Chapitre XX

Vers la mi-septembre, la reine Nikotris, le pharaon et la Cour revinrent de Thèbes à Memphis. Au cours du voyage, Ramsès fit remarquer à Tutmosis, à plusieurs reprises :

– Il me semble que le peuple m’acclame moins fort, sur mon passage, quoiqu’il se masse toujours aussi nombreux sur les rives.

– Le peuple est fatigué par les terribles chaleurs, répondit Tutmosis ; il n’y a rien d’autre, rassure-toi…

– Oui, ce doit être à cause de cela, répondit gaiement le pharaon.

Mais Tutmosis ne croyait pas ses propres paroles ; il sentait, et toute la suite royale avec lui, que l’amour du peuple pour son pharaon avait étrangement décru depuis quelques semaines. Était-ce à la suite des rumeurs qui couraient au sujet de la folie de Ramsès – ou d’autres médisances – il ne savait pas. Ce dont il était sûr, c’est que c’était là le résultat de manœuvres de la part des prêtres.

Immédiatement après son retour à Memphis, le pharaon ordonna que se réunît dans son palais l’assemblée qui devait lui ouvrir les portes du Labyrinthe. Il donna également ordre à sa police de susciter une certaine agitation dans le peuple contre le clergé. Les paysans furent invités à réclamer le repos hebdomadaire.

Rapidement, toute la Basse-Égypte fut en proie à une véritable effervescence. Le peuple réclamait du repos, il injuriait les prêtres ; le nombre des délits augmenta, et les coupables refusaient de paraître devant les tribunaux. Les temples reçurent moins d’offrandes, et des statues de divinités furent renversées. La peur s’empara des prêtres, des hauts dignitaires et des nobles, car c’est en vain qu’ils s’efforçaient d’apaiser cette agitation croissante. Des aristocrates affolés vinrent supplier le pharaon de remédier à cette situation.

– La terre s’entrouvre sous nos pas ! gémissaient-ils. Notre vie est menacée, car les paysans se révoltent ! Si tu ne nous viens pas en aide, nos jours sont comptés !

– Mon trésor est vide, mon armée trop faible, ma police n’est pas payée, répondit Ramsès. Si vous voulez que je vous aide, fournissez-moi de l’argent… Pour ma part, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir !

Prétextant la gravité de la situation, il fit venir à Memphis divers régiments stationnés en province, et la capitale ressembla bientôt à une ville assiégée. Le pharaon disposait ainsi, à portée de la main, d’importantes forces militaires.

Le 10 septembre, le palais royal de Memphis connut dès le matin une intense animation. Des milliers de curieux s’étaient rassemblés devant le grand porche pour assister à l’entrée des délégués de tout le royaume dont la décision allait permettre au pharaon de puiser dans les trésors du Labyrinthe.

Bientôt, les notables parurent : d’abord les paysans, vêtus seulement d’un pagne, ensuite les artisans, puis les marchands, dont certains portaient perruque ; suivaient les officiers, dans leurs tuniques noires et jaunes ou bleues et rouges ; les treize aristocrates, en perruque et toge blanche, marchaient derrière eux. Les prêtres, le crâne rasé, la peau de panthère sur les épaules, fermaient le cortège. Tous entrèrent dans la grande salle du palais ou sept bancs, rangés l’un derrière l’autre, les attendaient. Les prêtres s’assirent sur les premiers, les paysans sur les derniers.

À ce moment parut Ramsès XIII, dans sa litière dorée ; les assistants se prosternèrent, et le pharaon s’assit sur le trône. Les archiprêtres Méfrès et Herhor, ainsi que le grand gardien du Labyrinthe entrèrent à leur tour. Les généraux entourèrent leur pharaon : les hauts dignitaires, avec leurs porteurs d’éventail, se placèrent en demi-cercle autour de leur maître.

– Égyptiens ! commença le pharaon d’une voix sonore. Vous savez que ma Cour, mon armée et mes dignitaires se trouvent dans le besoin. Or, le trésor est vide. Je ne me permets, quant à moi, aucune dépense excessive, je m’habille et me nourris comme un soldat, et j’entretiens moins de femmes que le dernier de mes scribes !…

Il y eut un murmure d’acquiescement dans l’assemblée.

Ramsès poursuivit :

– Jusqu’à présent, lorsque le trésor était vide, on avait recours à de nouveaux impôts ; mais je connais la misère de mon peuple, et non seulement je ne veux pas l’écraser de nouveaux impôts, mais encore je veux à tout prix alléger son sort !

– Sois béni éternellement, seigneur ! retentirent des voix sur les derniers bancs.

– Heureusement pour l’Égypte, poursuivit Ramsès XIII, notre pays dispose de richesses qui pourraient facilement servir à payer les fonctionnaires, à développer l’armée, à améliorer la vie du peuple, et même à rembourser toutes nos dettes envers les temples et les Phéniciens. Ce trésor, rassemblé par nos ancêtres, se trouve entreposé dans le Labyrinthe. Mais je ne peux y puiser qu’à condition que vous tous, qui représentez ici la Basse-Égypte, vous m’autorisiez à disposer des biens de mes prédécesseurs ; il faut, pour cela, que vous proclamiez que le pays se trouve dans une situation exceptionnellement grave…

– Oui, nous sommes d’accord, prend tout ce dont tu as besoin ! s’écrièrent les délégués.

– Herhor – le pharaon s’adressa au ministre – le clergé a-t-il quelque chose à ajouter ?

– Très peu de chose, répondit Herhor en se levant ; d’après des lois séculaires, le trésor du Labyrinthe ne peut être entamé que pour autant que le pays ne dispose d’aucune autre ressource ; or, il n’en est pas ainsi aujourd’hui, car si tu voulais tirer un trait sur les dettes phéniciennes, non seulement ton trésor se remplirait, mais encore ton peuple serait délivré du joug des étrangers…

Un murmure d’approbation courut sur les bancs.

– Tes conseils sont ingénieux, saint Père, répondit calmement le pharaon, mais ils sont dangereux. Car si mon trésorier, mes gouverneurs et mes nobles prenaient l’habitude de ne plus reconnaître leurs dettes, il serait à craindre qu’ils n’oublient ce qu’ils doivent aux temples…

Le coup était si direct que Herhor parut chanceler, et se tut.

– Et toi, grand gardien du Labyrinthe, qu’as-tu à dire ?

– J’ai ici une urne, répondit celui-ci, et des cailloux blancs et noirs. Chaque délégué en recevra un blanc et un noir, et s’il est d’accord pour que soit entamé le trésor du Labyrinthe, il mettra dans l’urne un caillou noir ; s’il estime qu’il ne faut pas toucher aux biens des dieux, il glissera un caillou blanc.

– N’accepte pas ce système, seigneur, murmura le grand trésorier au pharaon. Que chaque délégué dise son opinion à haute voix !

– Nous devons respecter la coutume ! intervint Méfrès.

– Soit, qu’ils votent à l’aide de cailloux ! décida le pharaon. Mon cœur est pur et mes intentions honnêtes.

Méfrès et Herhor se regardèrent à la dérobée.

Le grand gardien du Labyrinthe, assisté de deux officiers, circula entre les bancs et remit à chaque délégué les deux cailloux nécessaires au vote. Certains paysans ne comprenaient pas ce qu’on voulait d’eux, et disaient, embarrassés :

– Nous voudrions pourtant satisfaire à la fois et le pharaon et les dieux ! Comment faire ?…

Enfin, le vote commença. Tour à tour, chaque délégué s’approchait de l’urne et y glissait son caillou, de telle façon qu’on n’en pût deviner la couleur.

Le grand trésorier, debout à côté du trône, murmurait cependant au pharaon :

– Tout est perdu !… S’ils avaient voté à haute voix, nous aurions obtenu l’unanimité ; maintenant, je suis convaincu qu’il y aura au moins vingt cailloux blancs dans l’urne !

– Calme-toi, répondit Ramsès avec un sourire. J’ai sous la main plus de régiments que je n’aurai de voix contre moi !

– Cela ne te servira à rien ! Sans l’unanimité, le Labyrinthe nous restera fermé !

Le défilé des délégués avait pris fin. L’urne fut vidée et son contenu répandu sur le sol : sur quatre-vingt-onze votants, il y avait quatre-vingt-trois cailloux noirs et seulement huit blancs.

Les généraux frémirent ; dans le regard des archiprêtres passa un éclair de triomphe, mais bientôt leur visage se rembrunit, car Ramsès gardait un air réjoui.

Personne n’osait proclamer à haute voix que la proposition du pharaon avait été rejetée. Ce fut Ramsès qui rompit le silence :

– Égyptiens, dit-il d’une voix calme, vous avez exécutez mes ordres. Ma grâce vous accompagne ! Pendant deux jours, vous serez mes hôtes au palais. Vous recevrez des présents, puis vous rentrerez chez vous, à votre travail !… Que la paix soit avec vous !

Sur ces mots, il quitta la salle, suivi de ses courtisans, cependant que Méfrès et Herhor se regardaient avec désarroi.

– Il ne paraît nullement déçu ! murmura Herhor.

– Je t’ai toujours dit que c’était un chien furieux ! répondit Méfrès. Tu verras qu’il ne reculera pas devant la violence ! À moins que nous ne le devancions…

Le soir même, Ramsès XIII rassembla dans ses appartements ses plus fidèles serviteurs : le grand trésorier, le grand scribe, Tutmosis et Kalipsos, commandant des régiments grecs.

– Seigneur, commença le trésorier, pourquoi n’as-tu pas fait comme tes prédécesseurs ? Si le vote n’avait pas été secret, nous aurions déjà le droit d’entrée au Labyrinthe !

– Oui, le trésorier a raison, approuva le grand scribe.

Le pharaon secoua la tête.

– Vous vous trompez, dit-il. Même si toute l’Égypte, en chœur, criait : « Donnez les trésors du Labyrinthe ! », les prêtres refuseraient !

– Mais alors, pourquoi avoir convoqué cette assemblée ? Pourquoi avoir inutilement exaspéré nos ennemis ?

– Le vote m’a révélé le rapport exact des forces : quatre-vingt-trois voix pour nous, et huit seulement contre nous. Cela veut dire que je suis infiniment plus fort que mes ennemis ! Oh, ne vous faites aucune illusion ! poursuivit-il. Entre les prêtres et moi, c’est une lutte à mort qui est engagée ! Et puisqu’ils refusent de m’obéir de bon gré, j’agirai désormais par la force !

– Ordonne, seigneur ! s’écrièrent en chœur Kalipsos et Tutmosis.

– Voici ma volonté, commença le pharaon. Toi, trésorier, tu vas distribuer dix talents à la police… Tu approvisionneras les auberges en vins et en nourriture, afin que le peuple boive et mange sans qu’il ne lui en coûte une drachme, et cela pendant dix jours…

Le trésorier s’inclina profondément.

– Toi, scribe, reprit Ramsès XIII, tu feras annoncer sur les places publiques que les barbares s’apprêtent à nous attaquer à l’Ouest… Toi, Kalipsos, envoie au Sud quatre régiments grecs ; deux d’entre eux cerneront le Labyrinthe, les deux autres pousseront jusqu’à Hanès, plus au sud ; si des régiments des prêtres arrivaient de Thèbes, vous les repousseriez ; si le peuple, excité par le clergé, menaçait le Labyrinthe, vous serez forcés d’occuper ce sanctuaire pour défendre le divin trésor…

– Et si les gardiens du Labyrinthe s’y opposaient ? demanda Kalipsos.

– Ils deviendraient des rebelles, dans ce cas ; or, tu connais la loi… répondit en souriant Ramsès.

– Toi, Tutmosis, poursuivit-il, tu enverras trois régiments à Memphis. Tu les placeras aux alentours des temples de Ptah, d’Isis et de Horus. Si le peuple voulait attaquer ces temples, faites-vous en ouvrir les portes, et occupez-les, afin d’empêcher la populace de profaner les lieux saints et de violenter les prêtres…

– Et si on nous oppose de la résistance demanda Tutmosis.

– Seuls des traîtres oseraient tenir tête au pharaon ! trancha Ramsès. Maintenant, retenez bien ceci : les temples et le Labyrinthe doivent être occupés le 23 septembre. Le peuple, tant à Memphis qu’en province, peut donc s’agiter dès le 18… D’abord modérément, puis de plus en plus fort et de plus en plus nombreux… Ainsi donc, si dès le 20 une certaine effervescence se manifestait, laissez faire… Mais l’attaque des temples par la populace ne doit se produire que le 22 et le 23 ! Et, dès que mes troupes auront occupé les sanctuaires, le calme doit revenir !

– Ne serait-il pas plus facile d’arrêter dès maintenant Herhor et Méfrès ? demanda Tutmosis.

– Pourquoi ? C’est le Labyrinthe qui m’intéresse, et les temples… Pas eux. Or l’armée ne sera à pied d’œuvre que le 22 septembre… D’ailleurs Hiram, qui s’est emparé des lettres que Herhor adressait aux Assyriens, ne sera de retour à Memphis que vers le 20. Ce n’est donc qu’à cette date-là que nous aurons les preuves de la trahison des prêtres. Nous pourrons alors les rendre publiques !

– Dois-je partir immédiatement vers le Sud ? demanda Kalipsos.

– Non. Tu resteras ici, ainsi que Tutmosis. J’ai besoin de troupes de réserve au cas où les prêtres réussiraient à s’attacher une partie du peuple…

– Et tu ne redoutes pas la trahison, seigneur ? demanda à son tour Tutmosis, vaguement inquiet.

Le pharaon haussa les épaules.

– Je n’ai plus rien à craindre, dit-il. J’ai devancé mes ennemis dans le rassemblement des forces ; ils sont donc déjà en état d’infériorité. Ce n’est pas en quelques jours qu’ils formeront des régiments !

– Et leurs miracles ?

– Il n’y a pas de miracle qui résiste à l’épée ! s’exclama en riant Ramsès.

Sur un signe du maître, les dignitaires se retirèrent, et Tutmosis demeura seul avec le pharaon. À ce moment, le favori ouvrit une porte secrète cachée dans le mur du cabinet et fit entrer le prêtre Samentou. Le pharaon l’accueillit avec joie et lui donna sa main à baiser.

– La paix soit avec toi, fidèle serviteur, lui dit-il. Qu’as-tu de nouveau à m’apprendre ?

– Je suis allé deux fois au Labyrinthe, ces jours derniers, répondit Samentou.

– Et tu connais déjà le chemin ?

– Je le connaissais depuis longtemps, mais je viens de découvrir quelque chose que j’ignorais : le trésor peut disparaître, tuant ses gardiens et détruisant ce qu’il contient !

Ramsès fronça les sourcils.

– C’est pourquoi, poursuivit le prêtre de Sem, veuille avoir sous la main quelques hommes sûrs. Je pénétrerai dans le Labyrinthe avec eux, la nuit qui précédera l’attaque, et j’occuperai les pièces voisines de la chambre du trésor ; surtout celles du dessus… Avant cela, je me rendrai une fois encore seul, au Labyrinthe, et peut-être réussirai-je à empêcher la destruction du trésor sans l’aide de personne.

– Ne crains-tu pas d’être suivi ? demanda Ramsès.

– Il faudrait un miracle pour me surprendre ; d’ailleurs, l’aveuglement des gardiens est enfantin ! Ils savent que quelqu’un cherche à s’introduire dans le sanctuaire, mais ils ne renforcent la garde qu’aux entrées visibles. Or, j’en ai découvert trois autres, qu’ils ignorent ou qu’ils ont oubliées ! Il faudrait qu’un esprit leur indique où je me trouve, pour me découvrir dans une des trois mille pièces du Labyrinthe !

– Samentou a raison, intervint Tutmosis. Nous surestimons la vigilance des prêtres.

– Ne dis pas cela, répliqua Samentou. Leurs forces sont limitées, mais leurs ruses dépassent tout ce que tu peux imaginer ! Ils emploieront peut-être contre nous des armes que tu ne soupçonnes pas, et qui t’étonneront ; leurs temples sont pleins de secrets qui troublent même les savants et terrorisent la populace.

– Parle-nous-en ! demanda le pharaon.

– Je suis certain que nos soldats se heurteront à des murs de feu, que des mains invisibles leur lanceront des pierres, qu’ils entendront gronder le tonnerre…

– Nous aurons nos javelots et nos haches ! s’écria Tutmosis. Seul un mauvais soldat recule devant des fantômes !

– Tu as raison ! approuva Samentou. Si vous marchez courageusement de l’avant, les flammes ne brûleront plus et les pierres cesseront de pleuvoir ! Et maintenant, seigneur – il s’adressa à Ramsès – un dernier mot : si je venais à périr…

– Ne parle pas de malheur ! interrompit vivement le pharaon.

– Si je venais à périr, continua Samentou avec un sourire triste, un jeune prêtre viendra t’apporter ma bague. À ce moment-là, que l’armée occupe au plus vite le Labyrinthe et chasse les gardiens, puis qu’elle ne quitte pas le sanctuaire. Ce jeune prêtre qui t’aura apporté la bague viendra quelques jours plus tard te donner le plan du chemin qui mène au trésor. Avec les indications que je lui aurai laissées, il ne manquera pas de découvrir le chemin exact en quelques jours ou, tout au plus, quelques semaines. Mais, surtout, seigneur, je t’en supplie, si tu vaincs, venge-moi ! Surtout, ne pardonne ni à Méfrès ni à Herhor ! Tu ne peux imaginer quels terribles ennemis tu as en eux ; s’ils venaient à te vaincre, tu périrais, et avec toi ta dynastie !…

– Un vainqueur ne se doit-il pas d’être magnanime ? demanda Ramsès.

– Aucune pitié pour eux ! s’exclama Samentou. Aussi longtemps qu’ils vivront, tu seras menacé de mort, de déshonneur ; ton cadavre même ne sera pas respecté ! On peut apaiser un lion, acheter un Phénicien, s’attacher un Libyen ou un Éthiopien ; on peut à la rigueur susciter la pitié chez un prêtre chaldéen… Mais un prêtre égyptien qui a goûté au pouvoir et à l’argent est impitoyable !… Oui, seule leur mort ou la tienne apportera la solution du conflit qui vous oppose ! Ne l’oublie jamais !

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