Henriette se laissa tomber dans le fauteuil, ses larmes jaillirent et elle pleura, la tête cachée dans ses mains.
Ainsi, Jean Loup, que la lettre de Jeanne désignait comme le criminel, que tout le monde accusait, qu’elle-même avait cru coupable, Jean Loup était innocent ! Le coupable, c’était son frère ! Son frère était le misérable auteur de cette infamie ! Il avait poussé Jeanne, son innocente victime, au suicide ! Et elle ne pouvait pas l’accuser hautement, elle était condamnée à se taire… C’était son frère !…
Ah ! le maudit ! c’était donc pour cela que, quelques heures après le crime, il les avait quittées, sa mère et elle avec tant de hâte, pour retourner à Paris ? La peur lui avait fait prendre la fuite. Et il ignorait encore ce qui avait été la conséquence de son crime.
Maintenant, elle s’expliquait pourquoi, quand il venait à Vaucourt, il allait si souvent se promener du côté de Mareille.
Au moment de partir, quand il était venu lui dire au revoir, il était pâle et avait de l’égarement dans le regard ; elle s’expliquait aussi pourquoi.
Elle avait remarqué une écorchure sur son visage ; elle lui avait demandé d’où cela lui venait et elle se souvenait de sa réponse :
« Hier soir, dans le parc, en passant, une branche a éraflé ma joue. »
C’était faux. La pauvre Jeanne, en se défendant contre lui, croyant, dans l’obscurité, avoir affaire à Jean Loup, Jeanne l’avait égratigné.
Chose singulière, il y avait dans le cœur d’Henriette, à côté de sa grande douleur, un vif sentiment de joie. Elle s’en aperçut et, après n’avoir été d’abord qu’étonnée, elle commença à s’effrayer.
– Mais que se passe-t-il donc en moi ? s’écria-t-elle avec angoisse.
Pourquoi donc était-elle ainsi ? Pourquoi donc, quand elle devait être tout entière à sa douleur, plongée dans l’horreur causée par l’action de son frère, ressentait-elle cette joie, joie timide, il est vrai, qui n’osait encore se manifester, mais ayant déjà tant de puissance, qu’elle semblait enlever à sa douleur toute son amertume.
Elle voulut se rendre compte exactement de ce qu’elle éprouvait, et, longuement, elle regarda en elle-même, analysant l’une après l’autre toutes ses impressions.
À chaque question qu’elle s’adressait, une voix mystérieuse, dans son cœur, répondait : « Jean Loup ! ».
La lumière se fit, jaillissant comme une flamme d’incendie au milieu d’une nuit sombre.
– Oh ! oh ! fit-elle.
Puis elle se dressa comme sous l’action d’une pile électrique, et s’écria :
– Je l’aime ! je l’aime !
Elle resta un instant frémissante, la tête inclinée, un nuage devant les yeux.
– Mon Dieu, protégez-moi ! dit-elle d’une voix presque éteinte, en s’agenouillant.
» Mais quel démon s’est donc emparé de moi ? reprit-elle avec violence, après un court silence. Est-ce que je suis folle ? Est-ce que je ne sais plus ce que je dois à ma mère ? Est-ce que je n’ai plus le respect de moi-même ? Ah ! malheureuse, malheureuse !
» J’aime Jean Loup, moi, moi ! C’est épouvantable ! Je l’aime, pourquoi ? Parce qu’il m’a sauvé la vie ? Mais c’est insensé, c’est de la folie !
» Oh ! continua-t-elle avec une ironie amère, la fille de la baronne de Simaise aime Jean Loup, un sauvage, un être infime, qui n’a jamais vécu qu’avec les bêtes, un malheureux, un misérable que la plus pauvre fille du village repousserait avec mépris, avec horreur, avec dégoût !
» Henriette de Simaise, qu’as-tu fait de ta dignité ? Qu’as-tu fait de ta fierté ?
» Je l’aime !
» Destinée maudite ! Fatalité implacable !
» Je l’aime !
» Où fuir, mon Dieu, où fuir ?
» Où puis-je aller cacher ma honte ?
» Je l’aime, je l’aime !
À ce moment elle entendit le bruit d’une voiture, sa mère revenait. Elle n’eut que le temps de se relever, de passer son mouchoir sur son visage et de calmer son agitation. La baronne entra dans le salon.
– Comme tu le vois, Henriette, dit-elle, je n’ai pas été bien longtemps ; j’ai tenu ma promesse en ne restant qu’un instant chez M. de Violaine.
– C’est vrai, chère mère. Comment va Suzanne ?
– Toujours la même. Oh ! celle-là a une nature à part, rien ne l’émeut, rien ne la tourmente.
Henriette étouffa un soupir qui semblait dire : « Que ne suis-je comme Suzanne ! »
– Pourtant, ma mère, répondit-elle, Suzanne a beaucoup de cœur.
– Sans doute ; aussi ai-je voulu faire allusion seulement à la force de son caractère, à la puissance de sa volonté. Mais comme tu es pâle, Henriette ; tes yeux sont battus, rouges ; Henriette, tu as pleuré !
– Un peu, tout à l’heure, en pensant à la pauvre Jeanne Vaillant.
– Sans doute, ma fille, il y a lieu de s’apitoyer sur ce qui a été la destinée de cette malheureuse enfant et aussi de plaindre l’honnête homme qui avait donné à Jeanne son nom et toute sa tendresse ; cependant, il ne faut pas pousser cela à l’extrême et te rendre malade en pensant trop à ce malheur irréparable. Depuis deux jours je te trouve bien changée ; allons, aie un peu la force de ton amie Suzanne et chasse de ta pensée ces choses douloureuses. Après tout, nous connaissions à peine cette jeune fille.
Henriette ébaucha un pâle sourire, sans doute pour essayer de rassurer sa mère.
– Parlons d’autre chose, reprit la baronne ; ce soir nous allons préparer nos malles ; nous quittons Vaucourt demain matin ; c’est décidé.
– Oh ! oui, chère mère, partons, partons vite.
Elle pensait :
– Oui, oui, l’éloignement est ce qu’il me faut ; je ne penserai plus à lui !
La baronne la regardait avec un doux sourire.
– Je ne m’attendais pas à te voir si bien décidée, dit-elle ; il y a quatre jours tu déclarais encore que, malgré tout, tu ne quitterais pas Vaucourt.
– Chère mère, j’ai réfléchi depuis.
– Mon Dieu, j’étais comme toi ; je sentais qu’il me serait difficile, pénible de m’éloigner d’ici et je ne pouvais me résoudre à ce sacrifice. Les invitations pressantes de la famille de Maurienne d’un côté et de l’autre les observations de M. de Violaine ont vaincu ma résistance. Enfin, je te l’ai dit, nous partirons demain matin.
Après un moment d’hésitation, la jeune fille reprit, en rougissant un peu :
– A-t-on parlé de Jean Loup chez M. de Violaine ?
– Peu. Quelques mots seulement.
– Est-ce qu’on va essayer de le prendre ?
La baronne secoua la tête.
– Le misérable est tranquille pour longtemps encore, dit-elle.
– Comment cela, ma mère ? interrogea Henriette, qui sentait son cœur se dilater.
– Qui le prendrait ? fit la baronne.
– Le juge de paix n’a-t-il pas informé le parquet de ce qui s’est passé à Mareille ?
– Sans doute, mais où est maintenant le parquet ? Où sont le procureur impérial, le substitut, le juge d’instruction et tous les magistrats ? Hier, les Allemands sont entrés en maîtres à Épinal, la ville leur appartient. Le préfet a quitté sa préfecture, les magistrats ont abandonné leur palais de justice. L’administration française n’existe plus dans les Vosges. Les Prussiens s’emparent de tout ce qui leur tombe sous la main ; il faut qu’ils mangent et qu’ils boivent, ces affamés d’outre-Rhin, qui n’ont jamais connu que la misère dans leur pays.
» La France est riche, ses terres sont grasses ; les Prussiens s’emparent du sol, le sol doit les nourrir. Toute une année nos paysans ont sué pour rien sur les sillons ; les Allemands leur prendront tout : le blé, l’avoine, le vin, les fourrages, les bestiaux ; ce qu’on ne leur livre pas de bonne volonté, ils le prennent de force ; si on résiste, ils frappent ou emmènent prisonniers les récalcitrants. Pour un oui, pour un non, ils incendient une ferme, brûlent des maisons.
» Quand ils ne trouveront plus rien autour d’Épinal, parce qu’ils auront tout dévoré, ils viendront par ici, ils iront partout porter la désolation, la misère, la terreur !
» Et voilà la guerre, chose épouvantable, chose maudite, chose infâme !
» Dieu a fait les peuples frères, et les rois et les empereurs, qui parlent de leur droit divin, c’est-à-dire émané de Dieu, les rois poussent les hommes les uns contre les autres et les forcent à s’égorger !… Voilà la guerre ! voilà la guerre !…
» Tout l’Est de notre pauvre France, pays généreux par excellence, est sous le talon de l’Allemand !… Jusqu’où ira-t-il et combien de temps tout cela doit-il durer ?… Dieu seul le sait !…
» On prétend que nous ne sommes qu’au commencement de nos désastres… Hélas ! que Dieu protège la France ! Espérons, ma fille, oui espérons ; on n’écrase pas si facilement une grande nation, la première de l’univers !
» La France tient dans ses mains solides le flambeau qui éclaire le monde, le flambeau du progrès, de la civilisation, des grandes idées ; le ciel ne permettra pas aux barbares du Nord de l’éteindre !
Mme de Simaise s’arrêta un instant pour respirer, car elle était haletante.
Elle était une noble fille des Vosges et comme eux tous, là-bas, à cette époque terrible, elle s’exaltait dans son ardent patriotisme !
– Quand l’orage formidable aura passé, reprit-elle, quand les vaincus auront demandé la paix aux vainqueurs et accepté leurs conditions, les rouages arrêtés aujourd’hui seront remis en mouvement, chaque chose reprendra son cours, tout rentrera dans l’ordre.
» Le rapport du juge de paix d’Haréville sera retrouvé dans le carton où il a sans doute été placé ; alors seulement on s’occupera de Jean Loup ; on fera ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps : on s’emparera de lui, car il n’est plus possible de le laisser vivre à l’état sauvage. J’ignore ce qu’on fera de lui ; c’est l’affaire de la justice. Mais d’après ce que disait ici le juge de paix, et M. de Violaine et moi nous avons été complètement de son avis, il est impossible qu’on le fasse passer en cour d’assises et qu’il soit condamné.
– Ah ! fit la jeune fille débarrassée subitement d’une horrible oppression.
– Si coupable que soit Jean Loup, continua la baronne, la justice devant lui est désarmée ; elle ne peut rien contre ce malheureux, ce sauvage qui, évidemment, n’a pas conscience de ses actes.
» Maintenant, Henriette, si tu le veux bien, nous allons faire nos préparatifs de départ.
– Chère mère, dans une heure j’aurai préparé toutes les affaires que je dois emporter.
Elle s’approcha de Mme de Simaise, qui lui mit un baiser sur le front, et elle sortit du salon pour monter dans sa chambre.
Elle sentait son cœur plus léger, sa pensée moins tourmentée.
Jean Loup ne pouvait pas être condamné ; il n’y avait pas possibilité de lui infliger le châtiment du crime dont il était innocent !
Quel poids énorme dont elle était déchargée !
Le lendemain, à neuf heures du matin, Mme de Simaise et sa fille montaient dans la voiture qui allait les conduire à Vesoul où les Prussiens n’étaient pas encore.
– Bientôt, je serai loin d’ici, se disait Henriette, jetant un dernier regard sur le flanc noir de la Bosse grise ; là-bas, dans les Pyrénées, près de mes amies, Emma et Blanche, je ne penserai plus à lui ; oh ! oui, il faut que je l’oublie, il le faut !