Chapitre XV

Sur le chemin de Thèbes, où il devait rendre l’ultime hommage à son père défunt, Ramsès XIII s’arrêta dans la province de Piom. De nombreuses pyramides s’élevaient là et, surtout, tout près du Nil, se dressait le fameux Labyrinthe, construit par Aménhémate et qui servait aux rois égyptiens de tombeau et de chambre du trésor.

C’est là que reposaient, en effet, les momies de nombreux pharaons, d’archiprêtres et de généraux, et c’est là que s’entassaient les richesses du royaume.

Extérieurement, le Labyrinthe ne semblait ni inaccessible ni particulièrement gardé. Un groupe de soldats au service des prêtres s’occupait de sa défense, sous la direction de religieux spécialement affectés au Labyrinthe. Mais la grande particularité de cet édifice, c’était ses trois mille chambres reliées entre elles par un dédale de couloirs dont personne, sauf quelques initiés, ne connaissait le plan. Tout nouveau pharaon, tout archiprêtre, tout trésorier nouvellement nommé, avait pour devoir de contempler de ses propres yeux le trésor du pays. Cependant, aucun d’entre eux n’était capable d’y arriver sans être guidé. Aucun n’avait même d’idée précise quant à l’endroit où se trouvaient entreposées les richesses. Certains croyaient le trésor sous terre, d’autres pensaient qu’il était caché loin du Labyrinthe auquel le reliait un couloir souterrain. Personne, d’ailleurs, n’essayait d’approfondir la question, car la loi voulait que toute curiosité dans ce domaine fût punie de mort.

Arrivé dans la région de Piom, le nouveau pharaon visita d’abord le pays lui-même. C’était une des provinces les plus prospères de l’Égypte. Dans les vergers poussaient des figuiers et des tamariniers, des champs soigneusement cultivés s’étendaient à perte de vue.

Le peuple accueillit son pharaon avec beaucoup d’enthousiasme ; on lui jeta des fleurs, on le couvrit de parfums ; il reçut pour dix talents d’or et de pierres précieuses. Mais Ramsès n’oubliait pas la raison principale de sa visite à la province : le Labyrinthe.

Il fut reçu à l’entrée du bâtiment par un groupe de prêtres au visage d’ascètes, ainsi que par quelques soldats au crâne tondu.

– Même ces soldats ressemblent aux prêtres ! s’étonna Ramsès.

– Ils le sont, mais ne possèdent que les consécrations inférieures, répondit le gardien-chef du temple.

Effectivement, tous ces hommes à la figure austère avaient fait vœu de chasteté et ne mangeaient pas de viande. Ils étaient fanatiquement dévoués à leur tâche. Le pharaon comprit tout de suite qu’on ne pouvait attendre d’eux aucun compromis, aucune trahison.

« Je me demande comment Samentou fera pour trouver son chemin… se dit-il ; je me demande aussi si mes Grecs et mes Asiates auront peur de ces soldats chauves. À vrai dire, ils sont si sauvages que les allures solennelles ne leur en imposent pas !… »

À la demande des gardiens du Labyrinthe, la suite du prince resta devant le porche, sous la garde des soldats.

– Dois-je aussi laisser ici mon glaive ? demanda le pharaon.

– Ce n’est pas la peine. Nous n’avons rien à en redouter…

Cette réponse insolente fit monter une bouffée de colère au visage de Ramsès, mais il avait depuis longtemps appris à se dominer. Il pénétra dans le bâtiment après avoir traversé une vaste cour bordée de sphinx. Dans le vestibule sombre, s’ouvraient huit portes.

– Par quelle porte Sa Sainteté veut-elle pénétrer dans le Trésor ? demanda le gardien-chef.

– Par celle qui accède au chemin le plus court.

Chacun des prêtres qui l’accompagnaient prit une brassée de torches, mais un seul en alluma une. Le gardien principal marchait à côté du pharaon, avec, à la main, un chapelet dont il faisait glisser les grains. Trois autres prêtres suivaient Ramsès.

Le prêtre au chapelet tourna à droite, et pénétra dans une grande salle dont les murs et les colonnes étaient couverts de dessins et d’inscriptions. De là, ils prirent un couloir étroit et montant, et se trouvèrent dans une autre salle aux portes innombrables. Là, le plancher s’entrouvrit et ils descendirent par un escalier étroit. Ils arrivèrent ainsi dans une pièce où ne semblait exister aucune issue ; mais le guide toucha une inscription murale et une porte apparut. Ramsès essayait de retenir le chemin qu’ils suivaient, mais bientôt il perdit tout sens de l’orientation et renonça. Il vit seulement qu’ils traversaient de grandes et de petites salles, qu’ils longeaient des couloirs tantôt larges et tantôt étroits, qu’ils montaient, descendaient, ouvraient certaines portes et en fermaient d’autres. Il avait aussi remarqué qu’à chaque porte franchie le guide faisait glisser un grain de son chapelet.

– Ou sommes-nous, maintenant ? demanda-t-il soudain. Sous terre ou à l’air libre ?

– Nous sommes aux mains des dieux ! répondit son voisin.

« Décidément, ils parlent tous le même langage ! » se dit Ramsès.

Un instant plus tard, il s’exclama :

– Mais nous sommes passés par ici au moins deux fois déjà !

Les prêtres ne dirent rien, mais celui qui portait la torche l’approcha du mur et Ramsès dut admettre que les inscriptions qu’il y voyait lui étaient inconnues, et qu’il ne les avait jamais vues auparavant.

Dans une des pièces qu’ils traversèrent, il vit un corps étendu par terre, recouvert d’une bâche.

– Voici le cadavre du premier Phénicien qui a tenté de pénétrer dans le Labyrinthe et est parvenu jusqu’ici, il y a cent ans de cela, dit le guide.

– On l’a tué ?… demanda Ramsès.

– Non, il est mort de faim.

Une demi-heure plus tard, ils virent un autre cadavre.

– Et voilà le corps d’un prêtre nubien qui a essayé de s’introduire ici sous le règne de ton grand-père…

Le pharaon ne demanda même pas ce qui était arrivé à cet homme. Il avait l’impression qu’un poids énorme lui écrasait la poitrine ; ce silence, cette obscurité, ce dédale étaient horrifiants.

« Samentou ne pourra rien faire ici… ou bien il périra, comme ces deux autres dont j’ai vu les cadavres. »

Jamais encore il ne s’était senti aussi seul, aussi menacé ni aussi désarmé qu’au milieu de ces prêtres dont il dépendait entièrement ; une sorte de panique s’empara de lui et, de la main, il toucha son glaive. Il aspirait à la lumière du jour et se disait que la mort, dans une de ces trois mille pièces sombres, devait être quelque chose d’atroce.

Ils marchaient depuis une heure environ lorsqu’ils pénétrèrent dans une salle basse, soutenue par de lourdes colonnes. Les prêtres qui entouraient Ramsès se dispersèrent et l’un d’eux s’approcha d’une colonne et disparut. Une ouverture étroite apparut dans un des murs, et les prêtres allumèrent toutes leurs torches. Ensuite, un à un, ils franchirent l’étroite entrée.

– Voici la salle du trésor, dit le gardien-chef.

Les prêtres mirent le feu aux torches accrochées aux murs et Ramsès aperçut des objets d’une valeur inestimable, rangés le long des murs. Chaque dynastie, chaque pharaon, avaient accumulé là ce qu’ils avaient de plus précieux et de plus rare. Ramsès vit des chars, des barques sculptées, des meubles divers, de l’ivoire et toutes sortes de bois précieux. Il y avait aussi des armes, des vêtements de prix, des pierres rares. La sécheresse de l’air conservait tous ces objets en parfait état depuis des siècles.

Tant de richesses accumulées irritèrent le prince au lieu de le ravir.

– Dis-moi, demanda-t-il au gardien-chef, quel profit retirons-nous de tant de biens amassés dans un souterrain ?

– Ils seront pour nous d’une grande utilité en cas de danger, répondit le prêtre. Avec un seul de ces chars ou de ces glaives, nous pourrions acheter la bienveillance de tous les satrapes assyriens, et peut-être le roi Assar lui-même se laisserait-il tenter !…

– Je pense qu’il préférera s’emparer de tout cela par la force, plutôt que d’attendre notre éventuelle générosité…

– Qu’il essaie ! dit le prêtre avec un sourire entendu.

– J’ai compris… Vous êtes en mesure de détruire tous ces trésors… Mais alors, plus personne n’en jouira jamais !

– Cela ne nous regarde pas, trancha le prêtre ; nous gardons ce qui nous a été confié, et nous faisons ce qu’on nous ordonne de faire.

– Ne vaudrait-il pas mieux utiliser ne fût-ce qu’une partie de ces richesses à renflouer le trésor national, et à tirer l’Égypte de la misère dans laquelle elle se trouve plongée ?

– Cela ne dépend pas de nous…

Ramsès fronça les sourcils puis demanda encore :

– Soit. Tous ces objets précieux peuvent servir à acheter des alliés. Mais si la guerre éclatait, avec quoi achèterions-nous des peuples qui n’apprécient pas l’art ni les objets richement travaillés ?

– Ouvrez la chambre du trésor, dit le prêtre.

De nouveau, les prêtres se dispersèrent et Ramsès pénétra dans la chambre du trésor elle-même. C’était une pièce vaste et haute remplie uniquement de métaux précieux. Il y avait là des tonneaux remplis de poussière d’or ; des barres d’or fondu étaient alignées le long des murs ; des briques d’argent s’amoncelaient jusqu’au plafond. Sur les tables étaient disposés des monceaux de rubis, de topazes, de saphirs et de diamants, de perles grosses comme des noix. Pour un seul de ces bijoux, on eût pu acheter une ville.

– Voilà tout ce dont nous disposons en cas de situation grave ! dit l’archiprêtre.

– Et quelle situation plus grave que l’actuelle attendez-vous donc ? Le peuple est dans la misère, les nobles et la cour endettés, l’armée réduite de moitié… Pouvez-vous imaginer pire situation ?

– Ce fut pire lors de l’invasion des Hyksôs !

– D’ici quelques dizaines d’années, ce seront les Israélites qui nous envahiront, à moins que les Libyens ou les Éthiopiens ne les devancent !… Et alors, toutes ces pierres précieuses serviront à orner des sandales de Juifs ou de Noirs !

– Sois tranquille, Sainteté ; en cas de besoin, non seulement le trésor, mais le Labyrinthe tout entier disparaîtra, et ses gardiens avec lui…

Ramsès était maintenant convaincu d’avoir affaire à des fanatiques qui ne pensaient qu’à une chose : ne jamais laisser personne s’emparer du trésor qui leur avait été confié. Il s’assit sur un tas de barres d’or et dit :

– Vous gardez donc ces richesses en vue de situations exceptionnelles ?

– Oui, seigneur.

– Dites-moi : à quoi verrez-vous que la situation est exceptionnelle ?

– Pour en décider, il faut réunir une assemblée d’Égyptiens composée du pharaon, de treize prêtres, de treize nobles, de treize officiers, enfin de treize marchands, paysans et ouvriers.

– Et vous remettrez vos trésors à une telle assemblée ?

– Nous donnerons la somme nécessaire, à condition que cette assemblée décide, à l’unanimité, que le pays est en danger, et que…

– Et que quoi ?

– Et que la statue d’Amon, à Thèbes, approuve cette décision.

Ramsès jubila intérieurement. Déjà, il avait un plan !

« Je puis réunir une telle assemblée et la forcer à émettre une décision unanime… Il me semble aussi possible d’inciter la statue d’Amon à approuver cette décision ; il suffira d’entourer les prêtres d’Amon de quelques Asiates… » se disait-il.

– Je vous remercie, fidèles gardiens, de m’avoir montré ce trésor unique au monde, qui ne m’empêche cependant pas d’être le plus pauvre des rois !… Et maintenant, veuillez me faire sortir d’ici par le plus court chemin.

– Nous souhaitons qu’au cours de ton règne tu enrichisses du double le Labyrinthe… Quant à sortir d’ici, il n’existe qu’un seul chemin et nous devons le prendre.

Un des prêtres tendit à Ramsès quelques dattes et une coupe de vin mélangé d’aromates. Le pharaon mangea et but, et se sentit reprendre des forces aussitôt.

– Je donnerais beaucoup pour connaître la clé de ce dédale incroyable ! dit-il en riant.

Le prêtre qui le guidait s’arrêta.

– Je puis te jurer, seigneur, qu’aucun d’entre nous ne connaît ce chemin, quoiqu’il l’ait fait des dizaines de fois.

– Mais alors, comment faites-vous ?

– Nous nous guidons d’après certaines indications ; mais si nous perdions une seule d’entre elles, nous mourrions tous de faim ici…

Ils se retrouvèrent dans le vestibule, puis dans la cour du Labyrinthe. Ramsès retrouva avec joie l’air frais et le soleil.

– Jamais, s’écria-t-il, je ne voudrais être gardien de ces trésors ! La peur m’étouffe rien qu’à l’idée de mourir dans cette obscurité !

– Pourtant, ces richesses sont bien attachantes ! répondit l’archiprêtre avec un sourire.

Le pharaon les remercia et ajouta :

– Je voudrais vous manifester ma gratitude pour votre compagnie si efficace, dit-il aux gardiens ; demandez-moi ce que vous voulez…

Mais les prêtres semblaient indifférents et leur chef répondit :

– Pardonne-moi seigneur, mon insolence, mais que pourrions-nous désirer ? Nos figues et nos dattes sont aussi douces que celles de ton jardin, et notre eau est aussi bonne que celle qui jaillit de la source de ton palais… Quant aux richesses, n’en avons-nous pas plus que tous les rois de la terre ?…

« Rien ne réussira à corrompre ces hommes-là, pensa le pharaon ; mais je la leur donnerai, la décision unanime de l’assemblée ; et ils l’auront, l’acquiescement d’Amon !… »

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