Chapitre XXII

Dès le 18 septembre, l’Égypte entière se trouva en état de siège. Les routes étaient coupées, le commerce avait cessé, les galères royales sillonnaient le Nil et l’armée occupait tous les points stratégiques du pays. Les paysans avaient abandonné leur travail et seuls les champs appartenant aux temples étaient encore cultivés. Les auberges accueillaient, sans rien leur faire payer, artisans et ouvriers, qui discutaient avec passion des événements.

En raison du chaos général, seul le pharaon – et, mieux encore, les prêtres – savaient ce qui se passait dans le pays et quelle était la situation exacte. Elle était la suivante : à Thèbes, le parti des prêtres dominait, cependant que Memphis tout entière avait embrassé la cause de Ramsès XIII. Dans le Sud, on disait que le pharaon était devenu fou et voulait livrer le pays aux Phéniciens ; dans la capitale, on racontait que les prêtres voulaient empoisonner Ramsès et abandonner l’Égypte aux Assyriens.

D’instinct, le peuple se sentait attiré vers Ramsès ; mais le peuple est un élément instable et passif. Lorsqu’un agitateur du clan royal haranguait la foule, celle-ci était prête à prendre les temples d’assaut ; mais qu’une procession se montrât, et elle se prosternait face au sol et écoutait en tremblant les prédictions des malheurs qui, disaient les prêtres, allaient s’abattre sur l’Égypte.

Effrayés, les nobles demandaient au pharaon de les défendre contre les paysans révoltés ; mais comme Ramsès ne leur répondait que pour leur conseiller la patience, et qu’il ne faisait rien, ils commençaient à se tourner vers le clergé.

À Memphis même, les partisans des deux partis s’affrontaient constamment dans la rue. Cependant, fait étrange, il n’y avait ni combats ni rixes, et cela parce que, sans le savoir, chaque parti agissait pour le compte d’une autorité supérieure qui lui avait dicté sa conduite et donné des ordres précis dans le cadre d’un plan longuement mûri.

Le pharaon n’avait pas encore rassemblé toutes ses forces ; c’est pourquoi, il attendait avant de donner l’ordre d’attaquer les temples. Les prêtres, manifestement, attendaient quelque chose, eux aussi. Il était visible qu’ils se sentaient moins faibles que quelques jours auparavant.

Le fait que les paysans des temples, et eux seuls, continuaient à travailler aux champs, fit réfléchir Ramsès.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? se demandait-il. Les prêtres espèrent-ils que je n’oserai pas m’attaquer aux temples ? Ou bien disposent-ils de moyens de défense que je ne soupçonne pas ?… »

Le 19 septembre, la police annonça que le peuple avait commencé à démanteler les murs du temple de Horus.

– Leur avez-vous ordonné de faire cela ? demanda Ramsès au chef de la police.

– Non, la foule s’est mise spontanément à attaquer les murailles.

– Dans ce cas, repoussez-la… Mais doucement… Dans quelques jours, elle pourra faire tout ce qu’elle voudra !… Pour le moment, il faut éviter tout acte de violence.

Il savait qu’une fois l’agitation populaire suscitée, rien ne pourrait l’arrêter ; il savait aussi que si les temples ne se défendaient pas, la foule en aurait raison, mais que s’ils opposaient de la résistance, les agresseurs fuiraient. Il faudrait alors les remplacer par des soldats et il n’y avait pas encore de troupes en suffisance dans la ville. De plus, Hiram n’était pas encore rentré de Pi-Bast avec les preuves de la trahison de Herhor et de Méfrès. Enfin, les prêtres acquis au pharaon ne devaient donner leur appui à l’armée que le 23, et il n’était pas possible, en raison des distances, de les avertir d’un changement de date.

C’est pourquoi Ramsès voulait à tout prix empêcher l’attaque des temples avant le jour prévu.

Cependant, l’agitation croissait sans cesse, et il était impuissant à l’empêcher. On avait tué des pèlerins, près du temple d’Isis, une procession de Ptah avait été attaquée, des prêtres battus et une barque sacrée renversée. Le même soir arriva au palais royal une délégation des prêtres. Les prêtres qui la composaient se prosternèrent devant le pharaon et le supplièrent de se porter au secours des temples et des dieux. Cette prière remplit Ramsès de joie et de fierté. Il fit se relever les prêtres et leur déclara que ses troupes étaient toujours prêtes à défendre les temples à condition qu’on leur en ouvrît les portes.

– Je suis convaincu, dit-il, que la populace reculera en voyant les soldats occuper les murs des temples…

Les délégués hésitèrent.

– Tu sais, seigneur, répondirent-ils, que l’armée n’a pas le droit de franchir l’enceinte d’un temple… Nous devons demander l’avis des archiprêtres avant de te donner une réponse…

– Oui, consultez vos archiprêtres. Mais je n’ai pas le pouvoir de faire des miracles, moi, je ne puis défendre vos temples à distance !…

La délégation quitta le pharaon, apparemment fort découragée. Ramsès était convaincu que les prêtres allaient céder, et pas un seul instant il ne se douta que l’envoi de cette délégation était un stratagème de Herhor destiné à l’induire en erreur.

Il convoqua immédiatement ses conseillers et, lorsqu’ils furent réunis, il prit la parole. Sa voix vibrait de fierté :

– Je voulais, dit-il, n’attaquer les temples que le 23 septembre ; je pense cependant qu’il vaudra mieux attaquer dès demain…

– Mais les troupes ne sont pas encore toutes rassemblées ! fit remarquer Tutmosis.

– Et nous n’avons pas encore les lettres de Herhor, ajouta le grand scribe.

– Peu importe ! Annoncez dès maintenant que Herhor et Méfrès sont des traîtres ; je fournirai les preuves dans quelques jours, lorsque Hiram sera revenu de Pi-Bast.

– Ces nouvelles dispositions bouleversent le plan prévu, seigneur ! dit Tutmosis. Demain, il ne nous sera pas possible d’occuper le Labyrinthe, et si les temples de Memphis résistent, nous n’avons même pas de béliers pour forcer leurs portes !

– Tutmosis, répondit le pharaon, je n’ai pas à motiver mes ordres. Je veux bien le faire, toutefois, afin que tu comprennes mes intentions… Le peuple, poursuivit-il, attaque les temples dès aujourd’hui ; sans doute, demain, voudra-t-il les envahir. Si nous ne l’en empêchons pas, il sera repoussé et n’osera pas recommencer dans trois jours. D’autre part, si les prêtres m’ont envoyé aujourd’hui une délégation, c’est qu’ils sont faibles et affolés. Dans quelques jours, le nombre de leurs partisans peut croître. Il faut profiter de ce moment de panique et ne pas faiblir. Mon peuple est prêt, mes ennemis effrayés, c’est le moment de frapper ! Peut-être, une conjoncture aussi favorable ne se représentera-t-elle plus…

– D’ailleurs, les vivres s’épuisent, et il faudra que dans quelques jours les gens retournent au travail, car nous ne pouvons pas les nourrir pour rien plus longtemps… dit le grand scribe.

– Tu vois ! dit Ramsès à Tutmosis. J’avais ordonné à la police de calmer la foule ; mais s’il n’y a pas moyen de le faire, il faut exploiter son élan !

À ce moment arriva une estafette, annonçant que le peuple avait attaqué les étrangers de Memphis : les Grecs, les Syriens, mais surtout les Phéniciens. De nombreuses boutiques avaient été pillées, et des Phéniciens tués.

– Voilà la preuve, s’écria Ramsès, de plus en plus décidé, qu’on ne peut arrêter le peuple une fois qu’il s’est mis en marche ! Que demain matin les troupes cernent les temples et les occupent si le peuple veut les envahir… ou s’il recule… Je vous le répète, j’ai voulu maintenir la date initialement prévue, mais je ne puis plus reculer, car je suis dépassé par la rapidité des événements ! Demain, qu’on arrête Méfrès et Herhor ; quant au Labyrinthe, nous en viendrons à bout en quelques jours.

Les conseillers quittèrent le pharaon en admirant son énergie et son intelligence. Ils jugeaient sa décision opportune, les généraux surtout.

La nuit était venue. Un autre courrier arriva de la ville, annonçant que la police avait réussi à protéger les étrangers, mais que la foule était très agitée et qu’on pouvait tout craindre du lendemain.

À partir de ce moment, les courriers se succédèrent sans cesse. Les uns annonçaient que des milliers de paysans armés de haches marchaient sur Memphis ; d’autres disaient que des paysans fuyaient dans les champs en annonçant que la fin du monde était pour le lendemain. Enfin, Hiram fit annoncer son arrivée imminente. De plus, on avait arrêté, aux environs du palais, des prêtres déguisés qui cherchaient à pénétrer chez le pharaon, animés sans aucun doute d’intentions meurtrières.

Vers minuit, la reine Nikotris demanda à son fils de la recevoir.

Elle entra, pâle et effrayée, fit sortir de la pièce les officiers et les courtisans et se mit à parler d’une voix suppliante :

– Les présages sont bien mauvais, Ramsès…

– Je préférerais, mère, connaître les forces et les intentions exactes de mes ennemis, répondit Ramsès.

– Ce soir, reprit la reine, la statue d’Isis, dans ma chapelle, a versé des larmes…

– Cela prouve seulement, trancha le pharaon, qu’il y a des traîtres au palais même ! Mais ils ne sont pas bien dangereux, s’ils ne réussissent qu’à faire pleurer les statues !

– Tous tes serviteurs, tout le peuple est convaincu que si, demain, les troupes occupent les temples, un grand malheur va s’abattre sur l’Égypte ! gémit la reine.

– L’insolence des prêtres est notre grand malheur ! s’écria Ramsès. Ils se croient les maîtres du pays ! Eh bien, je leur montrerai, demain, à quoi se réduit leur pouvoir !

– Mais, au moins, seigneur, sois miséricordieux ! supplia la reine. Oui, certes, défends tes droits, mais ne permets pas à tes soldats de profaner les lieux saints ni d’outrager les prêtres ! Ils rendent au pays de grands services, ne l’oublie pas !

Ramsès baisa les mains de sa mère et répondit en riant :

– Les femmes exagèrent toujours ! Tu me parles comme si j’étais un Hyksôs sauvage, et non un pharaon ! Penses-tu que j’aie l’intention de massacrer les prêtres, que je dédaigne leur sagesse ou leur science, même si elle est aussi stérile que l’observation des astres ?… Non ! Ce que je ne puis souffrir, c’est la misère du pays, pauvre en dedans, menacé au-dehors, et que les prêtres refusent de m’aider à faire disparaître, malgré tout leur savoir et toutes leurs richesses !… Je vais donc leur montrer que c’est moi le maître ici et non eux ! J’aurai pitié des ennemis repentants mais j’écraserai les récalcitrants ! Ah, ils ne savent pas comme je suis décidé à tout, et en l’absence de forces réelles, ils essaient de m’intimider par des balivernes et des présages ! C’est leur dernière planche de salut, mais qu’ils sachent donc que je ne crains pas les fantômes. Qu’ils s’humilient devant moi, et pas une pierre de leurs temples ne sera arrachée, pas une bague ne disparaîtra de leurs trésors ! Tu les connais : aujourd’hui, à distance, ils menacent, mais il suffira que demain j’étende mon bras de fer, et toute cette agitation se muera en paix profonde, en calme et en prospérité !

La reine se prosterna et sortit, un peu apaisée de voir que son fils respectait les dieux et qu’il épargnerait leurs serviteurs.

Après son départ, le pharaon appela Tutmosis.

– Que demain matin l’armée occupe les temples ; mais je ne veux pas que l’on touche aux prêtres ni à leurs biens…

– Même Méfrès et Herhor ?…

– Même ces deux-là. Ils seront suffisamment châtiés en perdant leur rang et en se voyant relégués dans leurs temples, où ils pourront tout à leur aise se consacrer à la science et se vouer à la prière…

– Il en sera fait selon tes ordres. Cependant…

Ramsès leva la main, signifiant par là qu’il ne voulait entendre aucune objection. Puis, changeant de ton, il dit avec un sourire :

– Te souviens-tu, Tutmosis, des manœuvres près de Pi-Bailos… Deux ans déjà… Te rappelles-tu comme, à ce moment, je m’indignais contre l’insolence des prêtres ? Aurais-tu cru que je leur demanderai des comptes si vite ?… Et Sarah, te souviens-tu d’elle ? Qu’elle était belle, n’est-ce pas ?…

Des larmes embuèrent ses yeux.

– Oui, vraiment, si je n’étais pas le fils des dieux, qui sont généreux et magnanimes, mes ennemis connaîtraient demain des moments terribles !… Trop souvent, j’ai versé des larmes à cause d’eux…

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