Chapitre XIX

Pendant que Pentuer parcourait le pays à la recherche des délégués dont avait besoin Ramsès, celui-ci mariait, à Thèbes, son favori Tutmosis.

Entouré d’une suite brillante, il s’était rendu chez Antèphe, père de Hébron et gouverneur de Thèbes, pour lui demander la main de sa fille. Antèphe avait reçu son maître avec de grandes démonstrations d’humilité et de soumission, et avait accepté le mariage avec une joie visible. Il déclara donner à sa fille cinquante talents de dot annuelle ; de plus, toute sa fortune personnelle, qui était considérable, devait aller à sa mort à son gendre, de même que son titre de gouverneur, pour autant, naturellement, que le pharaon fût d’accord. De son côté, Ramsès déclara qu’il dotait Tutmosis à raison de vingt talents par an, et qu’il lui offrait plusieurs domaines en Basse-Égypte.

Lorsque les modalités financières furent réglées, Tutmosis vint remercier Antèphe d’avoir donné sa fille à un misérable comme lui, et le féliciter de l’avoir si bien élevée. La cérémonie du mariage fut fixée à quelques jours de là, car Tutmosis, en raison de ses devoirs militaires, ne pouvait attendre longtemps.

– Je te souhaite beaucoup de bonheur, mon fils, lui dit Antèphe avec un sourire, mais tu devras t’armer de patience, car ma fille bien-aimée, à vingt ans, est la femme la plus élégante de Thèbes, et elle a l’habitude de voir respecter tous ses caprices… Même mon pouvoir s’arrête au seuil de ses jardins, et je crains que ton titre de général ne fasse pas grand effet sur elle !…

Puis, il convia tous ses invités à un grand banquet au cours duquel la fiancée devait paraître. Afin de leur faire honneur, Ramsès invita Hébron et son favori à sa table. La jeune femme était réellement très belle et ne semblait ni naïve ni inexpérimentée, ce qui, en Égypte, n’étonnait personne. Le pharaon remarqua rapidement que la fiancée n’accordait pas même un coup d’œil à son futur époux, mais que, par contre, elle lui lançait à lui, des regards sans équivoque. Cela non plus ne pouvait étonner personne en Égypte.

Lorsque la musique retentit et que les danseuses apparurent, Ramsès se pencha vers Hébron et lui dit :

– Plus je te regarde, Hébron, et plus je m’étonne… Si un étranger te voyait, il te prendrait pour une déesse ou une prêtresse, mais certes pas pour une radieuse fiancée !…

– Tu te trompes, seigneur, répondit-elle ; je suis fort heureuse, en ce moment, mais pas à cause de mes fiançailles…

– Comment est-il possible ? interrompit Ramsès.

– Le mariage ne me tente guère, et je préférerais certes devenir prêtresse d’Iris plutôt que me marier…

– Mais alors, pourquoi te maries-tu ?

– Je le fais pour mon père, qui tiens absolument à avoir des héritiers, et aussi pour toi…

– Tutmosis ne te plaît donc pas ?

– Je n’ai pas dit cela. Tutmosis est beau, il est élégant, il a une belle voix, il est général de ta garde. Ce sont là de grandes qualités… Cependant, jamais je ne serais devenue sa femme si mon père et si toi-même ne me l’aviez demandé… D’ailleurs, je ne serai jamais vraiment sa femme ; il devra se contenter de ma fortune et des titres qu’il héritera de mon père… Le reste, il ira le chercher chez les danseuses !

– Et Tutmosis est au courant de son infortune ?

Hébron sourit.

– Il sait très bien que je n’appartiendrai jamais à un homme que je n’aime pas ! Or, je ne pourrai aimer que quelqu’un qui me sera supérieur !

– Penses-tu réellement ce que tu dis ? s’étonna Ramsès.

– J’ai déjà vingt ans, seigneur, et depuis six ans je suis entourée de prétendants et d’adorateurs ; j’ai pu apprécier leur réelle valeur !… Je t’assure que je préfère la conversation des hommes de science aux compliments des jeunes gens !

– Dans ce cas, je n’ai que faire à tes côtés, sourit Ramsès. Je ne suis pas élégant, et quant à la science… je n’en possède guère !

– Oh si, seigneur, tu as plus, tu as beaucoup plus !… répondit-elle en rougissant. Tu es un général vainqueur, tu es fort comme le lion, rapide comme l’aigle… Des millions d’hommes se prosternent devant toi, des empires entiers tremblent en entendant prononcer ton nom !… Les dieux même pourraient t’envier ta puissance !

Ramsès se troubla.

– Hébron, Hébron, si tu savais quels sentiments tu éveilles en moi ! murmura-t-il.

– C’est pourquoi, poursuivit-elle, j’ai accepté d’épouser Tutmosis. Ainsi, je vivrai non loin de toi, et je pourrai te voir plus souvent…

Sur ces mots, elle se leva et sortit.

Antèphe avait observé la conversation, et s’approcha de Ramsès, inquiet.

– Seigneur, dit-il, je crains que ma fille n’ait commis quelque impair… Pardonne-lui, car c’est une enfant si irréfléchie encore…

– Calme-toi, répondit le pharaon ; ta fille, bien au contraire, est pleine de sagesse et de maturité. Elle est sortie parce qu’elle s’est aperçue que ton vin égayait trop les convives.

En effet, le banquet tournait peu à peu à l’orgie.

– Je t’avouerai, tout à fait entre nous, souffla Antèphe, que le pauvre Tutmosis devra surveiller étroitement son épouse, et que sa vie avec Hébron ne sera pas des plus faciles…

Le banquet dura jusqu’au matin. Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Antèphe fit ramener chez eux, dans des chars, ses invités ivres morts.

Quelques jours plus tard eut lieu le mariage lui-même.

Ramsès y assistait, de même que les archiprêtres Méfrès et Herhor. Après la cérémonie solennelle au temple, les jeunes époux burent ensemble dans une même coupe, suivant la coutume, pour symboliser leur union. Puis, suivi de leur suite, et acclamés sur leur passage par la foule et les soldats, ils se rendirent au palais royal où devait se dérouler le repas de noces.

Jusqu’alors, Tutmosis avait habité dans les appartements du pharaon. À l’occasion de son mariage, il avait reçu de son maître un somptueux petit palais situé dans la partie la plus sauvage et la plus éloignée du parc et entourée de baobabs, de figuiers et de tamariniers. Les jeunes époux pouvaient passer là, à l’abri du monde, leurs premières journées d’intimité.

Le banquet se prolongea tard dans la soirée. Vers minuit, Herhor et Méfrès se levèrent de table et se rendirent au temple d’Amon. Là, dans une salle souterraine, ils rejoignirent Mentésuphis, le grand juge de Thèbes et plusieurs dignitaires du royaume.

Ils s’assirent sur des bancs de pierre, et Herhor prit la parole :

– Notre pharaon, Ramsès XIII, est un homme dangereux, dit-il. L’Assyrie, à deux reprises déjà, a réclamé la signature du traité promis…

– De plus, ajouta Méfrès, cet impie pense vraiment porter la main sur les trésors du Labyrinthe !…

– Or, continua Herhor, l’État n’est nullement menacé… Seul le pharaon l’est ! Il n’est donc pas question de toucher au Labyrinthe ! D’ailleurs, une fois que nous aurons commencé à y puiser, petit à petit toutes les richesses qu’il recèle prendront le chemin du palais royal, et le trésor séculaire de l’Égypte cessera d’exister ! Et pourquoi aiderions-nous un homme qui méprise les prêtres, raille la religion et incite le peuple à la révolte ?

– En ce qui concerne le peuple, interrompit Méfrès, il sera facile de changer son état d’esprit… Il suffira de répandre le bruit que le nouveau pharaon, qui promet tant de choses aux paysans, est fou… D’ailleurs, son grand frère passe ses journées perché au haut des arbres ; vous verrez que Ramsès commencera bientôt à faire de même !… Voulez-vous que je vous donne les preuves de sa folie ? Écoutez-moi…

Tous se rapprochèrent de lui.

– Dites-moi, commença Méfrès d’une voix haineuse et animée, dites-moi, un homme sain d’esprit descend-il devant des milliers de personnes dans l’arène pour combattre un taureau ? Passe-t-il ses nuits dans un temple païen ? Un homme normal fait-il de la première de ses femmes une esclave, entraînant ainsi sa mort et celle de son enfant ?

Un frisson d’horreur parcourut l’assistance.

– Tout cela, disait l’archiprêtre, nous en avons été témoins à Pi-Bast ; de même, Mentésuphis et moi avons vu des banquets au cours desquels, à demi fou, Ramsès injuriait les dieux et les prêtres !…

– Oui, nous avons vu tout cela, confirma Mentésuphis.

– Enfin, croyez-vous qu’un homme sain d’esprit, continuait Méfrès, de plus en plus animé, croyez-vous qu’un homme sain d’esprit abandonnerait son armée pour poursuivre, dans le désert, une bande de Libyens ? Et j’en passe…

– Le saint Méfrès est encore fort indulgent pour notre pharaon, intervint Herhor, en le traitant de dément. Nous pourrions plus justement lui donner le nom de traître…

À nouveau, un murmure s’éleva dans l’assistance.

– Oui, reprit Herhor, l’homme appelé Ramsès XIII est un traître, car non seulement il s’entoure d’espions et d’escrocs étrangers, qui doivent l’aider à trouver le chemin du trésor du Labyrinthe, non seulement il refuse de signer avec l’Assyrie le traité dont dépend la sécurité de l’Égypte, mais encore il accorde aux Phéniciens la permission de creuser un canal de la Méditerranée à la mer Rouge !… Or, ce canal est la plus grande menace qui puisse peser sur notre pays, car l’Égypte, en un instant, se verrait envahie par la mer ! Il ne s’agit plus ici d’un simple trésor ; il y va de nos temples, de nos maisons, de nos champs, de la vie de six millions d’hommes et de femmes, stupides il est vrai, mais innocents ! Il y va enfin de la vie de nos enfants, et de la nôtre ! Croyez-moi, jamais encore un homme n’a représenté pareil danger pour l’Égypte ! C’est pour en discuter, c’est pour trouver un moyen de salut, saints Pères, que nous sommes réunis ici aujourd’hui… Et il faut faire vite, car les décisions de cet homme sont impétueuses comme l’ouragan !

Un grand silence se fit dans la salle.

– Je pense, dit un des dignitaires présents, que le mieux serait de remettre l’affaire entre les mains de Méfrès et de Herhor. Ils ont trouvé le mal, qu’ils cherchent maintenant le moyen de le guérir ! Qu’ils se fassent assister, au besoin, du grand juge de Thèbes.

– Oui, oui ! répétèrent les autres.

Mentésuphis alluma une torche et se mit à couvrir un papyrus de signes. Il y consigna les décisions qui venaient d’être prises, et écrivit que le Grand Conseil secret, devant le danger qui menaçait l’État, remettait ses pouvoirs à Herhor et à Méfrès. Tous contresignèrent ce document, qui fut ensuite déposé, cacheté, sous l’autel d’Amon. Chacun des assistants s’engagea en outre à faire participer au complot dix autres dignitaires ; quant à Herhor, il promit de prouver que Ramsès XIII projetait de faire construire le canal Méditerranée-mer Rouge et s’apprêtait à violer le Labyrinthe.

– Ma vie et mon honneur sont entre vos mains, termina Herhor. Si je vous ai menti, vous pourrez me condamner à mort et faire brûler mon corps !…

Plus personne ne mit en doute ses paroles, tant ce serment était grave.


*

Tutmosis, cependant, habita quelques journées avec Hébron dans le palais que le pharaon lui avait offert mais, le soir, il se rendait à la caserne de la garde royale et y passait joyeusement la nuit en compagnie d’officiers et de danseuses. Tous comprirent à cette attitude que Tutmosis n’avait épousé Hébron que pour sa dot mais personne ne s’en étonna.

Au bout d’une semaine, le favori vint trouver Ramsès et lui annonça qu’il était prêt à reprendre son service. Il ne vit plus son épouse que le jour, car, la nuit, il était chargé de garder les appartements de son maître.

Un soir, Ramsès lui dit :

– Je ne me sens ni libre ni tranquille, dans ce palais. Ma mère entend de nouveau des voix mystérieuses, et je ne puis recevoir personne sans qu’on ne m’écoute… Aussi, dois-je quitter ces appartements pour consulter mes fidèles amis.

– Veux-tu que je t’accompagne ? demanda Tutmosis en voyant que le pharaon mettait son manteau.

– Non, reste ici et veille à ce que personne n’entre chez moi… Même ma mère… Tu diras que je dors et que je ne veux voir personne.

– Il en sera fait comme tu le désires, dit le favori en recouvrant Ramsès de son manteau.

Il éteignit les lumières et Ramsès sortit par une porte secrète.

Arrivé dans le jardin, il regarda soigneusement autour de lui, puis se mit à marcher d’un pas rapide dans la direction du palais qu’habitait Tutmosis. Après quelques instants de marche, une ombre lui barra le chemin.

– Qui est là ? demanda une voix.

– Nubie, répondit le pharaon.

– Libye ! répliqua la voix, et l’ombre s’écarta.

Ramsès reconnut Eunane. Il s’approcha de lui et demanda :

– Ah, c’est toi ? Que fais-tu donc ici, la nuit ?

– Je fais le tour des jardins, seigneur, car des voleurs rôdent parfois autour du palais.

– C’est bien. Mais n’oublie pas que la première qualité d’un officier de la garde est la discrétion. Aussi, arrête les voleurs mais évite de remarquer les personnages de marque qui circulent la nuit dans le parc… Et surtout, tais-toi !

– Seigneur, je suis tel un tombeau, et mon glaive est à ton service !

Ramsès coupa net d’un geste le bavardage d’Eunane.

– Je sais, dit-il. Peut-être, un jour, te demanderai-je de le tirer pour moi !

Il poursuivit son chemin.

Après un quart d’heure de marche dans d’étroits sentiers, il se trouva dans le jardin de la maison de Tutmosis. Il crut entendre bruisser le feuillage, et demanda, à voix basse :

– C’est toi, Hébron ?…

Une ombre couverte d’un grand manteau courut à sa rencontre et, jetant ses bras autour du cou de Ramsès, elle se mit à le couvrir de baisers passionnés en murmurant :

– Enfin, tu es venu, seigneur ! Je t’attends depuis si longtemps !…

Il la prit dans ses bras et la porta jusqu’à la maison. Son manteau s’accrocha à une branche et glissa de ses épaules, mais il ne songea même pas à le ramasser…


*

Le lendemain matin, la reine Nikotris appela Tutmosis chez elle. Le favori la trouva affreusement changée : elle était pâle, ses yeux étaient creusés de cernes profonds, son regard paraissait inquiet.

– Assieds-toi, lui dit-elle en désignant un tabouret.

Tutmosis hésita.

– Mais si, assieds-toi, répéta-t-elle, tu es un ami ; je t’ai vu grandir ; tu pourrais être mon fils…

Tutmosis fut effrayé par l’affolement de la reine et par sa voix tremblante.

– Ne répète à personne ce que je vais te dire, reprit la reine. À personne… Jure-le-moi !

– Je le jure ! fit Tutmosis, de plus en plus inquiet.

– Écoute bien, mais ne me trahis pas… Vois-tu cet arbre, là, en face de la fenêtre ?… Sais-tu qui j’y ai vu, perché, cette nuit ?

– Le frère de notre pharaon, qui se prenait, une fois de plus, pour un singe, sans doute…

– Non, pas son frère, mais Ramsès lui-même !

– Cette nuit ?

– Oui ! La lumière des torches a éclairé son visage… Il m’a regardé avec des yeux de dément, et m’a dit : « Regarde, mère, maintenant je sais voler, ce que ni Chéops, ni Ramsès le Grand, n’ont réussi à faire ! Vois comme des ailes me poussent !… » Il a tendu ses bras vers moi, et j’ai touché ses mains et son visage baigné de sueur glacée… Puis il est descendu de l’arbre et s’est enfui en courant…

Tutmosis écouta, plein d’horreur.

– Ce ne pouvait être Ramsès ! dit-il d’un ton décidé. C’était un homme qui lui ressemble, le sinistre Grec Lykon, qui a tué son fils et que les prêtres détiennent en leur pouvoir ! Non, ce n’était pas Ramsès ! C’est là une ignominie de plus imaginée par Herhor et Méfrès.

Une lueur d’espoir apparut sur le visage de la reine ; mais elle s’évanouit aussitôt.

– N’aurais-je pas reconnu mon fils ? demanda-t-elle.

– Ce Grec lui ressemble de façon incroyable ! répéta Tutmosis. D’ailleurs, je reconnais bien là les méthodes des prêtres ! Ah, les lâches !… La mort sera pour eux un châtiment bien trop doux !

– Le pharaon a-t-il dormi cette nuit chez lui ? demanda la reine.

Tutmosis se troubla et baissa les yeux.

– Il n’a pas dormi chez lui, n’est-ce pas ? insistait Nikotris.

– Mais si… répondit Tutmosis d’une voix hésitante.

– Je vois bien que tu mens ! s’écria la reine. Et ce manteau, ose jurer que ce n’est pas celui de mon fils !

Elle se leva, tira d’un coffre un manteau brun et le tendit à Tutmosis.

– Mon esclave l’a trouvé accroché aux branches de cet arbre ! dit-elle.

Tutmosis se rappela alors que Ramsès était rentré peu après minuit, sans manteau, disant qu’il l’avait perdu quelque part dans le jardin. Il hésita encore un instant, se refusant à admettre l’affreuse vérité.

– Non, répéta-t-il enfin avec énergie. Ce n’était pas Ramsès, mais Lykon, et les prêtres seuls sont les auteurs de cette sinistre farce !

– Et si, vraiment, c’était mon fils ?

Tutmosis sentait sa confiance le quitter. Certes, ses soupçons quant à Lykon étaient plausibles, mais il y avait de bonnes raisons de croire que l’homme juché au haut de l’arbre était Ramsès : il n’avait pas dormi au palais, cette nuit-là, et puis ce manteau perdu… D’ailleurs, son frère n’était-il pas fou ? Qui sait si la malédiction ne s’étendait pas aux autres membres de la famille ?

Le favori se sentit triste et découragé. Mais plus il doutait et plus la reine semblait retrouver espoir.

– Je te remercie de m’avoir fait penser à ce Lykon, dit-elle. Oui, je me souviens de lui… C’est à cause de lui que Méfrès accusait Ramsès d’avoir tué son fils, et aujourd’hui il se sert de ce criminel pour discréditer le pharaon ! En tout cas, n’en parle à personne, à Ramsès surtout ! S’il apprenait pareille horreur, il ne pardonnerait jamais aux prêtres de l’avoir ridiculisé ainsi ! Il les ferait juger, et ou bien Méfrès et Herhor se verraient condamnés à mort, ou bien ils seraient acquittés. Dans les deux cas, que de malheurs en perspective !

– Je ferai moi-même une enquête, dit Tutmosis d’une voix décidée.

– Trouve Lykon et tue-le sans pitié, comme une vipère ! s’écria encore la reine.

À partir de ce jour, Tutmosis n’osa plus regarder Ramsès dans les yeux et se mit même à l’éviter. Comme le pharaon lui aussi paraissait moins cordial, une sorte de gêne se dressa entre eux. Cependant, un soir, il appela son favori.

– J’ai à parler à Hiram de choses importantes, dit-il. Aussi, je dois sortir. Veille donc à l’entrée de ma chambre, comme tu l’as fait précédemment !

Lorsque Ramsès fut sorti, l’anxiété s’empara de Tutmosis.

« Les prêtres ne l’auraient-ils pas empoisonné avec quelque breuvage qui donne la folie ? Peut-être, se sentant malade et redoutant la crise, Ramsès fuit-il ses appartements. On verra bien ! »

Il vit, en effet. Ramsès ne rentra qu’après minuit. Il était couvert, cette fois, d’un manteau, mais ce n’était pas le sien ! Il portait sur les épaules une cape militaire…

Tutmosis ne put s’endormir, cette nuit-là, et, toute la matinée, attendit que la reine l’appelât. Mais Nikotris ne le demanda plus. Seulement, après la revue des troupes, à midi, Eunane s’approcha de lui et demanda à lui parler. Lorsqu’ils furent seuls, l’officier se jeta aux pieds de Tutmosis et le supplia de ne répéter à personne ce qu’il allait lui dire.

– Qu’est-il arrivé ? demanda le favori, pressentant un nouveau malheur.

– Seigneur, commença Eunane, hier, vers minuit, mes soldats ont surpris dans le jardin un homme qui courait, nu, et qui hurlait affreusement… Ils me l’ont amené, et…

Il se jeta de nouveau aux pieds de Tutmosis.

– Et quoi ? cria presque celui-ci.

– Je n’ose le dire… Cet homme nu…

– Qui était-ce ?

– Je ne puis plus rien dire… gémit Eunane.

– Vas-tu parler ? ordonna Tutmosis.

– Eh bien… j’ai recouvert de mon manteau la nudité sacrée… J’ai voulu le ramener au palais, mais il m’a ordonné de le laisser et de me taire… J’ai donc ordonné à mes hommes de ne rien dire de ce qu’ils avaient vu, sous peine de mort !

Tutmosis avait retrouvé son calme.

– Je ne comprends vraiment pas ce que tu me racontes, dit-il avec froideur. Sache, cependant, qu’il m’est déjà arrivé, à moi aussi, de courir nu après avoir trop bu… Un officier intelligent ne devrait s’étonner de rien !

– J’ai compris, murmura Eunane en le regardant droit dans les yeux. Je ne parlerai de tout cela à personne, et dès cette nuit, je me promènerai nu dans les jardins pour montrer à mes hommes que leurs supérieurs sont libres de faire ce qu’ils veulent !…

Le bruit de ces événements étranges se répandit cependant dans la ville avec une incroyable rapidité. Les habitants de Thèbes murmuraient que le pharaon était affligé de la même maladie que son frère aîné. La crainte et le respect qu’inspirait la personne du maître étaient si grands qu’on n’osait répandre ces rumeurs à voix haute, mais tous, sauf Ramsès, étaient au courant. La rapidité avec laquelle ces bruits s’étaient propagés prouvait indubitablement que les prêtres s’en étaient mêlés, car eux seuls étaient capables d’acheminer aussi rapidement les nouvelles d’un bout à l’autre de l’Égypte. Tutmosis remarquait qu’au palais tous ne pensaient qu’à cela ; les soldats se taisaient à son approche, les serviteurs murmuraient entre eux.

Irrité et inquiet, Tutmosis décida de consulter le gouverneur de Thèbes, Antèphe. Celui-ci paraissait, comme tout le monde, avoir eu connaissance des bruits qui circulaient de la ville.

– La seule chose que tu puisses faire, dit-il en haussant les épaules, c’est t’emparer de ce Lykon et essayer de prouver que c’est Méfrès et Herhor qui se sont servis de lui pour faire croire à la folie du pharaon : des preuves, entends-tu ? Il faut des preuves. Sans elles, aucun tribunal ne condamnera les archiprêtres… D’ailleurs, es-tu tellement sûr qu’il y ait eu supercherie ?

Tutmosis hésita. Puis une idée lui vint :

– Où est Hiram, en ce moment ? demanda-t-il.

– Il est parti pour Memphis peu après ton mariage, et il séjourne actuellement à Hiten.

L’embarras du favori ne fit que croître.

« La nuit où Eunane a trouvé dans les jardins un homme nu, le pharaon m’avait dit qu’il allait retrouver Hiram. Or, Hiram n’est pas à Thèbes ? Où donc était allé Ramsès ce soir-là ? »

Tutmosis ne savait plus que penser. De plus en plus, il doutait de la présence de Lykon dans les parages du palais. Et si lui, ami et favori de Ramsès, doutait, quels sentiments ne devaient pas agiter le peuple ? Ses partisans les plus dévoués n’allaient-ils pas faiblir, en apprenant que leur maître était un dément ? Oui, les prêtres venaient de remporter leur premier succès !

Dans sa colère et son incertitude, Tutmosis imagina un moyen audacieux. Rencontrant un jour l’archiprêtre Sem, il lui demanda :

– As-tu entendu parler, saint Père, des bruits qui courent au sujet de notre maître ?

– Le pharaon est si jeune qu’il peut prêter à toutes sortes de bruits malveillants, répondit prudemment Sem, en regardant Tutmosis d’un air bizarre. Je ne m’occupe, moi, que du culte des dieux…

– Je sais que tu es tout dévoué à notre maître, poursuivit Tutmosis ; c’est pourquoi, je voudrais te faire une confidence… Je viens d’apprendre, en toute certitude, que Méfrès garde emprisonné un certain Lykon. Cet homme est le meurtrier du fils du pharaon ; de plus, il ressemble à notre maître. Il serait bon, si Méfrès ne veut attirer sur le clergé un lourd discrédit, qu’il remît au plus vite ce criminel aux tribunaux. Si nous ne retrouvons pas Lykon, je crains fort que Méfrès ne perde son titre d’archiprêtre et sa tête par la même occasion… On ne peut, dans notre pays, protéger impunément un criminel !

Sem se troubla très fort, car il était au courant de l’affaire, et craignait qu’on ne l’accusât de complicité. Aussi, répondit-il immédiatement :

– J’avertirai Méfrès des soupçons qui pèsent sur lui. Mais sais-tu ce qu’il en coûte d’accuser à la légère quelqu’un d’un crime ?

– Je le sais, et je prends volontiers le risque. Méfrès est le seul à devoir éprouver, en ce moment, quelque inquiétude…

Cette conversation porta immédiatement ses fruits : plus jamais le sosie du pharaon ne se montra à quiconque.

Cependant, les rumeurs persistèrent. Ramsès n’en sut jamais rien, car Tutmosis n’osa pas lui en parler.

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