pharaon s’occupait des questions administratives et financières, et, vers trois heures, il allait, accompagné de sa suite, rendre visite aux troupes stationnées près de Memphis et assister à leur entraînement.

Dans le domaine militaire, il opéra en peu de temps des changements considérables. En moins de deux mois, il forma cinq nouveaux régiments, il les épura des éléments troubles et leur donna une réelle efficacité militaire. Il plaça ses officiers les plus doués au ministère de la Guerre où ils remplacèrent les prêtres, et bientôt il rassembla dans ses mains tous les documents concernant l’armée. De plus, il fit recenser tous les hommes habitant son royaume et capables de porter les armes ; il ouvrit deux nouvelles écoles militaires pour enfants du peuple, il donna enfin à la carrière des armes un prestige nouveau.

Bientôt l’Égypte tout entière ressembla à un vaste camp militaire, et une ardeur nouvelle souffla sur le pays. Le pharaon assistait avec fierté à cette métamorphose due à sa seule volonté.

Mais arriva le moment où son front se rembrunit.

En effet, le jour même où l’embaumement de son père fut terminé, le grand trésorier lui dit, au moment de faire son rapport :

– Je suis dans l’embarras… Le trésor n’a plus que deux mille talents, et il nous en faut trois mille pour les funérailles du pharaon défunt…

– Comment, deux mille ? s’étonna Ramsès. Lorsque j’ai pris le pouvoir, tu m’as dit que nous en avions vingt mille !

– Oui, mais nous en avons dépensé dix-huit mille depuis lors…

– En deux mois ?

– Nous avons eu des dépenses énormes…

– Oui, certes, mais les impôts rentrent tous les jours !

– Ils rentrent de moins en moins, je ne sais trop pourquoi, d’ailleurs, répondit le trésorier. De plus, n’oublie pas que nous devons payer la solde aux soldats de cinq nouveaux régiments sans compter que ces hommes ne travaillent plus et ne produisent plus rien…

Ramsès réfléchissait.

– Nous devons emprunter de nouveau, dit-il. Je vais me mettre en rapport avec Herhor et Méfrès, afin que les temples nous prêtent de l’argent.

– Je leur en ai déjà parlé… Les temples ne prêteront pas une drachme !

– Ah ! Les saints Pères nous boudent ! sourit Ramsès. Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à nous adresser aux païens… Envoie-moi Dagon !

Vers le soir, le banquier phénicien arriva. Il se prosterna devant le pharaon et lui offrit une coupe en or incrustée de pierres précieuses.

– Maintenant, s’écria-t-il, je puis mourir en paix, puisque mon maître bien-aimé est sur le trône !

– Avant de mourir, essaie donc de me trouver quelques milliers de talents, dit Ramsès XIII.

Le Phénicien blêmit, ou du moins feignit un grand embarras.

– Demande-moi plutôt de chercher des perles dans le Nil, dit-il ; car jamais, il ne me sera possible de trouver pareille somme !

Ramsès s’étonna.

– Comment cela ? demanda-t-il. Les Phéniciens n’ont plus d’argent pour moi ?

– Nous pouvons te donner notre sang, et celui de nos enfants, répondit Dagon ; mais de l’argent ? Où en prendrions-nous ? Jadis, les temples nous en prêtaient, à quinze ou à vingt pour cent l’an, mais depuis que tu as séjourné au temple de Hator, les prêtres nous refusent tout crédit. S’ils le pouvaient, ils nous chasseraient d’Égypte aujourd’hui même ou, mieux, nous extermineraient tous ! Les paysans ne travaillent plus, se révoltent si on les frappe, et si un Phénicien s’adresse à un tribunal, il est certain d’être débouté… Décidément, nos heures dans ce pays sont comptées ! gémissait Dagon.

Ramsès se rembrunissait de plus en plus.

– Je vais m’occuper de cela, et les tribunaux vous rendront justice. En attendant, j’ai besoin, et tout de suite, d’environ cinq mille talents.

– Mais où veux-tu que nous les prenions ? se lamentait le Phénicien. Indique-nous des acheteurs pour nos marchandises, et nous leur vendrons tous nos entrepôts, pour t’être agréables… Mais où sont-ils, ces acheteurs ? Les prêtres, seule, pourraient nous tirer d’affaire, et encore, ils ne paieraient pas au comptant !

– Cherchez du côté de Tyr ou de Sidon… suggéra le pharaon. Chacune de ces villes pourrait nous prêter non cinq, mais cent mille talents, si elle voulait !

– Tyr et Sidon ? répéta Dagon. Aujourd’hui, toute la Phénicie amasse de l’or et des pierres précieuses pour amadouer les Assyriens. Des envoyés du roi Assar viennent chez nous et répandent le bruit que si, chaque année, nous envoyons à leur roi des sommes importantes, il nous laissera notre liberté, et nous fournira même l’occasion de réaliser des bénéfices importants, plus importants même que ceux que nous permet de faire l’Égypte…

Ramsès pâlit et serra les dents. Le Phénicien s’en aperçut et ajouta rapidement :

– Mais je te fais perdre ton temps, avec mes bavardages… Le prince Hiram est à Memphis en ce moment. Il pourra, mieux que moi, te renseigner à ce sujet, car c’est un homme plein de sagesse, et membre du Grand Conseil phénicien.

Ramsès s’anima.

– Oui, envoie-moi au plus vite Hiram ! dit-il. Car ton langage, Dagon, rappelle plus celui d’une pleureuse que celui d’un banquier !

Le Phénicien frappa le sol du front et demanda encore :

– Hiram peut-il venir immédiatement ? Il est vrai qu’il est tard, mais il redoute tant les prêtres qu’il préférera certainement te rendre visite de nuit…

Le pharaon se mordit les lèvres, mais il accepta. Il envoya Tutmosis accompagner le banquier, afin d’introduire Hiram au palais par une porte dérobée.

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