XLII NOUVELLES DOULEURS.

C'était une singulière rencontre. Là se trouvaient en présence deux troupes d'ennemis acharnés, revenant chacune du pays de l'autre, chargée de butin, et emmenant des prisonniers ! Elles se rencontraient à moitié chemin ; elles se voyaient, à portée de mousquet, animées des sentiments les plus violents d'hostilité, et cependant un combat était impossible, à moins que les deux partis ne franchissent un espace de près de vingt milles. D'un côté, les Navajoès, dont la physionomie exprimait une consternation profonde, car les guerriers avaient reconnu leurs enfants ; de l'autre, les chasseurs de scalps, dont la plupart pouvaient reconnaître, parmi les captives de l'ennemi, une femme, une sœur, ou une fille.

Chaque parti jetait sur l'autre des regards empreints de fureur et de vengeance. S'ils se fussent rencontrés en pleine prairie, ils auraient combattu jusqu'à la mort. Il semblait que la main de Dieu eût placé entre eux une barrière pour empêcher l'effusion du sang et prévenir une bataille à laquelle la largeur de l'abîme était le seul obstacle. Ma plume est impuissante à rendre les sentiments qui m'agitèrent à ce moment. Je me souviens seulement que je sentis mon courage et ma vigueur corporelle se doubler instantanément. Jusque-là, je n'avais été que spectateur à peu près passif des événements de l'expédition. Je n'avais été excité par aucun élan de mon propre cœur ; mais maintenant je me sentais animé de toute l'énergie du désespoir.

Une pensée me vint, et je courus vers les chasseurs pour la leur communiquer. Séguin commençait à se remettre du coup terrible qui venait de le frapper. Les chasseurs avaient appris la cause de son accablement extraordinaire, et l'entouraient ; quelques-uns cherchaient à le consoler. Peu d'entre eux connaissaient les affaires de famille de leur chef, mais ils avaient entendu parler de ses anciens malheurs ; la perte de sa mine, la ruine de sa propriété, la captivité de sa fille. Quand ils surent que, parmi les prisonniers de l'ennemi, se trouvaient sa femme et sa seconde fille, ces cœurs durs eux-mêmes furent émus de pitié au spectacle d'une telle infortune. Des exclamations sympathiques se firent entendre, et tous exprimèrent la résolution de mourir ou de reprendre les captives. C'était dans l'intention d'exciter cette détermination que je m'étais porté vers le groupe. Je voulais, au prix de toute ma fortune, proposer des récompenses au dévouement et au courage ; mais voyant que des motifs plus nobles avaient provoqué ce que je voulais obtenir, je gardai le silence. Séguin parut touché du dévouement de ses camarades, et fit preuve de son énergie accoutumée. Les hommes s'assemblèrent pour donner leurs avis et écouter ses instructions. Garey prit le premier la parole :

– Nous pouvons en venir à bout, cap'n, même corps à corps ; ils ne sont pas plus de deux cents.

– Juste cent quatre-vingt-seize, dit un chasseur, sans compter les femmes. J'ai fait le calcul ; c'est le nombre exact.

– Eh bien, continua Garey, nous valons un peu mieux qu'eux sous le rapport du courage, je suppose, et nous rétablirons l'équilibre du nombre avec nos rifles. Je n'ai jamais craint les Indiens à deux contre un, et même quelque chose de plus, si vous voulez.

– Regarde le terrain, Bill ! c'est tout plaine. Qu'est-ce que nous aurons après la première décharge' Ils auront l'avantage avec leurs arcs et leurs lances. Wagh ! ils nous embrocheront comme des poulets.

– Je ne dis pas qu'il faut les attaquer sur la prairie. Nous pouvons les suivre jusque dans les montagnes, et nous battre au milieu des rochers. Voilà ce que je propose.

– Oui. Ils ne peuvent pas nous échapper à la course avec tous ces troupeaux, c'est certain.

– Ils n'ont pas la moindre intention de fuir. Ils désirent bien plutôt en venir aux coups.

– C'est justement ce qu'il nous faut, dit Garey ; rien ne nous empêche d'aller là-bas, et de livrer bataille quand la position sera favorable.

Le trappeur, en disant ces mots, montrait le pied des Mimbres, à environ dix milles à l'est.

– Ils pourront bien attendre qu'ils soient encore plus en nombre. La principale troupe est plus nombreuse encore que celle-là. Elle comptait au moins quatre cents hommes quand ils ont passé le Pinon.

– Rubé, où le reste peut-il être ? demanda Séguin ; je découvre d'ici jusqu'à la mine ; ils ne sont pas dans la plaine !

– Il ne doit pas y en avoir par ici, cap'n. Nous avons un peu de chance de ce côté ; le vieux fou a envoyé une partie de sa bande par l'autre route, sur une fausse piste, probablement.

– Et qui vous fait penser qu'ils ont pris par l'autre route ?

– Voici, cap'n ; la raison est toute simple : s'il y en avait d'autres après eux, nous aurions vu quelques-uns de ces moricauds de l'autre côté, courir en arrière pour les presser d'arriver ; comprenez-vous ? Or, il n'y en a pas un seul qui ait bougé.

– Vous avez raison, Rubé, répondit Séguin, encouragé par la probabilité de cette assertion. Quel est votre avis ? continua-t-il en s'adressant au vieux trappeur, aux conseils duquel il avait l'habitude de recourir dans les cas difficiles.

– Ma foi, cap'n, c'est un cas qui a besoin d'être examiné. Je n'ai encore rien trouvé qui me satisfasse, jusqu'à présent. Si vous voulez me donner une couple de minutes, je tâcherai de vous répondre du mieux que je pourrai.

– Très bien ; nous attendrons votre avis. Camarades, visitez vos armes, et voyez à les mettre en bon état.

Pendant cette consultation, qui avait pris quelques secondes, l'ennemi paraissait occupé de la même manière, de l'autre côté. Les Indiens s'étaient réunis autour de leur chef, et on pouvait voir, à leurs gestes, qu'ils délibéraient sur un plan d'action. En découvrant entre nos mains les enfants de leurs principaux guerriers, ils avaient été frappés de consternation. Ce qu'ils voyaient leur inspirait les plus terribles appréhensions sur ce qu'ils ne voyaient pas. À leur retour d'une expédition heureuse, chargée de butin et pleins d'idées de fêtes et de triomphes, ils s'apercevaient tout à coup qu'ils avaient été pris dans leur propre piège. Il était clair pour eux que nous avions pénétré dans la ville. Naturellement, ils devaient penser que nous avions pillé et brûlé leurs maisons, massacré leurs femmes et leurs enfants. Ils ne pouvaient s'imaginer autre chose ; c'était ainsi qu'ils avaient agi eux-mêmes, et ils jugeaient notre conduite d'après la leur. De plus, ils nous voyaient assez nombreux pour défendre, tout au moins contre eux, ce que nous avions pris ; ils savaient bien qu'avec leurs armes à feu, les chasseurs de scalps avaient l'avantage sur eux tant qu'il n'y avait pas une trop forte disproportion dans le nombre. Ils avaient donc besoin, tout aussi bien que nous, de délibérer, et nous comprîmes qu'il se passerait quelque temps avant qu'ils en vinssent aux actes. Leur embarras n'était pas moindre que le nôtre.

Les chasseurs, obéissant aux ordres de Séguin, gardaient le silence, attendant que Rubé donnât son avis. Le vieux trappeur se tenait à part, appuyé sur son rifle, ses deux mains contournant l'extrémité du canon. Il avait ôté le bouchon, et regardait dans l'intérieur du fusil, comme s'il eût consulté un oracle au fond de l'étroit cylindre. C'était une des manies de Rubé, et ceux qui connaissaient cette habitude l'observaient en souriant. Après quelques minutes de réflexions silencieuses, l'oracle parut avoir fourni la réponse ; et Rubé, remettant le bouchon à sa place, s'avança lentement vers le chef.

– Billy a raison, cap'n. S'il faut nous battre avec ces Indiens, arrangeons-nous pour que l'affaire ait lieu au milieu des rochers ou des bois. Ils nous abîmeraient dans la prairie, c'est sûr. Maintenant, il y a deux choses : s'ils viennent sur nous, notre terrain est là-bas (l'orateur indiquait le contrefort des Mimbres) ; si, au contraire, nous sommes obligés de les suivre, ça nous sera aussi facile que d'abattre un arbre ; ils ne nous échapperont pas.

– Mais comment ferez-vous pour les provisions dans ce cas ? Nous ne pouvons pas traverser le désert sans cela.

– Pour ça, capitaine, il n'y a pas la plus petite difficulté. Dans une prairie sèche, comme il y en a par là, j'empoignerais toute cette cavalcade aussi aisément qu'un troupeau de buffles, et nous en aurons notre bonne part, je m'en vante. Mais il y a quelque chose de pire que tout cela et que l'Enfant flaire d'ici.

– Quoi ?

– J'ai peur que nous ne tombions sur la bande de Dacoma, en retournant en arrière ; voilà de quoi j'ai peur.

– C'est vrai ; ce n'est que trop probable.

– C'est sûr ; à moins qu'ils n'aient été tous noyés dans le cañon, et je ne le crois pas. Ils connaissent trop bien le passage.

La probabilité de voir la troupe de Dacoma se joindre à celle du premier chef, nous frappa tous, et répandit un voile de découragement sur toutes les figures. Cette troupe était certainement à notre poursuite, et devait bientôt nous rattraper.

– Maintenant, cap'n continua le trappeur, je vous ai dit ce que je pensais de la chose si nous étions disposés à nous battre. Mais j'ai comme une idée que nous pourrons délivrer les femmes sans brûler une amorce.

– Comment ? comment ? demandèrent vivement le chef et les autres.

– Voici le moyen, reprit le trappeur qui, me faisait bouillir par la prolixité de son style, vous voyez bien ces Indiens qui sont de l'autre côté de la crevasse ?

– Oui, oui, répondit vivement Séguin.

– Très bien ; vous voyez maintenant ceux qui sont ici et le trappeur montrait nos captifs.

– Oui ! oui !

– Eh bien, ceux que vous voyez là-bas, quoique leur peau soit rouge comme du cuivre, ont pour leurs enfants la même tendresse que s'ils étaient chrétiens. Ils les mangent de temps en temps, c'est vrai, mais ils ont pour cela des motifs de religion que nous ne comprenons pas trop, je l'avoue.

– Et que voulez-vous que nous fassions ?

– Que nous hissions un chiffon blanc, et que nous offrions un échange de prisonniers. Ils comprendront cela, et entreront en arrangement, j'en suis sûr. Cette jolie petite fille aux longs cheveux est la fille du premier chef, et les autres appartiennent aux principaux de la tribu ; je les ai choisies à bonne enseigne. En outre, nous avons ici Dacoma et la jeune reine. Ils doivent s'en mordre les ongles jusqu'au sang de les voir entre nos mains. Vous pourrez leur rendre le chef, et négocier pour la reine le mieux que vous pourrez.

– Je suivrai votre avis, s'écria Séguin l'œil brillant de l'espoir de réussir dans cette négociation.

– Il n'y a pas de temps à perdre alors, cap'n. Si les hommes de Dacoma se montrent, tout ce que je vous ai dit ne vaudra pas la peau d'un rat des sables.

– Nous ne perdrons pas un instant.

Et Séguin donna des ordres pour que le signe de paix fût arboré.

– Il serait bon avant tout, cap'n, de leur montrer en plein tout ce que nous avons à eux. Ils n'ont pas vu Dacoma encore, ni la reine, qui sont là derrière les buissons.

– C'est juste, répondit Séguin, camarades, amenez-les captifs au bord de la barranca. Amenez le chef Navajo. Amenez la… amenez ma fille.

Les hommes s'empressèrent d'obéir à cet ordre, et peu d'instants après les enfants captifs, Dacoma et la reine des mystères furent placés au bord de l'abîme. Les sérapés qui les enveloppaient furent retirés, et ils restèrent exposés dans leurs costumes habituels aux Indiens. Dacoma avait encore son casque, et la reine était reconnaissable à sa tunique richement ornée de plumes. Ils furent immédiatement reconnus. Un cri d'une expression singulière sortit de la poitrine des Navajoès à l'aspect de ces nouveaux témoignages de leur déconfiture.

Les guerriers brandirent leur lances et les enfoncèrent sur le sol avec une indignation impuissante. Quelques-uns tirèrent des scalps de leur ceinture, les placèrent sur la pointe de leurs lances et les secouèrent devant nous au-dessus de l'abîme. Ils crurent que la bande de Dacoma avait été détruite ; que leurs femmes et leurs enfants avaient été égorgés, et ils éclatèrent en imprécations mêlées de cris et de gestes violents. En même temps, un mouvement se fit remarquer parmi les principaux guerriers. Ils se consultaient. Leur délibération terminée, quelques-uns se dirigèrent au galop vers les femmes captives qu'on avait laissées en arrière dans la plaine.

– Grand Dieu ! m'écriai-je, frappé d'une idée horrible, ils vont les égorger ! Vite, vite, le drapeaux de paix !

Mais avant que la bannière fût attachée au bâton, les femmes mexicaines étaient descendues de cheval, leurs rebozos étaient enlevés, et on les conduisait vers le précipice. C'était dans le simple but de prendre une revanche, de montrer leurs prisonniers ; car il était évident que les sauvages savaient avoir parmi leurs captives la femme et la fille de notre chef. Elles furent placées en évidence, en avant de toutes les autres, sur le bord même de la barranca.

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