II L’Ancien dragon

– Jacques, connaissez-vous ce pauvre homme ? demanda la jeune fille.

– Oui, Jeanne, je le connais ; je l’ai vu plusieurs fois déjà. Il vient à Mareille deux ou trois fois chaque année. On dit qu’il n’a pas toujours été pauvre, que c’était autrefois un riche cultivateur. Le malheur est venu, et maintenant, devenu vieux, ne pouvant plus travailler, il est obligé de mendier.

– C’est bien triste.

– Oui, Jeanne, bien triste. Il serait à souhaiter qu’il y eût partout en France des hospices pour recueillir les vieillards qui, comme le père La Bique, n’ont personne autre que des étrangers pour leur venir en aide.

– Est-ce que ce singulier nom, La Bique, est son véritable nom ?

– C’est un sobriquet.

– Pourquoi le lui a-t-on donné ?

– Je l’ignore, Jeanne. Le pauvre vieux vous intéresse ?

– Beaucoup, Jacques ; ce qu’il nous a dit m’a impressionnée ; à un moment, avez-vous remarqué comme il était ému, et puis la façon dont il me regardait ?

– En effet, Jeanne, il ne vous quittait pas des yeux.

– On aurait cru qu’il avait quelque chose à me dire.

– Quelle idée !

– Je me trompe sans doute. Et il est de Blaincourt, Jacques ?

– Oui, Jeanne, de Blaincourt.

La jeune fille laissa échapper un soupir et sa tête s’inclina sur sa poitrine.

– Jeanne, reprit le jeune homme au bout d’un instant, vous pensez à votre mère.

– Oui, Jacques, je pense à ma mère qui, elle aussi, demeurait à Blaincourt et que je n’ai pas connue, puisqu’elle est morte en me mettant au monde. C’est souvent, bien souvent, que je pense à elle. Comme je l’aurais aimée, comme je l’aimerais si je l’avais encore ?

» Je ne sais rien de ma mère, Jacques, rien, pas même son nom. Quand je questionne mon père au sujet de celle qui n’est plus, il me répond d’une manière évasive ou bien embarrassé, troublé, il me prend dans ses bras, me presse contre son cœur et me ferme la bouche avec ses baisers ; et toujours, toujours il devient triste et je vois des larmes dans ses yeux. On ne me dit pas tout : Jacques, je sens, je devine qu’on me cache quelque chose. Mais qu’a donc fait ma mère pour qu’on redoute de me parler d’elle ?

» Le vieux mendiant l’a connue… quand je le reverrai, je l’interrogerai. Mais je veux éloigner ma pensée des choses qui l’assombrissent. Jacques, c’est pour voir mon père que vous êtes venu ce matin ?

– Oui, Jeanne. Je suis entré dans la maison, j’ai appelé ; personne ne me répondant, j’ai pensé que vous étiez tous deux au jardin ; je vous ai vue seule, Jeanne, et ne voulant pas m’en aller sans vous dire bonjour, je suis venu jusqu’ici. Ah ! je ne savais pas quelle joie infinie m’y attendait.

– Mon père est allé faire, avec Fidèle, une petite promenade au bord de la rivière, mais il ne tardera pas à rentrer.

Le jeune homme s’attrista subitement.

– Vous me rappelez à la réalité, Jeanne, dit-il. Vous savez que pour entrer au dixième régiment de dragons où mon parrain a commandé un escadron, j’ai dû demander à devancer l’appel. Et bien, j’ai reçu hier soir ma feuille de route. Je suis venu pour le dire au capitaine et lui faire en même temps, ainsi qu’à vous, Jeanne, mes adieux.

La jeune fille avait pâli.

– Quand donc partez-vous ? demanda-t-elle d’une voix altérée.

– Demain.

Elle eut une sorte de tressaillement nerveux ; mais par un effort de volonté elle maîtrisa son émotion.

– C’est un peu précipité, dit-elle : mais il le faut, le devoir passe avant tout. Vous êtes soldat, Jacques, vous appartenez à la patrie ; vous avez un noble cœur, vous êtes digne de la servir. Si un jour la France était attaquée, vous compteriez parmi ses plus braves défenseurs. Partez, Jacques, ajouta-t-elle en lui tendant la main, partez, Jeanne vous attendra.

– Merci, Jeanne, ma Jeanne adorée, merci ! Ah ! maintenant, je ne quitterai pas Mareille en désespéré. Les horizons sont vastes et beaux et l’avenir est à moi, à nous, Jeanne, à nous ! C’est long, sept ans, mais qu’importe ; les années s’écouleront vite, car je verrai briller l’étoile du bonheur qui m’attend au retour !

– Et puis vous vous direz : Jeanne pense à moi, Jeanne ne serait pas contente si je me laissais aller à l’ennui, au découragement.

À ce moment, le jappement joyeux d’un chien se fit entendre.

– C’est la voix de Fidèle, dit Jeanne, voici mon père.

– Jeanne, j’ai une nouvelle crainte.

– Laquelle ?

– Si le capitaine me défendait de penser à vous ?

– Rassurez-vous, répondit-elle avec un doux sourire, mon père sait depuis longtemps que vous m’aimez et que je vous aime.

La haute stature de Jacques Vaillant apparut au bout du jardin.

Près de seize ans écoulés ne l’avaient point changé ; il ne paraissait pas qu’il eût vieilli. Il conservait la force, la santé, sa belle prestance, et se tenait toujours droit comme un i. Seulement quelques cheveux blancs de plus et sa moustache militaire plus grisonnante.

Les jeunes gens sortirent vivement du berceau pour aller à sa rencontre ; mais en chemin, il fallut répondre, d’abord, aux caresses de Fidèle qui, par ses gambades, ses bonds, ses petits cris, sa queue frétillante, témoignait à sa manière la joie qu’il éprouvait de revoir sa jeune maîtresse, et Jacques, l’ami de la maison.

Fidèle tenait de l’épagneul par son poil ; il n’était pas de forte taille, mais il était courageux, vaillant. Métissé de Pyrame et de Barbet, il avait la gentillesse, la vivacité, les allures du premier, l’intelligence, la bonté, le dévouement de l’autre ; sous tous les rapports il méritait de porter le nom de Fidèle.

– Ah ! c’est toi, Jacques, dit le capitaine, tendant au jeune homme sa main largement ouverte ; vraiment, c’est une surprise pour moi de te voir ici, tenant, en mon absence, compagnie à ma Jeanne.

La jeune fille s’approcha, présenta son front et reçut le baiser du vieux soldat.

– Cher père, dit-elle, Jacques est venu ce matin parce qu’il a une communication importante à vous faire, ne vous trouvant pas, il n’a pas voulu se retirer sans me dire bonjour.

– S’il eût fait autrement il aurait manqué à son devoir. Bonjour, c’est bien ; est-ce tout ce qu’il t’a dit ?

– Non, mon père, Jacques m’a dit aussi qu’il m’aimait.

– Comment, il a osé ?

– Il a osé, mon père.

– Et que lui as-tu répondu ?

– Que je l’aimais aussi.

– Tout comme cela, sans façon ? À la bonne heure, voilà ce qu’on peut appeler une redoute enlevée à la baïonnette. Ah ! ah ! mon gaillard, continua gaiement Jacques Vaillant, c’est ainsi que tu caches ton jeu… Voyez-vous ça, pendant que je me promène tranquillement, regardant couler l’eau et nager le poisson, Jacques Grandin, mon coquin de filleul, s’en vient ici, en tapinois, faire des siennes ! Fidèle, qu’est-ce que tu dis de cela, toi ?

– Ouah, ouah, ouah !

Et pour montrer qu’il approuvait la chose, Fidèle se mit à sauter de nouveau, cherchant successivement à toucher du bout de son museau ou avec sa langue la figure de Jeanne et celle de Jacques.

– Jacques, reprit le capitaine, tu déjeunes avec nous ?

– Certainement, répondit Jeanne, je mettrai son couvert. Je vous quitte, car Gertrude doit être arrivée.

– Va, ma fille, va donner les ordres à la femme de ménage.

Jeanne marcha rapidement vers la maison. Fidèle la suivit.

– Maintenant, Jacques, à nous deux. Allons nous asseoir sur un banc, et nous causerons en attendant le déjeuner.

Ils allèrent se placer à l’ombre d’un sumac.

– Voyons, qu’as-tu à me dire ? demanda Jacques Vaillant.

– J’ai reçu ma feuille de route.

– Bien.

– Et je pars demain.

– Ce soir, j’écrirai deux lettres que je te remettrai, pour te recommander au colonel et au major, que je connais ; je puis même dire que le major est un de mes meilleurs amis. Si tu te conduis bien, Jacques, comme j’en suis certain d’avance, tu reviendras avec un grade.

» Ainsi, il a fallu ton départ pour te délier la langue.

– Si Jeanne ne m’avait pas aidé… beaucoup, je n’aurais pas osé lui dire…

– Cela prouve, mon garçon, que tu l’aimes réellement, comme elle mérite d’être aimée. Quand j’ai découvert, il y a déjà quelque temps de cela, quelle était la nature de tes sentiments pour Jeanne, je fus d’abord effrayé, je l’avoue ; car Jeanne pouvait ne pas t’aimer, et dans ce cas tu te préparais une grande douleur. Je me dis que si tu n’avais rien à espérer, il était encore temps de te guérir, en t’enlevant d’un seul coup tout espoir. Pour savoir à quoi m’en tenir, j’interrogeai adroitement Jeanne. Elle comprit que je cherchais à voir dans son cœur. Alors, avec cette franchise nette que nous lui connaissons et qui est une de ses belles qualités, elle me dit : « Jacques m’aime, je le sais ; il ne me l’a pas dit encore ; mais à sa manière d’être vis-à-vis de moi, je l’ai compris comme vous l’avez compris vous-même. En ce moment, dans l’intérêt de votre filleul, dans le mien, vous voulez savoir si Jacques me plaît, s’il m’est agréable d’être aimée de lui. Eh bien, je vous réponds : oui, Jacques me plaît, il m’est agréable d’être aimée de lui, et le jour où il me fera l’aveu de son amour, heureuse, je mettrai ma main dans la sienne. »

» C’était clair, cela, n’est-ce pas ? Comme tu vois, elle n’y allait pas par quatre chemins. J’éprouvai une grande satisfaction ; j’étais rassuré, plus d’inquiétude ; je n’avais plus qu’une chose à faire : laisser aller les choses. Et si c’est aujourd’hui seulement que vous avez échangé vos premières paroles d’amour, ce n’est pas ma faute, c’est la tienne.

– Mon bonheur n’en est pas moins grand.

– Sans doute. Mais demain arrivera : séparation, éloignement. Il y aura ici des larmes versées ; mais je suis là, je la consolerai. D’ailleurs, Jeanne est forte, courageuse ; il y a dans sa petite tête une volonté ferme, virile, qui manque à beaucoup d’hommes. Le temps passe vite, les sept années s’écouleront ; tu auras acquis l’expérience, tu te seras fait. Jeanne, de son côté, sera devenue tout à fait femme. À ton retour je vous marierai, car je compte bien être encore de ce monde.

– Je l’espère bien aussi, parrain. D’ailleurs, ajouta-t-il en souriant, vous n’avez pas le droit de mourir.

– C’est vrai, mon garçon ; pour Jeanne, pour toi, pour certaines choses qui me restent à faire, il faut que je vive encore. Malheureusement, Jacques, nul n’est entièrement maître de sa destinée ; je puis m’en aller tout d’un coup, sans m’y attendre, sans avoir entendu la mort crier : « gare ! » Si cela arrivait, le fiancé de Jeanne, son futur mari, deviendrait immédiatement son protecteur.

» À ce sujet, Jacques, et comme on ne sait pas ce qui peut arriver, j’ai quelque chose à te dire.

– Parlez, capitaine ; vos paroles seront respectueusement écoutées.

– Comme tu le sais, Jacques, depuis bientôt cinq ans, immédiatement après la mort de ta marraine, ma bonne et brave Catherine, Jeanne est devenue tout à fait ma fille par un acte d’adoption. Par cet acte, je lui ai transmis mon nom et elle se nomme Jeanne Honorine Vaillant.

» Jeanne sait qu’elle est née à Blaincourt et que sa mère est morte en lui donnant le jour ; mais elle ne sait que cela ; je lui ai toujours caché la vérité.

– Elle s’en plaignait tout à l’heure, en me parlant de sa mère.

– Oh ! il y a longtemps qu’elle a compris qu’un mystère entoure sa naissance. Que de fois elle m’a interrogé à ce sujet ! Mais j’ai toujours cru que je faisais bien de garder le silence, et je suis resté inébranlable dans ma résolution. Tu verras tout à l’heure si j’ai eu tort ou raison de ne point lui dire dans quelles circonstances et à la suite de quel événement elle est venue au monde. À toi, Jacques, je ne cacherai rien, parce qu’il est nécessaire que tu saches tout.

» Il n’y a pas bien loin de Mareille à Blaincourt ; eh bien, je me suis arrangé de telle façon, j’ai su prendre de telles précautions que les gens d’ici n’en savent pas davantage que Jeanne. Aussi n’ai-je pas à redouter qu’une langue indiscrète ou malveillante vienne troubler la tranquillité de mon enfant.

» Ah ! dame, on bavarda et on en dit de toutes les couleurs, quand, un beau jour, on me vit revenir à Mareille, portant la petite Jeanne dans mes bras. Elle était déjà grandelette, elle jasait comme une nichée de chardonnerets et courait comme un petit lièvre.

» On chercha, on se mit l’esprit à la torture pour deviner, on plaida le faux pour savoir le vrai ; mais les curieux en furent pour leurs frais. On alla jusqu’à raconter que Jeanne était l’enfant d’une pauvre fille, que je l’avais eue, autrefois, étant soldat, d’une femme quelconque que j’avais abandonnée. Je laissai dire. Dans tous les pays il y a des mauvaises langues.

» Maintenant, Jacques, écoute.

Et l’ancien dragon raconta ce qui s’était passé à Blaincourt dans la journée du 8 novembre 1854.

Quand il eut achevé son récit, il regarda fixement le jeune homme, qui l’avait écouté en frémissant, et avec la plus grande attention.

– Eh bien, Jacques, devais-je dire cela à Jeanne ?

– Oh ! non, répondit vivement le jeune homme, car c’eût été détruire toutes les joies de sa jeunesse.

– Je le savais, et c’est pour cela que j’ai gardé le silence. Jacques, je suis heureux de ton approbation. Oui, le plus longtemps possible, si ce n’est toujours, Jeanne doit ignorer que son père, victime d’une lâche vengeance, a été frappé par des assassins, et que la vue du cadavre de son mari a tué sa mère.

– A-t-on mis la main sur les meurtriers, est-on parvenu à savoir le nom de la victime ? demanda Jacques.

– Les magistrats ont fait ce qu’ils ont pu, la police a cherché partout. Rien. Tout est resté enseveli dans l’ombre du mystère.

– Pauvre Jeanne !

– Jeanne n’a rien à regretter, puisqu’elle ne sait rien ; elle n’avait pas de nom, elle était sans famille ; je lui ai donné une famille et un nom.

– Et, capitaine, vous l’avez aimée, vous l’aimez autant, plus peut-être que si elle était véritablement votre fille.

– Je l’avais promis, Jacques, mais il y avait dans le cœur de Catherine et dans le mien quelque chose qui valait mieux que la promesse.

» Je laissai Jeanne pendant deux ans et huit mois chez sa nourrice. J’avais mon idée. Le tragique événement avait eu un grand retentissement dans la contrée et l’on parlait partout de la pauvre jeune femme qui était morte un instant après avoir mis son enfant au monde. Je crus donc devoir attendre que tout cela fût un peu oublié. J’avais eu une bonne inspiration, puisque quand j’amenai la petite à Mareille, personne ne se douta que c’était l’orpheline de Blaincourt.

» Comme je te l’ai dit, elle était déjà grande et forte, et gentille comme un chérubin ; enfin elle a donné et au delà tout ce qu’elle promettait en grâce, en beauté, en intelligence, en qualités du cœur.

» Tu sais ce que la défunte et moi avons été pour elle ; rien ne lui a manqué, ni les soins, ni l’affection, ni les caresses, ni le dévouement ; elle était notre idole. Comme on le dit à Mareille, nous avons été réellement ses père et mère. Tout cela, Jacques, elle nous l’a rendu par sa reconnaissance, son attachement, sa tendresse filiale, par les mille satisfactions, par toute les joies et tout le bonheur qu’elle nous a donnés.

» L’adoption complète est venue à son temps et Jeanne est bien ma fille, ma fille adorée. Naturellement, elle sera mon héritière ; mais je lui laisserai peu de chose, quand je voudrais pouvoir lui donner une fortune.

– On peut être parfaitement heureux sans la richesse, capitaine ; je ne suis pas paresseux et j’ai de bons bras ; je travaillerai pour Jeanne.

– Je sais bien qu’avec toi, mon garçon, ma fille ne manquera jamais de rien. Je continue : Ce jardin, la maison et son mobilier, la pièce de terre à côté, et avec cela cinq ou six mille francs, voilà toute ce que je possède. Mon épargne est modeste, comme tu vois ; c’est tout ce que j’ai pu mettre de côté, et pas facilement, je t’assure. Cependant ta marraine était économe et avait comme Jeanne, qui la remplace aujourd’hui, beaucoup d’ordre ; nous avons toujours vécu simplement, ne dépensant absolument que le strict nécessaire. Mais nous avons voulu que l’enfant eût toutes les petites choses qui font le bonheur de l’enfance, et puis, plus tard, nous l’avons fait instruire. Cela nous a coûté. En dehors de l’instruction ordinaire qu’on donne aux jeunes filles, elle a appris la musique, le dessein, à peindre. Cela n’était peut-être pas bien utile ; mais que veux-tu, mon garçon, on a ses faiblesses !

» Autre chose maintenant : Je t’ai dit qu’on avait trouvé dans le portefeuille du noyé et dans la valise des voyageurs une somme de dix-huit cent quatre-vingt-douze francs. Cette somme, qui appartenait à l’enfant, m’a été remise par le maire de Blaincourt. J’avais le droit de m’en servir pour combler le déficit de mon petit budget, occasionné par un surcroît de dépense ; je ne l’ai pas fait. Cet argent était à Jeanne, à elle seule, je n’ai eu garde d’y toucher. Mais tu dois penser que je ne l’ai pas bêtement enfermé dans une tirelire où caché dans l’armoire entre deux draps, comme le font les bonnes vieilles femmes ; je l’ai placé, le mieux que j’ai pu. Plusieurs circonstances favorables se sont présentées et j’ai eu la chance d’en profiter, en faisant quelques opérations de bourse qui ont réussi au delà de mes souhaits. Successivement le petit capital a augmenté ; aujourd’hui il s’élève à douze mille francs.

– Douze mille francs ! exclama Jacques, mais c’est une fortune !

– Non, répliqua le capitaine, mais ils peuvent en être la base.

– Jeanne est riche et moi je n’ai rien ! Ah ! j’ignorais cela, capitaine ; si j’avais su…

– Eh bien ?

– Je n’aurais pas osé…

– Allons, allons, fit le vieux soldat en lui tapant sur l’épaule, fais-moi le plaisir de ne pas dire des bêtises.

» Enfin Jeanne a douze mille francs, c’est sa dot. Quand tu reviendras, j’espère bien que la somme se sera encore arrondie. Alors, avec ce que je mettrai au bout, tu pourras acheter une petite ferme ou prendre la direction d’une importante exploitation agricole. Il y a beaucoup à faire en agriculture ; je t’ai entendu raisonner sur ce sujet et je partage tes opinions. Tes idées sont larges : il y a en toi l’étoffe d’un réformateur. Que tu sois en situation d’agir, tu feras faire un grand pas en avant à l’agriculture, en la faisant sortir progressivement des ornières de la routine. Pour secouer la torpeur de nos cultivateurs, il faut des exemples frappants : tu es, Jacques, de ceux qui peuvent les donner.

» Les théories sont belles, mais la pratique vaut mieux. Pour que tu puisses mettre plus tôt tes idées en pratique, j’aurais pu te soustraire au service militaire, en te donnant la somme fixée par le ministre de la guerre pour le remplacement.

– Je n’aurais pas accepté, capitaine.

– Je le sais. Enfin, je ne t’ai pas fait cette proposition. Pourquoi ? D’abord, tu es encore un peu jeune pour diriger une exploitation dans les conditions que tu la veux. Jeanne, de son côté, n’a pas encore seize ans ; on ne marie pas un enfant. Si tu as tes idées sur l’agriculture, j’ai les miennes sur le service militaire, qui est une dette sacrée que tout Français valide et qui n’est pas l’unique soutien de parents infirmes ou de frères et sœurs orphelins, doit à la patrie. Je n’admets pas, non je ne puis admettre que cette dette sacrée, qui est personnelle, on puisse la payer avec de l’argent.

» Servir son pays, c’est-à-dire être appelé à défendre le territoire et l’honneur du drapeau, doit être une obligation sans réserve, absolue. Je sais bien qu’enlever un fils à sa famille pendant sept ans, c’est dur. Qu’on réduise le service militaire à cinq, à quatre et même à trois ans, j’applaudirai ; mais plus de privilège pour ceux-ci, plus de faveur pour ceux-là. Égalité pour tous. Le fils du millionnaire n’a pas le droit de se croiser les bras, de se dorloter dans le luxe de la maison de son père, pendant que les fils des paysans, et des ouvriers vont se faire tuer à la frontière. Le sang du pauvre est rouge comme le sang du riche, et souvent celui du premier vaut mieux que celui de l’autre.

» Voilà, mon garçon, ce que j’avais à te dire aujourd’hui ; à ton retour nous parlerons d’autres choses. Je n’ai pas besoin de te recommander la plus entière discrétion vis-à-vis de Jeanne.

– Soyez tranquille, capitaine, je garderai, enfermé là, ce que vous avez bien voulu me confier.

À ce moment la femme de ménage parut dans le jardin ; ayant Fidèle en avant-garde.

– Eh bien, Gertrude, qu’est-ce que c’est ? fit le capitaine ; tu viens nous annoncer que la table est mise ?

– Oui, monsieur, et que le déjeuner est prêt et que mademoiselle vous attend.

– S’il en est ainsi, Jacques, ne nous faisons pas plus longtemps attendre, allons déjeuner.

Deux heures après, le jeune homme sortait de la maison de Jacques Vaillant. La joie, le bonheur étincelaient dans son regard et il y avait sur son front comme un air de triomphe. Cela fit dire à des femmes qui le virent passer :

– Comme il est joyeux, Jacques Grandin ! On ne dirait guère qu’il est soldat et qu’il part demain. On croirait, vraiment, qu’il a déjà sur les épaules les épaulettes de capitaine de son parrain.

On savait déjà à Mareille que Jacques Grandin avait reçu la veille sa feuille de route.

Le jeune homme se dirigeait vers la demeure du fermier dont il était depuis deux ans le premier garçon de ferme.

Soudain, au tournant de la rue, il se trouva nez à nez avec le vieux mendiant de Blaincourt.

– Tiens, c’est vous, père La Bique ! fit-il.

– Oui, jeune homme, et, regardez, avec de bons souliers neufs aux pieds, grâce à la charité de la belle demoiselle. À propos, garçon, est ce vrai ce que j’ai entendu dire ?

– Qu’avez-vous entendu dire ?

– Que vous partez demain pour sept ans ?

– C’est vrai, père La Bique, je suis soldat et je pars demain.

– Ça n’a pas l’air de vous chagriner.

– À quoi cela me servirait-il de me faire de la peine ?

– À rien, bien sûr. Mais c’est égal, je ne comprends pas…

– Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?

– Votre conversation de ce matin avec la belle demoiselle. Je croyais que vous étiez à la veille du mariage, et c’est pas vrai. Ça me contrarie un peu, mon garçon.

– Vous ? Et pourquoi ?

– J’avais quelque chose à vous dire.

– À moi ?

– Oui.

– Dites tout de même.

– Non, quand vous reviendrez et que vous serez le mari de la demoiselle.

– Et si vous êtes mort ? répliqua Jacques en riant.

– Dans ce cas, mon garçon, j’emporterai le secret dans le trou qu’on creusera pour jeter mes vieux os.

– Ah ! il s’agit d’un secret ? fit Jacques devenu sérieux.

– Pardieu !

– Voyons, père La Bique, pourquoi ne pas me le confier dès maintenant ?

– Parce que ce n’est pas mon idée.

– Dites-moi toujours quelque chose.

– D’abord, jeune homme, que savez-vous de la demoiselle ? Le capitaine Vaillant vous a-t-il dit où il l’a trouvée ?

– Hier je ne savais rien encore ; mais ce matin le capitaine m’a appris comment Jeanne était devenue orpheline : le père jeté dans le Frou par des misérables, la mère mourant quelques heures plus tard en donnant le jour à Jeanne, et tous deux restés inconnus.

– Bon, je vois que le capitaine vous a raconté tout ce qu’il sait.

– Est-ce que vous en savez davantage, père La Bique ?

– Oui et non.

– Ce n’est pas répondre.

– Jeune homme, quand vous serez le mari de Jeanne, l’enfant du malheur, comme on l’appelait à Blaincourt, je vous donnerai certaines indications à l’aide desquelles vous parviendrez peut-être à savoir le nom de son père, à retrouver sa famille.

Jacques saisit le bras du mendiant.

– Mais c’est tout de suite qu’il faut me les donner, ces indications, dit-il d’une voix agitée.

Le vieux secoua la tête.

– Quand vous serez marié, fit-il.

– Mais, encore une fois, si vous êtes mort !…

– Tant pis !

– Puisque vous ne voulez rien me dire, à moi, il faut révéler votre secret au capitaine Vaillant.

– Non, ce n’est pas mon idée.

– Et si je vous forçais à parler ?

– Comment ?

– En vous faisant appeler devant les magistrats du parquet.

– Pas bon, le moyen. On voit bien, jeune homme, que vous ne connaissez pas le père La Bique ; il est entêté comme trente-six mulets ; les gendarmes avec leurs grands sabres, les magistrats à toques noires ou rouges avec leur finasserie ne lui feraient pas lâcher un mot de ce qu’il ne veut pas dire ; le couteau de la guillotine sur mon cou ne me ferait pas remuer la langue.

– Père La Bique, je vous prie, je vous supplie de parler !

– Quand vous reviendrez, jeune homme, quand vous reviendrez. Allons, courage, jeune soldat : bon voyage et bonne chance !

Et, tournant les talons, le vieux mendiant s’éloigna aussi vite que ses jambes pouvaient le lui permettre.

Jacques resta un instant immobile à la même place, puis secouant la tête :

– Il faut que je sois bien simple pour avoir ajouté foi un instant aux paroles de ce vieux bonhomme, murmura-t-il : il n’en sait pas plus que mon parrain. Est-ce que les magistrats et la police n’ont pas fait toutes les recherches ? Le père La Bique est un vieux malin : il a voulu s’amuser un instant à mes dépens, il s’est moqué de moi !

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