Chapitre XVIII

Avant de partir pour la Basse-Égypte, Pentuer alla faire ses adieux au ministre Herhor. Celui-ci le reçut avec cordialité.

– Tu te fais rare, mon cher Pentuer ! lui dit-il. Depuis que tu es devenu conseiller du pharaon, tu ne te montres plus guère ! À vrai dire, tu n’es pas le seul… ajouta-t-il avec amertume. Mais je n’oublie pas les services que tu m’as rendus dans le passé, même si aujourd’hui tu n’oses plus me parler…

– Je ne suis pas devenu le conseiller du pharaon, interrompit Pentuer, et je ne t’évite nullement. Tu as été mon bienfaiteur, et je m’en souviens.

– Oui, je sais que tu restes loyal vis-à-vis de nous, répondit Herhor ; cependant, qui sait, peut-être aurais-tu dû accepter de devenir le conseiller de Ramsès. Tu lui aurais fait éviter la compagnie de traîtres qui le mèneront à sa perte !

Pentuer changea de sujet de conversation et exposa à Herhor les raisons de son voyage en Basse-Égypte.

– Oui, que Ramsès XIII convoque cette assemblée, dit le ministre… C’est son droit. Mais il est regrettable que tu te mêles à cette machination ! Décidément, tu as bien changé ; te rappelles-tu, lors des dernières manœuvres, tu te plaignais des dépenses excessives de la Cour ? Et aujourd’hui tu sers le pharaon le plus dépensier et le plus débauché que l’Égypte ait connu !

– Ramsès XIII veut améliorer le sort du peuple, intervint Pentuer ; et moi, fils de paysans, je serais un lâche si je ne l’y aidais pas !

– Et as-tu envisagé tous les préjudices que cela entraînera pour nous, clergé ?

Pentuer s’étonna.

– Mais vous avez été les premiers à vous pencher sur le sort des paysans ! dit-il.

– Oui, mais Ramsès, lui, ne fera rien pour le peuple !

– Il ne fera rien si vous lui refusez l’argent…

– Même si nous lui donnions une pyramide d’or et d’argent, il ne ferait rien, car c’est un enfant sans suite dans les idées !

– Il a pourtant de grandes qualités !

– Mais il ne connaît rien, ne sait rien ! s’écria Herhor. Il n’a été à l’école que pendant quelques mois, et il n’a eu le temps de rien apprendre !

– Pourtant, il gouverne…

– Mais quel gouvernement, Pentuer !… Il a ouvert des écoles militaires, il a augmenté le nombre de soldats, il a armé tout le pays ! Crois-tu qu’il ait pensé aux conséquences de ses actes ? Il te semble qu’il gouverne ? Erreur ! C’est moi qui continue à gouverner, et moi seul, quoiqu’il m’ait chassé ! C’est moi qui fais que les impôts ne rentrent plus, qui empêche que les paysans ne se révoltent chaque jour ! À deux reprises déjà, j’ai empêché l’Assyrie, irritée par notre mobilisation, de nous déclarer la guerre ! Ramsès gouverne, dis-tu. Il crée de l’agitation autour de lui, c’est tout ! On l’a bien vu, d’ailleurs, du temps qu’il était nomarque de Basse-Égypte : qu’a-t-il fait, sinon boire, s’amuser, se débaucher avec des filles ; s’est-il un tant soit peu intéressé à la gestion de la province ? Non ! De plus, le voilà qui s’entoure de Phéniciens, maintenant !

– Et sa victoire sur les Libyens ?

– Je lui reconnais de l’énergie et certaines qualités militaires. C’est d’ailleurs la seule chose qu’il sache faire. Mais, avoue toi-même : aurait-il vaincu les Libyens si les prêtres ne l’avaient pas aidé ? C’est nous qui l’avons averti de tous les mouvements de l’ennemi !…

– Mais à quoi mènera cette haine qui t’oppose à lui ? murmura Pentuer.

– Il n’est pas question de haine, coupa Herhor. Puis-je haïr un enfant ? J’estime simplement que sa politique est dangereuse pour l’Égypte et, si Ramsès avait eu un frère, depuis longtemps déjà il ne serait plus pharaon !…

– Et c’est toi qui serais devenu son successeur ! éclata Pentuer.

Herhor ne parut nullement offusqué.

– Tu sembles avoir perdu tes qualités d’intelligence de jadis, répondit-il avec calme. Il est évident que si le trône d’Égypte devenait vacant, c’est moi qui y monterais, en tant qu’archiprêtre d’Amon à Thèbes et président du Grand Conseil… Mais je n’en ai nulle envie ; mon pouvoir n’est-il pas plus grand que celui du pharaon ? Quoique en disgrâce, ne suis-je pas le maître du pays ? Tous ces prêtres, ces trésoriers, ces juges, ces généraux qui me fuient comme un pestiféré, oseraient-ils me désobéir ? Lorsque j’appose mon sceau sur un papyrus, y a-t-il un seul homme, en Égypte, qui ne remplirait pas mes ordres ?

Pentuer baissa la tête. Si, en dépit de la mort de Ramsès XII, le Grand Conseil secret des prêtres fonctionnait toujours, le jeune pharaon devait l’abattre ou bien être abattu par lui. Il avait à ses côtés l’armée, les nobles, un grand nombre de prêtres, mais le Conseil, lui, pouvait se targuer d’une organisation puissante et d’une sagesse séculaire. L’issue d’un tel conflit apparaissait douteuse.

– Vous avez donc décidé de perdre le jeune pharaon ? demanda Pentuer d’une voix étouffée.

– Non, nous voulons simplement sauver le pays.

– Mais alors, que reste-t-il à faire à Ramsès ?

– Je ne sais pas, répondit Herhor. Je sais seulement ce que fit son père : il avait lui aussi commencé son règne avec l’intention de tout bouleverser, mais lorsqu’il manqua d’argent, il s’adressa aux dieux, se tourna vers les prêtres, et épousa la fille de l’archiprêtre Amenhotep. Il devint archiprêtre lui-même, et acquit une rare sagesse.

– Et si Ramsès n’écoute pas ces conseils ?

– Dans ce cas, nous nous passerons de lui ! répondit calmement Herhor.

– Et que me conseilles-tu de faire ?

– Obéis-lui, à condition de ne pas trahir nos secrets. Pour le reste, l’avenir nous dictera notre attitude. Sincèrement, je souhaite que Ramsès XIII trouve le bon chemin ; je pense qu’il y parviendrait s’il n’était entouré de traîtres…

Pentuer quitta le ministre fort déprimé.

Des semaines durant, il parcourut la Basse-Égypte, choisissant dans les villages les paysans et les artisans les plus intelligents et les plus évolués. Partout, il trouva les paysans fort agités, et il dut reconnaître que les prêtres seuls empêchaient le peuple de se soulever. Mais ce qui le surprit le plus désagréablement, ce fut une rumeur qu’il entendît un peu partout et qui prétendait que Ramsès XIII, tout comme son frère aîné, présentait des signes de folie. Certains lui dirent qu’on avait vu le pharaon courant nu dans les jardins de son palais, grimpant sur les arbres et entrant par les fenêtres ; on disait aussi que sa mère, la reine Nikotris, était au courant de la maladie de son fils. Pentuer eut beau jurer qu’il voyait souvent le pharaon, et que celui-ci était en parfaite santé, on ne le croyait pas.

« Je reconnais là les procédés de Herhor, songeait Pentuer. D’ailleurs, seuls les prêtres peuvent transmettre aussi rapidement des nouvelles de la capitale… »

Au nord de Memphis, non loin des pyramides, s’élevait le petit temple de la déesse Nuth. Il était habité par un vieux prêtre, Ménès, astronome fameux et célèbre ingénieur. Depuis des années, Pentuer n’avait plus rendu visite au vieux savant, qu’il aimait de tout son cœur pour sa bonté et sa douce philosophie d’homme épris de science. Aussi, pensa-t-il que l’occasion était propice pour revoir son ami.

Un vieil homme mi-nu, la chevelure en désordre, une peau de panthère sur les épaules, sortit d’une tour délabrée et s’avança au-devant du visiteur.

– Il me semble reconnaître mon ami Pentuer ? s’écria-t-il.

– Oui, c’est bien moi, répondit en souriant Pentuer, et il serra la main de Ménès.

– Il me semble que tu as bien changé ! remarqua Ménès. Ta peau est blanche, tes habits de fine étoffe, et tu portes au cou une chaîne en or… Eh bien, viens-tu t’établir chez moi, dans ma tour ?

Pentuer secoua la tête.

– Je viens simplement te saluer, maître.

– Et ensuite tu retourneras à la cour du pharaon, n’est-ce pas ? Ah, si vous saviez, vous tous, courtisans, combien vous perdez en ne fréquentant pas les sages !

– Et toi, tu vis seul, ici ?

– J’ai un esclave qui est parti ce matin à la ville, mendier quelque nourriture. Le temple, comme tu vois, n’est pas prospère !

– Et cette solitude ne te pèse-t-elle pas ?

– Oh non ! s’écria Ménès. Depuis ta dernière visite, j’ai réussi à arracher aux dieux un grand secret ; un secret que je n’échangerais pas contre la couronne d’Égypte !

– Et quel est-il ?

– Je viens de terminer les calculs relatifs aux dimensions de notre terre…

– Que veux-tu dire ?

– Tu sais, commença Ménès à voix basse, que la terre n’est pas plate, comme on le dit généralement, mais qu’elle a la forme d’un globe…

– Oui, cela, je le sais.

– Mais peu le savent ! dit Ménès. En tout cas, personne, jusqu’à présent, ne connaissait les dimensions de ce globe…

– Et tu as réussi à les calculer ?

– Oui. Il faudrait à notre infanterie cinq ans environ pour faire le tour de la terre, à raison de treize mille Égyptiens par jour !

– Dieux ! Et tu ne crains pas de te livrer à de pareils calculs !

Ménès haussa les épaules.

– Qu’y a-t-il de terrible à mesurer les espaces ? demanda-t-il. Mesurer une pyramide, ou mesurer la terre, c’est la même chose. J’ai déjà réussi des calculs plus compliqués…

– Par exemple ?

– Eh bien, j’ai découvert quelque chose qui vous effraiera certainement. Mais n’en parle à personne !… Il y aura, en septembre, une éclipse du soleil… La nuit régnera en plein jour, et je suis certain de ne pas m’être trompé, même d’une fraction d’heure dans mes calculs !…

– J’ai lu dans des livres sacrés que, parfois, la nuit est tombée en plein midi ; comment cela se fait-il !

– C’est très simple : entre le soleil et nous vient se glisser la lune ; elle voile la lumière solaire et provoque l’obscurité.

– Et cela va se produire chez nous ?

– Oui, en septembre. J’ai écrit au pharaon pour l’en avertir, mais il a raillé mes calculs et a transmis ma lettre à Herhor…

– Et Herhor ?

– Il m’a remercié et m’a envoyé vingt mesures de grain. C’est un homme sensé, lui, cependant que Ramsès est un garçon désinvolte…

– Ne sois pas trop sévère pour lui, maître ! Ramsès est bon, il veut le bien du peuple…

– Et moi je te répète que c’est un gamin orgueilleux et sot ! soutint Ménès, irrité. Je lui ai déjà soumis divers projets relatifs au travail de la terre, et chaque fois il a raillé mes conseils !

Ils firent quelques pas, puis entrèrent dans le temple. Ménès continuait à monologuer :

– Vous êtes des hommes étranges, vous courtisans, disait-il, avec amertume. Qu’un Phénicien vous apporte un saphir ou un rubis, vous ne demandez pas à quoi sert cet objet ; mais lorsqu’un savant vous propose une invention, fruit de son cerveau, fût-elle géniale, vous la craignez et demeurez sceptiques… Et pourtant, la science seule affronte victorieusement le temps ; les dynasties disparaissent, les villes s’écroulent, la terre elle-même se transforme… Mais deux et deux feront toujours quatre, le triangle aura toujours trois angles, et la lune cachera le soleil… Oui, seule la science est éternelle !

– Les dieux parlent par ta bouche, dit Pentuer après un instant, mais il n’est accordé qu’à très peu d’hommes d’avoir ta sagesse. D’ailleurs, tant mieux, car si les paysans passaient leur temps à observer les étoiles, et si les soldats s’occupaient de géométrie, tous nous mourrions de faim ! Aussi, quoique la sagesse soit indispensable à la vie, nous ne pouvons être tous des savants !…

Ménès ne répondit rien.

Pentuer passa quelques jours encore au temple de Nuth, à se reposer et à contempler la plaine verte qui s’étendait à ses pieds. Il regarda les astres, en compagnie du vieux prêtre, et il examina les diverses inventions que Ménès mettait au point. Il admirait son génie et son austérité, mais il estimait qu’il s’agissait là de fantaisies bien plus que de choses concrètes et réelles. En tant que politicien et conseiller royal, il se refusait à l’abstraction et il ne songeait qu’aux réalités du temps présent.

Share on Twitter Share on Facebook