Comme la bête acculée, qui se dresse menaçante, faisant face aux chasseurs qui vont la mettre à mort, le sauvage ne voyait plus le danger ; tout à coup, il poussa un cri rauque, prit son élan et partit comme une flèche, espérant encore qu’il trouverait une issue, qu’il parviendrait à franchir la haie humaine qui l’entourait.
De nouveau des hommes se trouvèrent devant lui, barrant le passage. Il fit volte face et s’élança vers un autre point ; d’autres hommes l’arrêtèrent. Dix fois il recommença la même manœuvre sans plus de succès. Il se trouvait toujours face à face avec des hommes, ses ennemis ; il les voyait partout autour de lui, gardant toutes les issues. Impossible de s’échapper.
Alors, les yeux enflammés, le regard plein de sombres éclairs, faisant entendre par instants un grondement terrible, il se mit à tourner dans l’espace entouré, sautant, bondissant comme un lion furieux dans sa cage de fer. Mais il était facile de voir que ses forces s’épuisaient ; ses membres n’avaient plus la même souplesse, la même agilité ; de temps à autre il s’arrêtait pour reprendre haleine.
Il avait la poitrine haletante, le bruit de sa respiration ressemblait à un râlement, son cœur avait des battements violents, précipités, et la sueur coulait sur ses joues et sur tout son corps, comme si on lui eût jeté un baquet d’eau sur la tête.
Le malheureux était dans un état qui faisait peine à voir, et il eût été inhumain de laisser se prolonger plus longtemps cette lutte désespérée d’un seul homme contre trois cents.
Ému d’une profonde pitié, Jacques Vaillant le senti, car il s’empressa de donner l’ordre d’en finir au plus vite.
Alors le coureur des bois vit les hommes s’avancer sur lui, lentement, mais le serrant toujours de plus près. Éperdu, fou, il rassembla tout ce qui lui restait de force pour tenter une dernière fois de faire une trouée dans la muraille humaine. Il s’élança, rapide et terrible comme l’avalanche, sur une demi-douzaine d’hommes qui, à leur tour, se jetèrent sur lui.
Ce fut une mêlée furieuse, un flux et reflux de corps s’allongeant, se courbant, se redressant, de jambes tendues, de bras enlacés, de têtes roulant sur des torses ployés.
Cela dura deux minutes à peine. À la fin le sauvage resta seul debout ; il avait terrassé ses ennemis. Mais ceux-ci se relevèrent vite et trente autres, puis vingt, puis dix, puis d’autres encore vinrent se joindre à eux.
Au milieu le sauvage debout, immobile, dressant sa haute taille, le regard sillonné d’éclairs farouches, toujours menaçant. Mais ses bras velus pendaient inertes à ses côtés ; il était profondément découragé, car il comprenait que lutter plus longtemps contre la masse de ses ennemis était chose inutile. D’ailleurs il sentait dans ses membres une lassitude extrême ; il n’avait plus de force ; il renonçait à se défendre.
Contre la force pas de résistance. Il ne connaissait certainement pas ce proverbe ; mais cette vérité devait, à ce moment, pénétrer dans sa pensée.
Il était pris, et cependant nul n’osait mettre la main sur lui. Était-ce la peur qui arrêtait tous ces hommes ? Non. Ils étaient saisis d’admiration et ils contemplaient le sauvage avec ce respect que l’homme vraiment supérieur par l’intelligence ou la force physique impose toujours.
Et puis il y avait chez ce sauvage si jeune, si beau, dont l’attitude était celle d’un héros antique, quelque chose de fier, de digne et de superbe qui leur causait à tous une impression indéfinissable.
Il avait pour coiffure son épaisse et longue chevelure, qui couvrait entièrement ses épaules. Son vêtement se composait d’une vareuse sans manches, qui laissait voir ses bras nus, musculeux, sa large poitrine velue comme les bras, et d’un reste de pantalon de velours, qui n’était plus en réalité qu’une espèce de large ceinture, qu’un sentiment instinctif de pudeur lui faisait conserver sans doute.
La vareuse et le pantalon usés et déchirés de toutes parts commençaient à s’en aller en lambeaux : ainsi avaient dû s’en aller peu à peu dans les buissons les manches de l’une et la partie inférieure de l’autre.
Sur ses jambes nues jusqu’au milieu des cuisses, le sang ruisselait, sortant d’écorchures qu’il s’était faites en passant à travers les buissons épineux.
Devenu craintif, il regardait devant lui, à droite et à gauche, avec un jeu rapide des prunelles qui indiquait son effroi ; sa terreur, l’anxiété qui tait en lui se reflétaient également pur son visage d’une mobilité extraordinaire.
Tout à coup, la flamme sombre de son regard s’éteignit, et il fut pris d’un tremblement nerveux qui secoua tout son corps. Sa physionomie avait, maintenant, une expression douloureuse. Enfin, de grosses larmes jaillirent de ses yeux et des sanglots s’échappèrent de sa poitrine.
– Oh ! oh ! firent plusieurs hommes.
En voyant pleurer ce malheureux, les cœurs les moins sensibles se sentaient émus. Il y avait, en effet, dans les larmes et les sanglots du sauvage quelque chose de navrant qui provoquait la compassion.
Jacques Vaillant s’approcha de lui et d’une voix douce, affectueuse, il l’interrogea.
Au son de cette voix, qu’il reconnut n’être ni dure, ni menaçante et qui frappait agréablement son oreille, comme les chants d’oiseaux qu’il aimait à écouter au fond du bois, le sauvage parut se rassurer. Il regarda le vieillard avec ses grands yeux humides et fixes, mais il ne répondit pas.
Jacques Vaillant renouvela sa première question.
Le sauvage ouvrit sa bouche et remua la langue, mais il ne put articuler un seul mot ; il fit entendre seulement quelques sons étranglés, qui sortirent difficilement de sa gorge.
– Inutile de le questionner davantage, dit Jacques Vaillant, le malheureux est muet ou il ne sait pas parler.
Il prit son bras et le passa sous le sien.
– Tu ne peux pas vivre ainsi dans les bois, comme une bête, avec les sangliers et les loups, lui dit-il ; viens, mon garçon, viens avec moi.
Le sauvage se remit à pleurer et à trembler ; mais résigné, en apparence, il se laissa emmener sans faire la moindre tentative de résistance.
Quelques hommes coururent en avant pour annoncer à Mareille le succès de l’expédition, pendant que d’autres partaient dans toutes les directions, voulant être les premiers à apprendre aux habitants des communes voisines la capture de l’homme sauvage.
Prévenue, la population de Mareille tout entière, jusqu’aux tout petits enfants dans les bras de leurs mères, se porta à la rencontre des chasseurs et de leur prisonnier. Et c’est escorté d’une foule grouillante qui criait, piaillait, battait des mains, manifestant sa joie et sa satisfaction de toutes les manières, que le coureur des bois fut conduit au domicile de Jacques Vaillant.
Jeanne était à Épinal depuis quelques mois, dans le pensionnat de demoiselles où son père adoptif l’avait placée.
La femme du maire, l’excellente Catherine, s’empara aussitôt du sauvage. C’était un hôte étrange que lui amenait son mari, mais il était son hôte ; à ce titre, il avait droit à tous ses égards. Elle n’était nullement effrayée de se trouver en présence de cet être singulier, terrible, qui avait été la terreur de toute la contrée, et qui la regardait aller et venir avec effarement. Et pourquoi l’aurait-elle été ? Il n’avait rien de redoutable ; au contraire, il faisait naître la pitié et attirait la sympathie, l’affection. Et puis ne voyait-elle pas qu’il était timide, craintif, et que malgré son aspect peu rassurant, il y avait dans ses grands yeux noirs de la douceur ? Sa physionomie n’avait-elle pas l’expression de la bonté ? Sans doute, il devait avoir faim, grand faim, car comment et de quoi pouvait-il vivre au milieu des épais fourrés de la forêt ?
Le déjeuner était prêt. Sur la table, couverte d’une nappe blanche, elle mit trois couverts ; ensuite elle prit la main du sauvage et le fit asseoir à la place qu’elle voulait qu’il occupât entre elle et son mari. Le prisonnier obéissait toujours passivement ; mais ses yeux étaient mornes et il y avait dans son regard une profonde tristesse.
Catherine lui servit successivement un morceau de veau froid, des légumes et une aile de poulet ; elle poussa la sollicitude jusqu’à couper la viande en petits morceaux, ainsi qu’on le fait pour les enfants ; mais vainement elle fit signe au sauvage de manger et de boire, l’encourageant, le rassurant, cherchant à l’apprivoiser par de douces paroles, il ne voulut toucher à rien. Ses yeux se tournaient continuellement vers la fenêtre ou la porte, et quand il les ramenait sur Jacques Vaillant et Catherine, leur expression douloureuse semblait leur dire :
« Pourquoi m’a-t-on amené ici ? Ah ! si vous ne me voulez pas de mal, si vous voulez être bons pour moi, rendez-moi ma liberté, laissez-moi retourner dans la forêt. »
Les mouvements de sa physionomie et son regard reflétaient si énergiquement sa pensée que le maire et sa femme le comprirent et se sentirent remués jusqu’au fond de l’âme.
– Pauvre garçon ! soupira Catherine.
À partir de ce moment, sans rien perdre de son activité, elle devint triste, songeuse.
Elle essaya encore de faire manger le sauvage, en lui portant un morceau de viande à la bouche. Peine inutile, il rejeta brusquement son buste en arrière. Elle lui présenta un verre de vin ; il le repoussa avec une sorte de dégoût.
Il était facile de voir qu’il y avait en lui la résolution désespérée de se laisser mourir d’inanition.
Le repas achevé, Catherine desservit la table ; elle n’avait pas mangé. Quant à son mari, malgré un grand appétit, il avait mangé à contrecœur. Il éprouvait un malaise visible.
Après être restée un instant dans sa cuisine, Catherine revint. Jacques fumait mélancoliquement sa pipe. Affaissé sur son siège, immobile, la tête inclinée sur sa poitrine, le sauvage pleurait silencieusement.
L’excellente femme l’enveloppa d’un long regard de pitié, et une fois encore elle murmura :
– Pauvre garçon !
Jacques Vaillant la regarda fixement comme s’il eût voulu surprendre sa pensée.
– Est-ce qu’il s’est laissé prendre facilement ? demanda-t-elle.
– Non. Pendant près de deux heures il a lutté avec le courage et l’énergie du désespoir : si nous n’avions pas été aussi nombreux, il nous aurait certainement échappé. Ah ! le malheureux a vaillamment défendu sa liberté !
– Jacques, cela prouve qu’il a moins peur des bêtes que des hommes.
– Il s’apprivoisera peu à peu et un jour il reconnaîtra que c’est dans son intérêt, par humanité, pour lui donner une existence plus heureuse qu’on lui a ravi sa liberté.
– L’oiseau qu’on prend dans un champ et qu’on met en cage ne s’habitue jamais à sa captivité ; il devient triste, languissant, ne touche pas à la nourriture qu’on lui donne, laisse traîner ses ailes et meurt.
Jacques Vaillant baissa la tête et ne répondit pas.
– Enfin, reprit Catherine après un moment de silence, que vas-tu faire de ce malheureux ?
– Je le remettrai entre les mains des gendarmes qui, de brigade en brigade, le conduiront à Épinal.
– Comme un malfaiteur de la pire espèce ! fit Catherine presque indignée.
– C’est ce que je dois faire.
– Et après ? Que fera-t-on de lui là-bas ?
– Je l’ignore.
– On l’enfermera dans une maison de fous ou dans une cellule de prison.
– C’est possible.
– Où, comme l’oiseau dont je te parlais tout à l’heure, il se laissera mourir de faim. Jacques, mieux vaut pour lui la liberté au milieu des bêtes de la forêt que l’agonie lente, horrible, dans la cellule d’une prison ou le cabanon d’un hospice d’aliénés.
– Peut-être. Mais…
– Quoi ?
– C’est un homme ; il n’a pas le droit de vivre à l’état sauvage au milieu d’un pays civilisé. Certes, je ne suis pas un ennemi de la liberté ; j’ai toujours eu le respect de la liberté individuelle ; mais je n’admets pas que ce malheureux puisse vivre plus longtemps dans les bois : il faut qu’il soit rendu à la société à laquelle il appartient et où il doit avoir sa place.
– Regarde-le, Jacques, regarde-le.
– Je vois bien qu’il est triste.
– Sa douleur est profonde, navrante. Jacques, la forêt, avec ses grands arbres et ses endroits sombres, est son domaine, l’enlever à ce qu’il aime, à sa chère liberté qu’il a si bien défendue, le ramener parmi les hommes qu’il fuit, qui lui font peur, sans doute parce qu’ils l’ont fait beaucoup souffrir, c’est vouloir sa mort.
– Je te comprends, ma chère femme, tu voudrais lui rendre sa liberté.
– Eh bien, oui.
– Cela ne se peut pas. Quoi qu’il puisse arriver, devrait-il, comme tu veux le croire, se laisser mourir de faim, je dois faire mon devoir.
Catherine resta silencieuse, ayant l’air de réfléchir. Comprenant qu’elle ne parviendrait pas à convaincre son mari, elle coupait court à la discussion.
– J’ai mis de l’eau sur le feu dans la grande bassine, reprit-elle ; ne crois-tu pas, Jacques, que ce serait une bonne chose de lui faire prendre un bain ?
– Sans doute, mais il ne voudra pas.
– Il faut au moins lui laver les jambes.
– Va pour le bain de pieds ; apporte ce qu’il faut, je me charge de le nettoyer. Du reste, autant que je puis juger, son corps est propre sous ses vêtements crasseux ; il a du se baigner plus d’une fois dans les ruisseaux de la forêt. Bien qu’ils soient très longs, ses cheveux ne sont pas emmêlés ; cela indique aussi qu’il a soin de se peigner tous les jours, avec ses doigts, sans doute.
Catherine sortit et revint bientôt apportant la bassine pleine d’eau tiède sur laquelle flottait une éponge ; elle alla chercher ensuite un morceau de savon de Marseille et des serviettes.
Le sauvage, un peu étonné, se laissa mettre les pieds dans l’eau et le maire, à genoux, procéda à l’opération du lavage. Il remarqua que les pieds, jusqu’aux chevilles, avaient la dureté de la corne, et que sur les jambes et les cuisses, l’épiderme avait la fermeté du cuir tanné. Le lavage terminé, Jacques Vaillant versa de l’huile d’amandes douces dans sa main et se mit à frictionner les membres du sauvage, principalement sur les déchirures qui, heureusement, étaient peu profondes.
Pendant ce temps, Catherine faisait l’inventaire des effets de son mari. Elle choisit un pantalon, un gilet et une vareuse, le tout presque neuf, et prit dans une armoire une chemise de bonne grosse toile de ménage.
Elle rentra dans la salle à manger, Jacques Vaillant avait fini.
– Ce n’est pas tout, lui dit-elle maintenant, il faut l’habiller.
– Soit, fit Jacques.
– Il n’est pas tout à fait aussi grand que toi ; mais ceci lui ira à peu près ; c’est le pantalon, le gilet et la vareuse que tu ne mets plus parce que tu as acheté ce vêtement un peu juste. Ah ! j’ai oublié une paire de souliers.
– Et une paire de chaussettes, ajouta le maire en riant.
– Je vais chercher cela. Habille-le vite ; quand ce sera fait, tu m’appelleras.
Et elle disparut.
Toujours sans résister, pareil à une machine qu’on fait mouvoir, le sauvage se laissa enlever ses haillons, puis revêtir de l’habillement tiré de la garde-robe du maire.
– Catherine, tu peux entrer, cria Jacques Vaillant.
Elle n’était pas loin, car elle parut aussitôt.
Le sauvage était si drôle dans son nouveau costume, faisant toutes sortes de contorsions et de grimaces, que la brave femme ne put s’empêcher de rire.
Le pauvre garçon était, en effet, gêné dans ses mouvements ; il paraissait honteux de se sentir et de se voir habillé presque richement. Le bouton de la chemise lui serrant le cou, il faisait aller sa tête comme un jeune chien le premier jour qu’on lui met un collier. À la fin, comprenant qu’il devait subir ce nouveau martyre, il resta complètement immobile, debout, n’osant plus remuer ni la tête, ni son corps, ni ses bras, ni ses jambes.
Catherine lui fit signe de s’asseoir. Il laissa échapper un long soupir, puis il obéit en se laissant tomber lourdement sur un siège.
Alors le mari et la femme lui mirent les chaussettes et les souliers aux pieds. Lui regardait d’un air piteux ces machines de coton et de cuir dans lesquelles on emprisonnait ses pieds. Jamais, probablement, il n’avait fait usage d’aucune espèce de chaussures.
– Maintenant, dit Jacques Vaillant, il est à peu près présentable.
– Oui, mais il n’a pas l’air satisfait ; il ne bouge plus, il est gêné là-dedans, on dirait une momie.
– C’est peut-être la première fois qu’il a une chemise sur le dos ; il s’y fera. Mais sa transformation n’est pas complète.
– Que lui manque-t-il encore ?
– Je vais lui couper ses longs cheveux.
Catherine se récria très fort ; son mari n’avait pas ce droit, ce serait une sorte de mutilation ; d’ailleurs, elle le trouvait très bien avec ses grands cheveux tombant sur ses épaules ; il lui plaisait ainsi.
Jacques Vaillant n’insista point.
Et c’est ainsi, grâce à la bonne Catherine, que le coureur des bois conserva sa longue chevelure.