Chapitre XIV

Vers dix heures du soir, Hiram arriva au palais.

– Pourquoi viens-tu en cachette, comme un voleur ? lui demanda le pharaon vexé. Mon palais est-il une prison ou une léproserie ?

– Ah, seigneur, répondit le Phénicien, depuis que tu es devenu le maître de l’Égypte, ceux qui osent te parler sont considérés comme des criminels, et ils doivent répéter tout ce que tu leur as dit…

– À qui devez-vous répéter mes paroles ? demanda Ramsès.

– Ne connaîtrais-tu pas tes ennemis ? dit Hiram en levant les yeux vers le ciel.

– Nous reparlerons de cela, dit le pharaon. Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir ? J’ai besoin de quelques milliers de talents !

Hiram parut chanceler sous le chiffre. Ramsès le fit asseoir. Lorsqu’il se fut confortablement installé, le Phénicien commença :

– Pourquoi as-tu besoin d’emprunter de l’argent alors que tu as une fortune à portée de la main ?

– Oui, je sais, répondit le pharaon d’une voix irritée. Le jour où je prendrai Ninive et Babylone…

– Je ne pense pas à la guerre, interrompit Hiram, mais à tout autre chose qui pourrait, immédiatement, t’assurer d’importants revenus.

– De quoi s’agit-il ?

– Permets-nous, seigneur, de creuser un canal qui reliera la Méditerranée à la mer Rouge !

Le pharaon se leva brusquement.

– Tu plaisantes, vieillard ! s’exclama-t-il. Qui exécutera un travail pareil et qui, surtout, osera faire courir à l’Égypte le risque de se voir envahie par la mer ?

– Quelle mer ? Ce n’est certes ni la Méditerranée ni la mer Rouge qui envahiront l’Égypte ! Je sais que des prêtres-ingénieurs égyptiens ont étudié la question de près, et qu’ils ont calculé que c’était là la meilleure affaire du monde ! Seulement, ils préfèrent procéder eux-mêmes à ces travaux plutôt que de les laisser exécuter par le pharaon…

– As-tu des preuves de cela ?

– Je n’ai pas de preuves, mais je t’enverrai un prêtre qui t’exposera tout le projet avec plans et chiffres en mains.

– Qui est ce prêtre ?

Hiram hésita un instant.

– Ai-je ta promesse formelle que personne, en dehors de nous, ne saura le nom de cet homme ? Il pourra, seigneur, te rendre plus de services que je ne le puis moi-même ! Il connaît beaucoup de secrets sacrés…

– Oui, je te le promets.

– Ce prêtre s’appelle Samentou, et il vit au temple de Set, à Memphis. C’est un grand savant, mais il a besoin d’argent et il est dévoré par l’ambition ; comme les prêtres le rabaissent à plaisir, il m’a dit qu’il t’aiderait de toutes ses forces à les combattre. Or, je te l’ai dit, il connaît beaucoup de secrets… Beaucoup…

Ramsès réfléchit profondément. Il comprenait que ce prêtre était un grand traître, mais qu’il pourrait lui rendre d’importants services.

– Je penserai à Samentou, dit-il. Mais, pour en revenir à ce canal : quel profit en retirerai-je ?

– D’abord, la Phénicie te rendra les cinq mille talents qu’elle te doit ; de plus, elle te versera cinq mille talents par an pour le droit d’exécuter cet ouvrage ; ensuite, dès que les travaux auront commencé, tu recevras mille talents d’impôt annuel et un talent pour chaque dizaine d’ouvriers égyptiens que tu nous auras fournis ; en outre, nous te verserons annuellement un talent par ingénieur égyptien fourni ; enfin, tu nous donneras la gérance du canal pour cent ans, et nous te verserons mille talents par an de location. N’est-ce pas assez ? conclut-il.

– Et je recevrai dès demain mes cinq mille talents ?

– Si l’accord est conclu aujourd’hui même, tu auras demain dix mille talents plus un acompte de trois mille talents sur l’impôt futur…

Ramsès réfléchit. Plusieurs fois déjà, les Phéniciens avaient proposé aux pharaons égyptiens la construction de ce canal mais, toujours, les prêtres s’y étaient opposés. Ils avaient chaque fois argué du danger de l’envahissement par la mer. Mais Hiram n’affirmait-il pas que ce danger était inexistant et que, de plus, les prêtres le savaient ?

– Vous promettez, dit le pharaon après un long silence, vous promettez mille talents annuellement, et cela pendant cent ans ? Et vous me garantissez que ce canal est la meilleure affaire qu’on puisse réaliser ? Je t’avoue, Hiram, que je soupçonne là-dessous quelque traîtrise.

Le Phénicien s’anima.

– Seigneur, je vais tout te dire, mais je t’en supplie, sur l’ombre de ton père, sur ta couronne, ne livre jamais à personne ce secret… Car c’est le plus grand secret des prêtres chaldéens, égyptiens et même phéniciens ! L’avenir du monde en dépend !

– Allons, allons, Hiram, du calme ! sourit le pharaon.

– Les dieux, reprit le Phénicien, t’ont donné la sagesse, la noblesse d’âme et la force. C’est pourquoi, tu mérites de connaître ce secret, car tu es capable de grandes choses !…

Ramsès sentait l’envahir une douce fierté, mais il la domina.

– Cesse de me louer pour ce que je n’ai pas encore fait, dit-il à Hiram. Dis-moi plutôt quels profits tireront la Phénicie et l’Égypte de la construction de ce canal ?

Hiram se cala dans son fauteuil et commença :

– Sache, seigneur, qu’à l’est, au sud et au nord de l’Assyrie il n’y a ni désert ni pays marécageux, mais des contrées immenses et des empires inconnus… Ces pays sont si vastes, que ton infanterie, pourtant connue pour sa rapidité, mettrait deux années à atteindre leurs frontières.

Ramsès avait le visage d’un homme qui sait qu’on lui ment, mais qui accepte le mensonge. Hiram fit semblant de ne pas s’en apercevoir et il poursuivit :

– À l’est de Babylone, au bord d’une grande mer, habitent près de cent millions d’hommes ; ils ont des rois puissants, des prêtres plus savants que les vôtres, des livres anciens et des artisans habiles. Ces peuples produisent des étoffes, des armes, des poteries aussi belles que celles que tu vois ici ; ils ont des temples souterrains, plus riches que l’Égypte tout entière.

– Continue, continue, dit le pharaon, qui semblait amusé au plus haut point par les paroles de Hiram, mais aussi fort sceptique quant à leur véracité.

– Il y a, dans ces pays, des perles, de l’or, du cuivre, et surtout des pierres précieuses ; des fleurs et des fruits étranges y poussent ; les forêts y sont si vastes que l’on peut y errer des années durant, et les arbres de ces forêts sont aussi épais que les colonnes de vos temples… Les peuples qui habitent cette contrée ont des mœurs douces et simples, et si tu envoyais vers eux deux de tes régiments, tu pourrais conquérir des territoires plus vastes que l’Égypte et un trésor plus riche que le Labyrinthe ! Demain, si tu le permets, je te ferai porter des échantillons de tissus, de bois et de métaux de là-bas : je t’enverrai également quelques grains d’une plante qui dispense le bonheur, la paix et une béatitude connue des seuls dieux…

– Oui, je tiens beaucoup à voir ces échantillons, dit le pharaon.

Le Phénicien reprit.

– Plus loin, plus loin encore, à l’est de l’Assyrie, s’étendent d’autres pays peuplés d’environ deux cent millions d’habitants…

– Tu jongles avec les millions, interrompit le pharaon, incrédule.

– Je te jure sur mon honneur que tout ce que je dis est vrai, dit Hiram avec gravité.

Ce serment surprit Ramsès dont le scepticisme fut ébranlé.

– Continue ! dit-il.

– Ces pays, reprit Hiram, sont fort étranges. Les hommes qui les habitent ont le teint jaune et les yeux obliques. Leur maître s’appelle le Fils du Ciel et il règne avec l’aide de savants, qui cependant ne sont pas des prêtres et n’ont pas un pouvoir semblable à celui des prêtres égyptiens. Les habitants de cette contrée ont des mœurs semblables aux vôtres : ils ont le culte des morts et leur écriture ressemble fort à la vôtre : mais ils portent des vêtements longs, tissés dans une matière qui nous est inconnue, et leurs maisons ont des toits pointus… Ils cultivent un grain très nourrissant et s’abreuvent d’une boisson plus forte que le vin ; ils ont également une plante qui donne la vigueur et la joie ; enfin, ils connaissent un papier qu’ils peignent savamment, et une sorte de glaise qui, chauffée, brille comme le verre et résonne comme le métal. Demain, je t’enverrai des échantillons de ces pays-là aussi.

– Tu dis là des choses étranges, Hiram, dit le pharaon. Cependant, je ne vois pas le rapport entre le canal que tu veux creuser et ces peuples lointains…

– Tu vas comprendre tout de suite. Lorsque le canal aura été creusé, la flotte phénicienne et égyptienne pourra passer en mer Rouge, et de là atteindre en quelques mois ces pays riches qu’il est pratiquement impossible de gagner par la voie terrestre. Ne vois-tu pas, maintenant, toutes les richesses qui seront à ta portée ? Du bois précieux, de l’or, des pierres ! Je te jure, seigneur, que si tu mets jamais les pieds sur ces lointains rivages, l’or deviendra en Égypte moins cher que le cuivre, il y aura plus de bois que de paille, et d’esclaves que de bœufs ! Permets-nous de creuser ce canal, seigneur, et prête-nous cinquante mille soldats pour exécuter le travail !

– Cinquante mille soldats ? Et combien cela me rapportera-t-il ?

– Je te l’ai déjà dit ; mille talents par an pour la concession, et cinq mille pour les ouvriers, que nous nourrirons et paierons en outre nous-mêmes…

– Et vous les tuerez au travail ?

– Jamais de la vie ! Nous n’avons aucun intérêt à ce que les ouvriers meurent… Tes soldats ne travailleront pas plus au creusement du canal qu’ils ne travaillent aux fortifications ou à la construction de routes. Et quelle gloire pour toi, seigneur ! Quelle richesse pour l’Égypte ! Le plus humble paysan aura sa maison en bois, des vaches, des instruments de travail, un esclave peut-être… Jamais un pharaon n’aura tant amélioré le sort de son peuple ! Que sont les inutiles et mortes pyramides à côté d’un canal qui servira à transporter les richesses du monde entier ?

– Et il y aura cinquante mille soldats sur la frontière orientale…

– Certes. Et l’Assyrie n’osera jamais lever la main sur l’Égypte lorsque cinquante mille soldats garderont la frontière !

Le plan était éblouissant, et il promettait de telles richesses que Ramsès se sentit grisé d’avance. Mais il se domina.

– Je réfléchirai à tout cela, Hiram. Mais la décision à prendre est trop grave pour que je la prenne sans consulter les prêtres.

– Jamais ils n’accepteront ! s’écria le Phénicien. Quoique… quoique si le pouvoir passait jamais dans leurs mains, immédiatement ils nous demanderaient de faire ce travail…

Ramsès le regarda avec mépris.

– Vieillard, laisse-moi le soin de me faire obéir des prêtres, et hâte-toi de donner des preuves de ce que tu avances. Je serais un bien mauvais roi si je ne pouvais écarter les obstacles qui se dressent entre moi et l’intérêt du pays !

– Tu es un grand maître ! dit Hiram en se courbant jusqu’au sol.

La nuit était fort avancée lorsqu’il quitta le palais accompagné de Tutmosis. Le lendemain, il envoya par l’intermédiaire de Dagon une caissette contenant des échantillons des produits des contrées inconnues dont il avait ébloui le pharaon. Celui-ci y trouva des statuettes, des étoffes et des bagues hindoues, de l’opium, une poignée de riz, des feuilles de thé, des coupes en porcelaine et plusieurs feuilles de papier peintes à l’encre de Chine. Il regarda le tout avec grand soin et admit n’avoir jamais vu rien de pareil. Il ne doutait plus de l’existence de lointains pays où tout était différent : les montagnes, les gens, les maisons…

« Ces pays existent depuis des siècles : les prêtres le savent, ils connaissent leurs richesses, et n’en disent rien ! Ce sont vraiment des traîtres qui voudraient réduire le pharaon au rang de subordonné ! »

Dagon attendait ses ordres.

– Tout cela est fort intéressant, lui dit le pharaon ; mais ce n’est pas cela que j’ai demandé…

Dagon s’approcha de lui et murmura :

– Dès que tu auras signé un accord avec Hiram, Tyr et Sidon déposeront à tes pieds toutes leurs richesses !

Ramsès fronça les sourcils, car l’audace des Phéniciens l’irritait ; comment, ils osaient lui poser des conditions ? Aussi, dit-il froidement au banquier :

– Je réfléchirai et je donnerai ma réponse à Hiram. Maintenant, tu peux partir !

Après le départ de Dagon, la colère s’empara subitement de lui. La désinvolture avec laquelle le traitaient les Phéniciens le mettait hors de lui ; il sentait le besoin de leur rappeler sa force et son pouvoir. Il appela Tutmosis, qui arriva aussitôt.

– Envoie quelques officiers chez Dagon, lui ordonna-t-il, et fais-lui dire qu’il cesse d’être mon banquier ; il est trop stupide pour mériter cet honneur !

– Et par qui le remplaceras-tu ?

– Je ne sais pas encore. Il faudra trouver quelqu’un parmi les marchands égyptiens ou grecs… À la rigueur, je m’adresserai aux prêtres !

La nouvelle fit en quelques heures le tour de la ville. On racontait que les Phéniciens avaient encouru la disgrâce du pharaon, et dès le soir le peuple se mit à piller les boutiques de ces étrangers haïs. Les prêtres respirèrent. Herhor alla trouver Méfrès et lui dit :

– Je savais que notre maître se détournerait de ces païens qui boivent le sang du peuple… Il faut lui témoigner notre gratitude !

– Et lui ouvrir les portes de nos trésors ? demanda Méfrès avec aigreur. Ne sois pas si pressé, ajouta-t-il ; je connais ce garçon, et malheur à nous si nous le laissons nous dominer, ne serait-ce qu’un instant !

– Et s’il rompait définitivement avec les Phéniciens ?

– Il ne peut qu’y gagner : cela lui évitera de payer ses dettes…

– À mon avis, dit Herhor, le moment est propice pour que nous regagnions la faveur du pharaon. Il est fougueux mais sait être reconnaissant.

– Tu déraisonnes, aujourd’hui, coupa Méfrès. D’abord, Ramsès n’est pas encore pharaon, car il n’a pas été couronné au temple ; il ne le sera d’ailleurs jamais car il méprise les consécrations religieuses. Ensuite, nous n’avons pas besoin de sa faveur, mais c’est lui qui a besoin de celle des dieux qu’il injurie à chaque pas !

Méfrès suffoquait de colère. Il ajouta :

– Il a osé se moquer publiquement de ma piété… Il a comploté avec les Phéniciens, leur a fait surprendre des secrets d’État et, à peine arrivé sur les premières marches du trône, il excite déjà l’armée et la populace… Aurais-tu oublié tout cela ? Aurais-tu oublié le danger qu’il représente ? Qui peut nous garantir que ce dément qui, hier, a appelé les Phéniciens et qui les chasse aujourd’hui, ne commettra pas demain quelque acte qui entraînera notre perte ?

– Que propose-tu ? demanda Herhor, en le fixant au fond des yeux.

– Je pense qu’il n’y a pas lieu de manifester de la reconnaissance, ni surtout de la faiblesse ; et, puisqu’il a besoin d’argent, nous ne lui en donnerons pas !

– Et… ensuite ? demanda Herhor.

– Ensuite, il pourra gouverner son royaume et augmenter son armée sans argent… s’écria Méfrès, hors de lui.

– Et si l’armée, affamée, se met en tête de piller les temples ?

Méfrès ricana.

– Ce sera à toi, ministre de la Guerre, de montrer tes talents. Je suppose que tu as prévu l’éventualité d’un coup de force ?

– Oui, j’ai tout prévu, mais je ne pourrai rien si les temples sont profanés. Ne détiens-tu pas, toi, la foudre divine ?

– Certes, et elle punira le blasphémateur.

– Ah, vraiment ? demanda Herhor avec de l’ironie dans la voix.

Ils se quittèrent fort froidement.

Le soir même, le pharaon les convoqua. Ils arrivèrent séparément, et après avoir salué le maître, ils allèrent se placer chacun dans un coin différent de la pièce.

« Seraient-ils en brouille ? se demanda Ramsès. Tant mieux, tant mieux… »

Un instant plus tard arriva l’archiprêtre Sem, suivi de Pentuer. Ramsès s’assit, et il désigna aux quatre prêtres des petits tabourets placés en face de lui. Ils prirent place, et il commença :

– Saints Pères, jusqu’à présent je n’ai guère eu recours à vos conseils, car les ordres que je donnais avaient principalement trait à des préoccupations d’ordre militaire.

– C’était ton droit, Sainteté, dit Herhor.

– J’ai fait tout ce que j’ai pu pour augmenter la force de notre armée, poursuivait le pharaon ; j’ai créé de nouvelles écoles militaires et j’ai recruté cinq régiments…

– C’était également ton droit, dit Méfrès.

– Je ne parle même pas des autres mesures que j’ai prises, car elles ne vous intéressent pas…

– Certes, seigneur, dirent ensemble Herhor et Méfrès.

– Mais un autre problème vient de se poser à moi, reprit Ramsès ; les funérailles de mon père sont proches, et le trésor ne dispose pas des fonds nécessaires…

Méfrès se leva de son tabouret.

– Ton père, Ramsès XII, était un maître juste et bon ; il a assuré au peuple la paix et aux dieux la gloire. Permets-donc, seigneur, que ses funérailles se déroulent aux frais des temples.

Ramsès XIII s’étonna de cet hommage rendu à son père, et il en éprouva une satisfaction très vive. D’abord, il ne sut que répondre, puis il dit :

– Je vous suis reconnaissant de l’hommage rendu ainsi à mon père bien-aimé…

Il s’arrêta et parut réfléchir un instant. Lorsqu’il releva la tête, son visage était animé et ses veux brillaient.

– Oui, je suis ému par cette marque de bienveillance de votre part, saints Pères : puisque la mémoire du pharaon défunt vous est chère, j’ose espérer que cette même bienveillance rejaillira sur ma personne…

– Comment peux-tu en douter ? intervint Sem.

– Je n’en doute pas, et désormais je ferai preuve envers vous de plus de franchise…

– Que les dieux te bénissent ! dit Herhor.

– Je serai dont franc : mon Père, en raison de sa maladie, de son grand âge, et peut-être aussi de ses nombreuses préoccupations religieuses, n’a pu consacrer aux affaires de l’État tout le temps voulu. Je compte, moi, en consacrer davantage aux problèmes du gouvernement. Je suis jeune, bien portant, libre, et j’entends régner seul. Voilà ma volonté expresse ; je n’y dérogerai pas… Mais je sais que même l’homme le plus expérimenté ne peut se passer des services de fidèles serviteurs et de sages conseillers. C’est pourquoi, je vous demanderai votre avis de temps à autre…

– C’est bien à cela qu’est destiné le Grand Conseil, intervint Herhor.

– Oui, dit Ramsès. J’aurai donc recours à vos services, et je vais commencer immédiatement : je veux améliorer le sort du peuple égyptien, mais comme en pareille matière trop de précipitation ne peut que nuire, je pense accorder à mon peuple, pour commencer, un modeste cadeau. Je veux lui accorder un jour de repos pour six journées de travail…

– Il en a été ainsi pendant le règne de dix-huit dynasties, approuva Pentuer.

– Cela fait cinquante jours sans travail chaque année, soit cinquante drachmes perdues, dit Méfrès. Comme nous avons, en Égypte, un million de travailleurs, l’État y perdra environ dix mille talents par an.

– Oui, il y aura des pertes, mais la première année seulement, intervint Pentuer ; lorsque l’ouvrier, grâce au repos, aura repris des forces, il produira davantage l’année suivante !

– Peut-être, dit Méfrès ; néanmoins, il nous faut ces dix mille talents pour la première année de l’expérience.

– Tu as raison, Méfrès, dit le pharaon ; les réformes que j’envisage nécessitent même vingt ou trente mille talents. C’est pourquoi, j’aurai besoin de votre aide…

– Nous sommes prêts à t’aider par des prières et des processions, dit Méfrès.

– Oui, priez, mais donnez-moi en outre trente mille talents !

Les prêtres se taisaient. Ramsès attendit un instant, puis se tourna vers Herhor.

– Tu ne dis rien, saint Père ? lui demanda-t-il.

– N’oublie pas, seigneur, que le trésor ne peut même pas payer les funérailles de Ramsès XII ; comment voudrais-tu qu’il te donne trente mille talents ?

– Et les trésors du Labyrinthe ?

– Ils sont sacrés. Nous ne pouvons y puiser qu’en cas de besoin urgent ! dit Méfrès.

Le pharaon blêmit de colère.

– Eh bien, disons que j’ai urgemment besoin d’argent !

– Il t’est facile de trouver non pas trente, mais même soixante mille talents, si tu le veux, dit Méfrès.

– Comment cela ?

– Ordonne qu’on chasse tous les Phéniciens d’Égypte !…

Les assistants crurent que le pharaon allait se jeter sur l’insolent. Il pâlit, ses lèvres tremblèrent, ses yeux brillaient d’un éclat sauvage. Il se maîtrisa cependant et répondit, d’une voix étonnamment calme :

– Cela suffit. Si vous n’êtes pas capables de me donner d’autres conseils que ceux-là, je m’en passerai. Avez-vous oublié que nous nous sommes engagés par écrit, vis-à-vis des Phéniciens, à leur rendre l’argent qu’ils nous ont prêté ? L’as-tu oublié, Méfrès ?

– Pardonne-moi, seigneur, mais je pensais à autre chose, en ce moment. Je pensais que c’est non sur du papyrus, mais sur de la pierre et du bronze, que tes ancêtres ont gravé la promesse que les présents déposés par eux aux temples et offerts aux dieux resteront à jamais la propriété des temples et des dieux…

– Et la vôtre… ironisa Ramsès.

– Oui, la nôtre dans la même mesure où l’Égypte t’appartient, à toi, répliqua Méfrès. Nous gardons ces trésors, continua-t-il, et les accumulons, mais nous n’avons pas le droit de les dilapider !

Vibrant de colère, le pharaon quitta la salle et rentra dans son cabinet. La situation lui apparaissait à présent dans toute sa gravité. Il ne pouvait plus douter de la haine des prêtres, ces dignitaires fous d’orgueil qui n’avaient accepté qu’il devienne pharaon que dans l’espoir de le dominer. Ils l’espionnaient, ils ne lui avaient pas parlé du traité avec l’Assyrie, ils avaient essayé de le tromper lors de son séjour au temple de Hator, ils avaient massacré ses prisonniers. Il se souvint des courbettes de Herhor, de la voix insolente de Méfrès. Que de mépris et d’orgueil sous ces apparences de politesse et de soumission ! Il leur demandait de l’argent, et ils lui proposaient des prières !… Ils se permettaient même de sous-entendre qu’il n’était pas le seul maître de l’Égypte !… Réellement, la situation était menaçante. Le trésor ne recelait plus que mille talents environ, de quoi subvenir aux besoins d’une semaine, tout au plus. Et après ?… Que diraient les employés, les domestiques, les soldats, lorsqu’ils cesseraient d’être payés ? Les archiprêtres connaissaient fort bien la situation où il se trouvait plongé, et ils savaient qu’ils pouvaient le perdre en lui refusant l’argent. Il sentit que son règne pouvait connaître une fin rapide, et la colère, une colère impuissante doublée de haine, le submergea. Il se ressaisit soudain et il songea :

« Que peut-il m’arriver de pire ? Mourir ! Eh bien, j’irai rejoindre mes glorieux ancêtres, Chéops et Ramsès le Grand… Mais je pourrai leur dire, en arrivant auprès d’eux, que j’ai péri en combattant. »

Il n’admettait pas que lui, le vainqueur des Libyens, dût céder devant une poignée de forbans, et il ne pouvait accepter qu’en raison de l’ambition exacerbée d’un Méfrès et d’un Herhor, son peuple dût mourir de faim, son armée se disperser, ses paysans travailler sans relâche. C’étaient ses ancêtres qui avaient élevé les temples, c’étaient eux qui les avaient emplis de richesses, c’étaient eux aussi qui avaient bâti, par les armes, la grandeur de l’Égypte ! Qui donc était le véritable maître de ces trésors : le pharaon et ses soldats, ou les prêtres ?

Ramsès haussa les épaules et appela Tutmosis. Malgré l’heure tardive, le favori arriva aussitôt.

– Sais-tu, lui demanda le pharaon, que les prêtres ont refusé de me prêter de l’argent ?

– Veux-tu, seigneur, que je les fasse mettre immédiatement en prison ? demanda Tutmosis.

– Le ferais-tu ?

– Il n’y a pas un seul officier, en Égypte, qui hésiterait à exécuter les ordres de son pharaon !

– Dans ce cas, dit lentement Ramsès, dans ce cas n’arrête personne. J’ai pour moi trop de respect et pour eux trop de mépris ; on n’attaque pas le chacal avec un glaive ! D’ailleurs, il est trop tôt… Demain matin, tu iras trouver Hiram et tu lui diras de m’envoyer le prêtre dont il m’a parlé.

– Oui, seigneur. Je voudrais simplement que tu saches que le peuple s’est attaqué aujourd’hui aux maisons des Phéniciens…

– Aie ! Ce n’était vraiment pas nécessaire !

– Je crois aussi que depuis que Pentuer s’occupe de l’enquête sur les révoltes paysannes, les prêtres essaient d’inciter à la rébellion les gouverneurs et la noblesse. Ils disent que tu veux ruiner les nobles au profit des paysans…

– Et les nobles croient ces mensonges ?

– Certains les croient ; d’autres affirment ouvertement qu’il s’agit là d’une manœuvre de la part des prêtres.

– Et si vraiment je voulais améliorer le sort des paysans ?

– Fais ce que tu juges bon de faire, répondit Tutmosis.

– Voilà une bonne réponse ! s’exclama Ramsès, en riant. Va en paix et dis à mes nobles que non seulement ils ne perdront rien en exécutant mes ordres, mais qu’encore leur condition s’améliorera sensiblement. J’arracherai les richesses de l’Égypte à ceux qui en sont indignes, et je les partagerai entre mes fidèles serviteurs.

Il prit congé de son favori, et alla se reposer.

Le lendemain, vers midi, Hiram se fit annoncer. Aussitôt entré, il se prosterna devant le pharaon et lui offrit une pierre précieuse.

– J’ai appris hier que ce stupide Dagon a osé te rappeler notre conversation au sujet du canal de la Méditerranée à la mer Rouge, s’exclama-t-il. Pardonne-lui, car ce n’est qu’un imbécile ! Dis un mot, et toutes les richesses de la Phénicie seront à tes pieds sans que tu aies à signer aucun engagement ! Nous ne sommes pas des Assyriens, ni des prêtres, et ta parole nous suffit…

– Et si, Hiram, j’exigeais vraiment une forte somme ?

– Par exemple ?

– Par exemple… trente mille talents ?

– Immédiatement ?

– Non, échelonnés sur un an.

– Tu les auras, Sainteté, répondit Hiram sans hésiter.

Cette générosité surprit le pharaon.

– Vous demanderez certainement une garantie ?

– Pour la forme seulement, répondit le Phénicien, pour ne pas réveiller les soupçons des prêtres.

– Et le canal ? Dois-je signer l’accord immédiatement ?

– Nullement. Tu le signeras quand tu jugeras bon de le faire.

Ramsès respira, et le métier de roi lui parut soudain bien doux.

– Hiram, s’écria-t-il, je vous donne dès aujourd’hui, à vous Phéniciens, la permission de creuser le canal qui joindra la Méditerranée à la mer Rouge…

Le vieillard se jeta aux pieds du maître.

– Tu es le plus grand roi de la terre ! s’exclama-t-il.

– Mais n’en parle pour le moment à personne, car mes ennemis veillent. Voici cependant une bague en gage de ma promesse.

Il remit à Hiram une bague sertie d’une pierre noire.

– Toutes les richesses de la Phénicie sont à tes pieds, répéta le Phénicien, ému. Tu verras, seigneur, grâce à toi s’accomplira une œuvre qui assurera à ton nom une gloire immortelle !

Le pharaon serra la main de Hiram et le fit asseoir.

– Maintenant, nous voilà alliés. J’espère que la Phénicie et l’Égypte retireront de cette alliance un grand profit !

– Et le monde entier avec elles !

– Dis-moi, prince, comment se fait-il que tu aies à ce point confiance en moi ? demanda soudain Ramsès.

– Je connais la noblesse de ton caractère. Si tu n’avais pas été pharaon, tu serais devenu membre du Grand Conseil de Phénicie !…

– Mais, continua Ramsès, pour que je puisse tenir mes promesses, il faut que j’écrase le clergé. C’est une lutte terrible, et dont l’issue est incertaine…

Hiram sourit.

– Seigneur, si nous t’abandonnions aujourd’hui, alors que le trésor est vide, tu perdrais cette lutte, car un homme dépourvu de moyens perd courage. Mais tu as notre or et nos agents ; de plus, derrière toi, se dressent tes généraux et ton armée ; tu auras autant de peine à vaincre les prêtres qu’un éléphant à écraser le scorpion !

Il s’arrêta.

– Dans le jardin attend le prêtre Samentou, reprit-il. Je lui cède la place… Il t’expliquera des choses fort intéressantes… Quant à l’argent promis, tu l’auras au moment où tu le demanderas.

Il se prosterna et sortit.

Une demi-heure plus tard arriva le prêtre Samentou. Il avait une chevelure rousse, une barbe épaisse, un visage sévère et des yeux brillants d’intelligence. Il salua sans bassesse et regarda le pharaon droit dans les yeux.

– Assieds-toi, dit Ramsès.

L’archiprêtre s’assit par terre.

– Tu me plais, commença Ramsès, car tu as un visage d’Hyksôs, et ce sont mes meilleurs soldats !

Il s’arrêta un instant, puis reprit :

– C’est toi qui as parlé à Hiram du traité conclu par nos prêtres avec les Assyriens ?

– Oui, c’est moi, répondit Samentou, sans baisser les yeux.

– Tu as assisté à cette conversation infâme ?

– Non, mais je l’ai entendue. Dans les temples, tout comme dans ton palais, les murs sont percés et on peut entendre tout, depuis les caves jusqu’aux pylônes !

– Et, des caves, y a-t-il moyen de parler aux personnes habitant en haut ? demanda le pharaon.

– Oui, et de simuler la voix des dieux…

Ramsès sourit. Il avait donc eu raison en considérant comme une fourberie des prêtres cette voix qui disait être celle de son père !

– Pourquoi as-tu confié aux Phéniciens un tel secret d’État ?

– Parce que je voulais empêcher la signature de ce traité déshonorant, qui nuit aussi bien à nous qu’à la Phénicie…

– N’aurais-tu pas pu avertir plutôt un dignitaire égyptien ?

– Qui ? demanda le prêtre. Un de ceux qui sont impuissants devant Herhor, ou bien un de ceux qui m’auraient dénoncé, me condamnant ainsi à une mort atroce ? Je l’ai dit à Hiram, car il me paraissait être le personnage le mieux indiqué…

– Dans quel but crois-tu que Herhor et Méfrès ont conclu ce traité ?

– Je crois, seigneur, qu’ils manquent d’intelligence, et le Chaldéen Beroes leur a fait peur en leur prédisant dix années néfastes pour l’Égypte, et en les menaçant de défaite en cas de guerre avec l’Assyrie.

– Et ils l’ont cru ?

– Il paraît que Beroes a fait, devant eux, des miracles : il se serait même soulevé au-dessus du sol. Mais je ne vois pas de raison de perdre la Phénicie simplement parce que Beroes sait voler dans l’air…

– Ne croirais-tu pas aux miracles, toi non plus ?

– Cela dépend. Je crois que Beroes est vraiment capable de choses prodigieuses, mais nos prêtres, eux, ne sont que des charlatans !

– Tu sembles les haïr !

Samentou écarta les bras.

– Je ne fais que leur rendre leur haine : mais je les hais surtout pour leur hypocrisie, leurs mensonges, leur fausse austérité… Sais-tu que chacun d’eux dépense des dizaines de talents chaque année pour des femmes, qu’ils volent les autels…

– Mais, toi aussi tu acceptes les dons des Phéniciens !

– Les Phéniciens honorent vraiment Set, car ils redoutent sa colère pour leurs navires. D’ailleurs, si je refusais ce qu’ils me donnent, je mourrais de faim, moi et mes enfants…

Ramsès se dit que le prêtre n’était pas un méchant homme, quoiqu’il trahît les secrets des temples. De plus, il semblait plein de bon sens et disait la vérité.

– As-tu entendu parler, lui demanda encore le pharaon, as-tu entendu parler du canal qui doit relier la Méditerranée à la mer Rouge ?

– Oui, je connais ce projet. Il est vieux de plusieurs siècles.

– Et pourquoi ne l’a-t-on pas réalisé jusqu’à présent ?

– Parce que les prêtres craignent que des peuplades lointaines ne mettent le pied en Égypte, n’y affaiblissent la religion… et leurs revenus par la même occasion.

– Et ce que Hiram m’a dit de ces peuples habitant loin à l’est, est-ce vrai ?

– Oui, absolument vrai. Nous savons depuis longtemps qu’ils existent, et nous recevons souvent de ces régions quelque dessin ou quelque objet.

Ramsès réfléchit un instant, puis il demanda :

– Me serviras-tu fidèlement, si je te nomme mon conseiller ?

– Je te serai dévoué jusqu’à la mort, mais si je devenais conseiller du pharaon, les prêtres me haïraient plus encore…

– Crois-tu qu’il soit possible de les abaisser ?

– Oui, et même très facilement.

– Quel est ton plan ?

– Il faut s’emparer des trésors du Labyrinthe.

– Pourras-tu trouver le chemin ?

– Je dispose de nombreuses indications, et je trouverai bientôt celles qui me manquent.

– Et puis ?

– Il faudrait intenter à Méfrès et à Herhor un procès pour trahison d’État ; leurs relations secrètes avec l’Assyrie fourniront un excellent prétexte.

– Et les preuves ?

– Nous les trouverons avec l’aide des Phéniciens.

– Un tel scandale ne mettra-t-il pas l’Égypte en danger ?

– Absolument pas. Il y a quatre cents ans, le pharaon Amenhotep IV a renversé le pouvoir des prêtres et a pillé les temples… Personne n’est venu défendre le clergé : ni le peuple, ni la noblesse ! Il en sera de même cette fois-ci, d’autant plus que la foi est bien ébranlée !

– Et qui a aidé Amenhotep ? demanda le pharaon.

– Le prêtre Ey.

– Qui a succédé sur le trône à Amenhotep IV, n’est-il pas vrai ? demanda Ramsès en regardant fixement Samentou.

Mais celui-ci répondit calmement :

– Cela prouve simplement qu’Amenhotep était un mauvais roi…

– Tu es vraiment sage, dit Ramsès.

– Je suis à tes ordres, seigneur.

– Je te nomme donc mon conseiller ; mais tu ne viendras me trouver que secrètement.

– Je crois que c’est la meilleure solution. Je t’aiderai autant que je le pourrai, mais sans que personne ne le sache.

– Et tu trouveras le chemin du trésor du Labyrinthe ?

– J’espère qu’avant ton retour de Thèbes, où tu assisteras aux funérailles de ton père, j’aurai réuni toutes les indications nécessaires. Et lorsque nous aurons transporté les trésors au palais, lorsque le tribunal aura condamné Herhor et Méfrès – que tu pourras ensuite gracier – à ce moment-là je me montrerai au grand jour, et j’abandonnerai le temple de Set !

– Et tu crois que nous réussirons ?

– Je m’en porte garant ! s’écria Samentou. Il sera facile de soulever la populace contre les temples ; l’armée t’obéit ; tous les Égyptiens t’aiment. De plus, tu as l’appui des Phéniciens et de leur or. Que pourrais-tu espérer de plus ?

Sur ces mots, Samentou se retira, et Ramsès demeura seul.

Un espoir nouveau gonflait son cœur. S’il s’emparait des richesses du Labyrinthe, une partie d’entre elles suffirait à résoudre tous les problèmes, à améliorer le sort des paysans, à payer les dettes phéniciennes, à libérer les biens hypothéqués. Et alors, quels témoignages de son règne ne pourrait-il ériger en terre d’Égypte ?

Oui, toutes les difficultés disparaîtraient à ce moment-là ; les emprunts consentis par Hiram n’étaient, eux, qu’un palliatif momentané, car les dettes doivent tôt ou tard, être remboursées. Le Labyrinthe, lui, sauverait l’Égypte de la ruine.

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