VI Bonne ou mauvaise action

Vers quatre heures, ayant à voir quelqu’un de la commune, Jacques Vaillant sortit.

En voyant la porte s’ouvrir, le sauvage avait fait un mouvement brusque, comme s’il eût eu l’intention de s’élancer hors de la salle à manger et de prendre la clef des champs, mais la porte s’était refermée, et, après avoir jeté un long regard du côté de la fenêtre, il était retombé dans son immobilité.

Catherine avait pris un livre et s’était assise en face du sauvage ; mais, distraite par toutes sortes de pensées, qui se heurtaient tumultueusement dans son cerveau, elle ne lisait point. Le livre, posé sur ses genoux, restait ouvert aux mêmes pages.

À chaque instant elle enveloppait son hôte d’un regard plein de compassion dans lequel on aurait pu découvrir comme un sentiment de tendresse. Elle écoutait aussi un bruit confus de voix qui venait de la rue, car, depuis que le malheureux était entré chez elle, il y avait eu constamment devant la maison un rassemblement d’hommes et de femmes au milieu duquel braillaient des enfants.

Le sauvage paraissait ne rien entendre et être insensible à tout : les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains, il était comme galvanisé. Une heure s’écoula ainsi.

Deux ou trois fois Catherine s’était levée et avait entr’ouvert les rideaux de la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la rue. Tout ce monde devant sa maison la gênait. Pourquoi ces hommes ne rentraient-ils pas chez eux ? Et ces femmes… n’avaient-elles pas leur ménage à soigner, le repas du soir à préparer ? Catherine était agitée, inquiète, tourmentée ; elle avait conçu un projet et elle cherchait le moyen de le mettre à exécution.

Tout à coup le coureur des bois fit entendre son espèce de grognement habituel et sortit de son immobilité. Ses yeux avaient subitement repris leur éclat, de sombres éclairs sillonnaient son regard redevenu farouche ; mais il était toujours triste et une grande anxiété se lisait sur son visage. Il s’agitait sur son siège avec un malaise visible. À chaque instant il sursautait, dressait sa tête, roulait ses grands yeux d’une manière effrayante, jetait sur la fenêtre un regard rapide, puis le cou allongé, l’oreille tendue, il semblait écouter comme s’il eût entendu un appel lointain.

Quand ses yeux rencontraient ceux de Catherine, sa physionomie changeait aussitôt d’expression ; la flamme de son regard s’éteignait et il la regardait ayant l’air de lui adresser une prière ; puis il secouait la tête et la laissait retomber sur sa poitrine en poussant un soupir.

– Comme je le comprends, pensait-elle ; oh ! je sais bien ce qu’il me demande. Si j’avais… non, ce n’est pas encore le moment. Mais ces gens-là ne s’en iront donc pas ? Qu’est-ce qu’ils attendent ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? Est-ce qu’ils pensent passer la nuit là, y rester jusqu’à demain ?

Elle entendit ouvrir et fermer la porte sur le rue, puis marcher dans le jardin.

– Il revient, murmura-t-elle, c’est trop tôt : je pensais qu’il ne rentrerait qu’à la nuit close.

Le bruit des pas résonna dans le corridor et presqu’aussitôt on frappa à la porte de la salle. On frappait, ce n’était donc pas Jacques qui rentrait.

– Ouvrez, dit-elle.

Un jeune et joli garçon de quinze ans et demi entra. Le visage de Catherine s’épanouit.

– Bonsoir, marraine, dit le jeune garçon.

C’était Jacques Grandin.

Catherine se leva.

– Tu es bien gentil de venir me voir ce soir, lui dit-elle, en lui mettant un baiser sur le front.

– Mon parrain ne pourra pas rentrer avant huit heures ; c’est lui qui m’a envoyé pour vous tenir compagnie.

– Sois le bienvenu, Jacques.

– Je devrais être près de vous depuis une demi-heure, marraine ; mais je me suis arrêté dans la rue, devant la maison, pour écouter ce que disent les gens.

– Que disent-ils ?

– Oh ! toutes sortes de choses ; naturellement ils ne parlent que de l’homme sauvage. S’ils osaient, marraine, il y a longtemps que tous ceux qui sont là seraient entrés ici. La grande Ursule, la femme du boulanger, prétend qu’elle a reconnu le sauvage ; c’est lui qu’elle à vu, il y a deux ans, à Épinal, dans une baraque de saltimbanques.

– Ah ! vraiment ! Et on croit cela ?

– On le croit. Ça peut bien être vrai !

– Cela, en effet, expliquerait la présence de ce malheureux dans nos montagnes.

– Un sauvage en France, un vrai sauvage, vivant dans les bois avec les bêtes, cela ne s’était jamais vu, marraine.

– Je le crois. Sais-tu pourquoi tout ce monde reste là ? Sais-tu ce qu’ils attendent ?

– Ils savent que le sauvage est chez vous, marraine ; ils espèrent qu’il sortira de la maison ou se montrera à une fenêtre.

– Ah ! c’est pour cela qu’ils ne rentrent pas chez eux ; eh bien, Jacques, leur curiosité ne sera pas satisfaite. As-tu vu le sauvage, toi ?

– Non, marraine, je n’étais pas là quand on l’a amené.

– Désires-tu le voir ?

– Oh ! oui, marraine.

– Tu n’auras pas peur ?

– Je n’ai pas peur des loups, en hiver, quand ils sont affamés ; pourquoi aurais-je peur d’un homme ? répondit bravement le jeune garçon.

Catherine sourit. Puis s’écartant aussitôt, et lui montrant le coureur des bois immobile sur son siège :

– Tiens, dit-elle, le voilà, regarde-le.

Jacques ne put s’empêcher, de tressaillir : mais il n’était pas effrayé. Il s’approcha du sauvage lentement, puis, après l’avoir contemplé un instant, il lui prit la main.

Le coureur des bois sursauta, se redressa vivement et ses yeux étincelants se fixèrent sur le visage de Jacques. Des sons rauques sortirent de sa gorge, ses pupilles se dilatèrent et son regard prit une expression de douceur infinie qui se répandit sur toute sa physionomie ; il y eut sur son front comme un épanouissement.

Quelle était sa pensée ? Quelle impression nouvelle, inconnue, subissait-il ? Nous ne saurions le dire.

Mais, soudain, un sanglot s’échappa de sa poitrine et de nouvelles et grosses larmes jaillirent de ses yeux.

– Il pleure, marraine, il pleure ! s’écria Jacques en proie à une émotion visible.

– Il ne fait que cela depuis qu’il est ici.

– Comme il me regarde ! Il a l’air de me demander quelque chose.

– Je sais ce qu’il te demande.

– Il faut le lui donner.

– Pas encore.

– Pourquoi ?

– J’attends qu’il fasse nuit et que ceux qui sont devant la maison soient partis.

Le sauvage se dressa sur ses jambes ; de rapides éclairs brillèrent à travers ses larmes. Il saisit le bras de Jacques et, de son autre main, par un geste brusque, il lui montra la fenêtre.

– Je ne comprends pas, dit tristement le jeune garçon.

– Je comprends, moi, murmura Catherine.

Le sauvage laissa retomber ses bras avec découragement, secoua la tête, poussa un soupir navrant, se rassit et, sa figure dans ses mains, reprit son immobilité.

Mais on voyait au gonflement de sa poitrine qu’elle était pleine de sanglots.

Catherine fit asseoir Jacques près d’elle et ils se mirent à causer presque à voix basse, comme s’ils eussent craint de troubler le sauvage dans ses pensées.

La nuit vint. Lassés d’attendre et rappelés aussi par l’heure du souper, les curieux s’étaient retirés peu à peu ; il ne restait plus que quelques personnes devant la maison.

– Jacques, dit tout à coup Catherine, tu vas être mon complice.

Il la regarda avec étonnement.

– Oui, continua-t-elle, ce que je voulais faire seule nous allons le faire ensemble.

– Quoi donc, marraine ?

– Nous allons donner à ce malheureux ce qu’il demande ?

– Qu’est-ce qu’il demande ?

– La liberté.

– Quoi ! vous voulez ?

– Le laisser partir, retourner dans la forêt où il a été pris ce matin.

– Que dira le capitaine ?

– Je ne sais pas ; mais vois-tu, Jacques, j’ai pitié de ce malheureux.

– Mon parrain ne sera pas content.

– C’est probable.

– Il se mettra en colère.

– Nous serons là tous les deux pour le calmer.

– Nous lui dirons que le sauvage s’est échappé.

– Jacques, ma conscience me dit que je fais une bonne action ; nous ne mentirons pas, nous dirons la vérité.

– Oui, marraine, oui. Et, pour que mon parrain ne se fâche pas contre vous, c’est moi, moi seul, qui rendrai la liberté au sauvage.

– Bien, mon Jacques. Ah ! tu es gentil, bien gentil ; mais je n’accepte pas ton dévouement ; je ne cherche point à éviter une responsabilité. Que ce malheureux soit libre d’abord ; après, nous verrons.

Elle s’approcha de la fenêtre et regarda dans la rue.

– Enfin, dit-elle, ils ne sont plus que cinq ou six ; d’ailleurs il fait assez nuit pour qu’il puisse prendre la fuite, maintenant, sans être vu.

Elle alluma une bougie, fit signe à son filleul de l’attendre et sortit de la salle. Elle revint au bout d’un instant, apportant un gros morceau de pain coupé dans la miche et sur un plat ce qui restait du déjeuner, la moitié du poulet et une épaisse tranche de veau. Elle prit des journaux sur une tablette de la crédence et s’en servit pour envelopper les viandes.

Le sauvage, de plus en plus agité, plus tourmenté, surtout depuis la tombée de la nuit, suivait avec une grande anxiété tous les mouvements de la femme du maire. Il la vit avec une sorte de stupeur emplir ses poches de nourriture : dans l’une du pain, dans les autres un flacon de vin, les viandes, du sucre, plusieurs tablettes de chocolat.

– Je lui donnerais bien de l’argent, pensait Catherine à mesure qu’elle fourrait dans les poches tout ce qui lui tombait sous la main, mais qu’en ferait-il ?

Quand elle trouva son hôte suffisamment lesté, c’est-à-dire quand il ne lui fut plus possible de rien mettre dans les poches – la brave femme aurait voulu qu’il pût emporter tout ce qu’il y avait dans la maison – elle dit à Jacques :

– Dépêchons-nous ; il y a déjà longtemps que sept heures sont sonnées et ton parrain peut rentrer d’un moment à l’autre.

– Faut-il ouvrir la fenêtre ?

– Non. En passant par là ou par la porte de la rue il serait vu. Prends-le par la main et suis-moi.

Catherine reprit sa lumière et, marchant devant pour éclairer, elle ouvrit successivement plusieurs portes. Le sauvage se laissait conduire comme un enfant. Tous trois sortirent de la maison par la porte de derrière, ouvrant sur le jardin. Catherine éteignit sa bougie et la laissa sur une des marches de pierre du perron.

Silencieux, ils suivirent une allée sombre et arrivèrent au fond du jardin.

Déjà la nuit était parée de ses étoiles scintillantes ; à l’est la lune venait de se lever ; elle répandait sa douce clarté dans la vallée pendant que, avant de s’éteindre, les derniers feux du couchant jetaient une lueur plus vive sur les crêtes des montagnes, particulièrement sur la Bosse grise, qui, se dressant au-dessus de la ligne sombre de la forêt, se découpait vigoureusement à l’horizon sur le fond demi clair du ciel.

Jacques mit la main sur l’épaule du sauvage et, lui montrant la forêt, il lui dit :

– Regarde.

Comme s’il eût compris, le coureur des bois se dressa de toute sa hauteur ; son regard lumineux embrassa l’horizon tout entier, puis s’arrêta fixe sur le sommet illuminé de la Bosse grise. Alors il respira à pleins poumons et se mit à trembler comme le roseau secoué par le vent.

– Tu es libre, va, va, reprit Jacques, accompagnant ses paroles d’un geste expressif.

Le sauvage ne comprit pas ou bien il doutait encore, car il resta immobile, les yeux toujours fixés sur le gigantesque rocher.

– La haie est haute et épaisse, dit Jacques.

Catherine lui montra une échelle.

Le jeune garçon la prit et la dressa contre la haie.

Le sauvage poussa un cri de joie. Il voyait l’échelle, cela lui disait tout. Il ne pouvait plus douter ; on ne le retenait plus, on lui donnait la liberté. Il s’élança vers l’échelle ; mais il s’arrêta brusquement, comme si un obstacle se fût dressé devant lui, et revint lentement sur ses pas.

Dans ce qui se passait en lui, il venait de sentir que l’ingratitude est une chose laide ; un sentiment dont il ignorait le nom, la reconnaissance, le ramenait devant Mme Vaillant et Jacques. Tous les sentiments viennent du cœur et le cœur palpite également dans la poitrine du sauvage et de l’homme civilisé.

Il prit la main de la femme du maire et la porta à ses lèvres. Action touchante, qui impressionna vivement l’excellente femme ! Obéissant à l’impulsion de son cœur, le sauvage se civilisait. Ensuite, il saisit les deux mains de Jacques et les serra dans les siennes avec effusion.

Cela fait, ayant ainsi acquitté sa dette, il bondit sur l’échelle qui, sous le poids de son corps, s’enfonça dans la haie ; mais, avec une agilité surprenante, il se suspendit à une branche de pommier, se balança un instant, prenant son élan pour s’accrocher en même temps avec ses jambes et ses mains à une autre branche qui pendait en dehors du jardin. Ses jambes se détachèrent d’abord ; puis ses mains. Il poussa un cri joyeux, dernier remerciement adressé à ceux qu’il quittait, et, aussitôt, Mme Vaillant et Jacques entendirent le bruit de sa course rapide à travers champs.

Quelques jours après, on trouva près d’un buisson les souliers que le maire et sa femme lui avaient mis aux pieds.

Ayant l’habitude de marcher et de courir pieds nus, sa chaussure le gênant, sans doute, il s’en était débarrassé.

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