III Le départ du conscrit

Jacques Grandin partait, il était en route. Jacques Vaillant, Jeanne et cinq ou six camarades du jeune soldat lui faisaient la conduite. Une dizaine de gamins, qui avaient une grande amitié pour le jeune homme, s’étaient joints à ceux qui l’accompagnaient. En avant cabriolait Fidèle.

On n’était pas encore loin de Mareille ; mais on avait traversé la vallée, sur la rive droite du Frou, qui est, à Mareille, à deux lieues environ de l’endroit où il se jette dans la Saône.

Maintenant on grimpait la colline Sainte-Anne. Sur le plateau on devait se serrer une dernière fois la main et se dire adieu.

La route était belle avec sa double bordure de platanes, dont le feuillage vert, rempli de chants d’oiseaux, était encore égayé par les premiers rayons du soleil.

Cette route coupe le coteau, en adoucissant sa pente, et contourne la Bosse grise, une espèce de pic, formé d’un amas de roches énormes, planté de travers sur la croupe de la montagne et ressemblant assez, de loin, à la bosse d’un chameau.

La Bosse grise, hérissée de pointes, d’aiguilles, d’angles aigus, de saillies tranchantes, d’une infinité de dentelures bizarres, est couverte d’épaisses broussailles vierges, sous lesquelles se cachent d’effroyables fentes, gueules monstrueuses toujours béantes de précipices, de gouffres insondables. Peu accessible à l’homme, qui n’ose s’y aventurer, la Bosse grise est le domaine de l’aigle et des oiseaux nocturnes.

– Jacques, dit le capitaine Vaillant, en s’arrêtant, c’est ici que nous devons nous séparer ; t’accompagner plus loin serait t’obliger encore à ralentir ta marche ; or, tu n’as plus qu’une demi-heure pour arriver à Blignycourt où tu dois prendre la voiture à son passage.

– Et puis ce serait vous fatiguer inutilement, répondit le jeune homme.

Devant eux s’étendait le plateau large d’un kilomètre.

Jacques se retourna pour jeter une dernière fois les yeux dans la vallée et sur Mareille. Jusque là il avait conservé son humeur joyeuse, mais à la vue du vieux clocher, dont il s’éloignait pour longtemps, sa gaieté, un peu factice peut-être, l’abandonna subitement. Des larmes jaillirent de ses yeux.

Jeanne cachait les siennes dans son mouchoir et étouffait les sanglots qui montaient à sa gorge.

– Courage, mon garçon, courage ! dit Jacques Vaillant.

Et le vieillard, qui était prêt à pleurer aussi, lui serrait fortement les deux mains.

– Allons, Jeanne, embrasse-le, cela lui mettra de la force au cœur.

La jeune fille se jeta toute palpitante au cou de son fiancé, qui l’étreignit contre sa poitrine. Les deux cœurs battaient l’un contre l’autre, leurs larmes se mêlèrent. C’était le premier baiser d’amour. Ils ne se dirent pas une parole, il y avait là des jeunes gens qui ne devaient pas connaître leur secret : mais que de choses dans leurs regards ! Promesses, serments, espérances !…

– Dans dix-huit mois ou deux ans, disait Jacques Vaillant, quand tu seras tout à fait un soldat, un bon soldat, on t’accordera un congé, et tu viendras passer quelques jours à Mareille près de tes amis.

Ceux-ci l’entouraient et serraient ses mains. Puis ce fut le tour des gamins ; tous voulurent embrasser leur bon ami Jacques, et ils criaient :

– Nous aussi, Jacques, nous serons soldats un jour !

On allait se séparer, lorsque, tout à coup, un des enfants poussa un cri de terreur et se serra tout tremblant contre les jambes du capitaine Vaillant. Aussitôt, les autres se mirent à crier :

– Jean Loup ! Jean Loup !

Tous les yeux se dirigèrent du côté où la présence de celui à qui on donnait le nom de Jean Loup venait d’être signalée.

Un être bizarre, qui semblait sortir d’un des gouffres de la Bosse grise, et qu’on pouvait prendre, vu à une certaine distance, pour une bête fauve, courait à travers champs avec une rapidité extraordinaire. Ses pieds nus touchaient à peine le sol ; on aurait dit qu’il volait et qu’il avait, comme le dieu Mercure, des ailes aux talons.

Rien n’entravait sa course vertigineuse, ni les roches noires qui se dressaient devant lui, ni les trous de carrière qu’il franchissait d’un bond, ni aucun autre accident de terrain. Il sautait par-dessus les haies avec une agilité fantastique et passait à travers les plus épais buissons en bondissant comme une panthère. Il se dirigeait en droite ligne vers les personnes arrêtées sur la route.

Les enfants se hâtèrent de ramasser des cailloux comme s’ils allaient avoir à se défendre contre une attaque de Jean Loup.

– Laissez ces pierres et n’ayez aucune crainte, leur dit Jacques ; Jean Loup est un pauvre sauvage, mais il n’est pas méchant, il est bon, au contraire. Sachez aussi qu’il est mon ami, et que celui d’entre vous qui lui jetterait une pierre perdrait mon amitié.

Ces seules paroles suffirent pour calmer l’ardeur belliqueuse des gamins ; ils laissèrent tomber aussitôt les cailloux qu’ils venaient de ramasser. Toutefois, ils ne paraissaient point complètement rassurés. Jean Loup arrivait.

Comme Jacques venait de le dire, c’était un sauvage, un véritable sauvage ; on aurait pu croire facilement qu’il était venu d’une forêt vierge de l’Amérique ou d’une île océanienne. C’était un homme de haute taille, qui paraissait doué d’une force prodigieuse, à en juger par la souplesse de son torse superbe, par ses jambes et ses bras velus, nerveux, dont chaque mouvement tendait et faisait paraître les muscles sous l’épiderme. Il avait pour vêtement une sorte de casaque faite de deux peaux de loup, attachées par des cordelettes de racines d’acacia. Ses bras étaient entièrement nus, de même que ses jambes, jusqu’au-dessus de ses genoux. On aurait pu lui donner trente ans ; mais il ne devait pas avoir plus de vingt ou vingt-deux ans.

Sa figure, d’un dessin correct, que le rasoir ou les ciseaux n’avaient jamais touchée, avait un peu la couleur du cuivre rouge et s’encadrait dans une barbe noire, frisée, poussant clairs, en broussailles. Il avait le nez droit, ni long, ni court, la bouche un peu grande, avec de grosses lèvres, mais ornée de belles dents d’une blancheur d’ivoire. En somme, malgré ce qu’il y avait de farouche dans sa physionomie et d’indompté en lui, il était beau, beau comme devait l’être l’homme dans les temps primitifs et les temps barbares. Sa beauté, d’un caractère étrange, était, en un mot, une beauté de sauvage. Ses cheveux longs et plats, roussis par le soleil, n’avaient jamais été coupés, comme ceux de Samson le Nazaréen ; il ne devait les peigner qu’avec ses doigts armés d’ongles longs, solides et durs comme de la corne ; ils tombaient tout autour de sa tête, sur son dos et ses épaules. Retenus par rien, toujours libres de s’épandre à volonté, quand un coup de vent ou toute autre cause les amenait sur son visage, ce qui devait arriver souvent, par un brusque mouvement de la main il les rejetait en arrière.

Une seule chose chez lui contrastait d’une manière frappante avec tout l’ensemble de sa personne, c’était l’animation, la clarté et l’expression extraordinaire du regard. Il y avait toujours dans ses grands yeux étonnés, pleins de lumière, quelque chose de craintif et de farouche ; mais quand on le regardait attentivement pendant un instant et qu’on saisissait les jets de flamme qui traversaient son regard, on sentait que sous le front de cet être étrange, de ce malheureux vivant à l’état sauvage au milieu des bois et des roches désertes, il y avait la pensée, une intelligence ; on comprenait qu’il y avait dans sa poitrine un cœur d’homme et que ce cœur pouvait être accessible à tous les sentiments, à toutes les sensations humaines.

Jacques Grandin, se détachant du groupe, s’était avancé sur le bord de la route. Quand Jean Loup arriva près de lui, il lui tendit la main.

L’homme sauvage la prit dans les siennes et la garda un instant, en faisant entendre des sons rauques, étranglés, bizarres, qui semblaient indiquer son contentement.

Hélas ! c’est seulement par des cris ou des sons qui s’échappaient de sa poitrine, que Jean Loup pouvait manifester sa douleur et sa joie. Depuis qu’il osait un peu s’approcher des hommes, il avait compris que la langue est chez l’homme l’organe de la parole ; mais lui ne pouvait s’en servir. Il n’était pas muet, cependant. Il ne parlait point parce que, fuyant les hommes et vivant dans les bois avec les bêtes, il n’avait pas appris à parler.

Le malheureux était en cela plus sauvage que les anthropophages des contrées inconnues de l’Afrique ; ceux-là, au moins, ont un langage et se comprennent entre eux.

– Eh bien, mon pauvre Jean Loup, lui dit Jacques, je pars et tu seras longtemps avant de me revoir. En vérité, on dirait que tu savais cela, puisque tu es sorti de ton trou pour venir me souhaiter un bon voyage.

Jean Loup secoua la tête, faisant onduler ses cheveux sur ses épaules comme une crinière de lion.

Puis, comme s’il eût compris, son visage s’attrista subitement et on vit deux grosses larmes rouler dans ses yeux.

– C’est mon seul, mon unique ami que je perds, semblait-il dire.

De nouveau il saisit vivraient la main de Jacques et la pressa contre son cœur.

– Pauvre diable ! murmura le jeune soldat, son cœur bat à se briser.

Soudain, les yeux de Jean Loup étincelèrent. Tenant toujours la main de Jacques, il l’entraîna près de Jeanne dont il prit également la main. Il les regarda longuement, un sourire singulier sur les lèvres ; puis, lentement, il rapprocha leurs mains et les mit l’une dans l’autre.

– Oh ! fit Jacques, stupéfait de surprise.

Puis, par un mouvement spontané, il prit le sauvage dans ses bras.

– Tiens, Jean Loup, s’écria-t-il, il faut que je t’embrasse !

– C’est étrange, étrange ! murmurait Jacques Vaillant.

Les amis de Jacques Grandin se rapprochaient comme ayant l’intention d’envelopper Jean Loup et de s’emparer de lui.

Le sauvage eut probablement cette pensée, car il bondit en arrière et reprit aussitôt sa course à travers champs.

– Nous voulions lui serrer la main, dirent les jeunes gens.

– Oui, répondit Jacques ; mais il n’a pas compris, il a eu peur. Mes amis, ne faites jamais de mal au pauvre Jean Loup, et si un jour il avait besoin d’être protégé, défendu, soyez tous ses défenseurs.

Après avoir mis entre ceux qu’il venait de quitter et lui une certaine distance, Jean Loup s’était arrêté. Debout sur une roche, les poings sur ses hanches, immobile comme une statue de bronze sur son piédestal, et faisant face à la route, il regardait.

Il vit Jacques serrer les mains de ses camarades, caresser Fidèle, embrasser le capitaine Vaillant, puis Jeanne une fois, une fois encore et enfin s’éloigner rapidement.

Ceux qui restaient agitaient leurs chapeaux en l’air, derniers signes d’adieu. Jeanne envoyait des baisers du bout de ses doigts roses, et Jacques, qui se retournait à chaque instant, recevait les baisers de sa fiancée que lui apportait la brise.

Jean Loup trouva cela charmant, et il fit comme Jeanne, il envoya des baisers à son ami qui partait.

Tout à coup, tendant l’oreille, il dressa la tête comme un cheval de bataille au son de la trompette. Un bruit de sabots de chevaux se faisait entendre sur la route. Presque aussitôt, deux jeunes cavaliers, montant des chevaux de prix et qui venaient de la vallée, se montrèrent sur le plateau.

Jean Loup eut un frémissement dans tout son être ; ses traits se contractèrent horriblement, des éclairs sombres, terribles, sillonnèrent son regard, et il y eut dans sa gorge comme un grondement de tonnerre.

Les cavaliers, serrant la bride des chevaux impatients, qui auraient voulu prendre le galop, allaient au pas. En passant près des amis de Jacques Grandin, l’un d’eux, le plus jeune, un grand et beau garçon de vingt ans, enveloppa Jeanne d’un regard ardent chargé d’étincelles.

La jeune fille éprouva une sorte de malaise dont elle ne se rendit point compte.

Jacques Grandin venait de disparaître au croisement d’une seconde route.

De l’endroit éloigné où il se trouvait, Jean Loup n’avait pu rien voir ; cependant il prit une attitude menaçante et, ses yeux lançant des flammes, il montra ses deux poings au jeune cavalier.

Celui-ci comprit ; il répondit à la menace du sauvage, en faisant siffler sa cravache, ce qui devait avoir une signification, et par un grand éclat de rire ironique, qui arriva comme une flèche aux oreilles de Jean Loup.

Les chevaux partirent au galop.

– C’est le fils de Mme la baronne de Simaise, dit un des jeunes gens : il fait sa promenade du matin avec un de ses amis de Paris, sans doute.

– Il a un singulier regard, ce jeune homme, dit simplement Jacques Vaillant.

Il ne lui vînt pas à la pensée que la beauté de Jeanne avait excité les appétits sensuels du jeune débauché.

– Allons, fit-il, nous n’avons plus rien à faire ici. Viens, ma fille, viens, ajouta-t-il, en s’adressant à Jeanne, qui s’obstinait à regarder au loin sur la route poudreuse, déserte maintenant.

Il lui offrit son bras et on reprit le chemin de Mareille, Fidèle marchant toujours en avant-garde.

Jean Loup resta encore un instant debout sur la pierre ; puis après avoir jeté rapidement son regard de tous les côtés, ayant le nez en l’air, comme s’il eût Interrogé la rose des vents, il se dirigea en courant vers les grandes roches et disparut derrière les épines, les ronces et les viornes centenaires, qui rendaient la Bosse grise inabordable du côté de la forêt.

Les deux cavaliers avaient rapidement traversé le plateau. Pour descendre l’autre versant de la montagne, les chevaux se remirent à marcher au pas et les cavaliers se rapprochèrent. Tous deux étaient beaux, bien faits, élégants, distingués. L’ami du fils de la baronne de Simaise était âgé de vingt-six ans ; il se nommait Jules Hastier et était le fils unique d’un opulent banquier de Paris. Ce jeune homme avait reçu une instruction et une éducation en rapport avec les millions qu’il devait posséder un jour. C’était un avantage qu’il avait sur Raoul de Simaise, dont l’éducation avait été fort négligée. Dès l’âge de seize ou dix-sept ans, ayant sous les yeux l’exemple de son père, un coureur d’aventures, Raoul était déjà un parfait mauvais sujet.

Vaniteux, fanfaron, égoïste, sceptique, sans dignité, plein d’un faux amour-propre, impertinent vis à vis de ceux qu’il croyait inférieurs à lui, lâche et rompant devant les autres, il avait tous les défauts et, dans son âme déjà corrompue, le germe de toutes les passions viles. Mais faux et hypocrite, il savait parfaitement dissimuler sa perversité précoce, même aux yeux de sa mère qui, séparée de son mari et vivant seule avec sa fille dans une retraite profonde, ne le voyait que deux ou trois fois chaque année, et seulement pendant quelques jours. Cependant, dans la physionomie de Raoul, qui était celle d’un cafard, dans son sourire pincé, nerveux et dans son regard hypocrite, fuyant, parfois cruel, il y avait quelque chose qui trahissait sa nature mauvaise, ses déplorables instincts.

– Quel est cet être bizarre, assez semblable à une bête, que nous avons vu, en passant, monté sur une roche ? demanda Jules Hastier.

– Oh ! un sauvage, un fou, répondit Raoul avec un mouvement nerveux des épaules.

– J’ai remarqué qu’il te menaçait ; ce sauvage, ce fou a quelque chose contre toi.

– Je crois, en effet, qu’il éprouverait du plaisir à m’étrangler.

– Ah ! et pourquoi cela ?

– Il a de la rancune comme un chien qu’on caresse à coups de trique ; il se souvient d’une correction que je lui ai administrée avec cette cravache que je tiens à la main.

– Comment, tu as eu le courage de frapper ce malheureux ?

– Parfaitement.

– Oh ! Raoul !

– Et, à l’occasion, je suis prêt à recommencer.

– Que t’avait-il fait ?

– Permets-moi de ne pas te répondre.

– En ce cas, je cesse de t’interroger.

– Tu as vu la jeune fille ?

– Oui.

– N’est-ce pas qu’elle est charmante !

– Adorable, c’est une merveille !

– Alors, tu comprends…

– Oui, je comprends l’enthousiasme avec lequel tu m’as parlé d’elle.

– Et pourquoi j’en veux faire ma maîtresse.

– Une folie ! Veux-tu que je te donne un bon conseil ?

– Voyons.

– Renonce à ton projet.

– Jamais !

– Tu ne réussiras point. Il m’a suffi du coup d’œil que j’ai jeté sur elle pour la juger. Cette jeune fille, Raoul, n’est pas une fleur des champs qu’on peut cueillir.

– Et pourtant elle sera à moi ; il faut, je veux qu’elle m’appartienne !

– C’est donc une véritable passion ?

– Oui, c’est une passion terrible qui a allumé dans tout mon être un feu qui me brûle, me dévore !

– Et tu ne lui as jamais parlé ?

– Je la vois, c’est assez.

Jules se mit à rire.

– Pourquoi ris-tu ?

– Parce que je t’en ai connu déjà plusieurs de ces passions terribles, dont le feu s’est éteint, tiens, comme cette allumette avec laquelle je voulais allumer mon cigare.

– C’est vrai ; mais cette fois, c’est sérieux.

– Heu !

– Eh bien, quoi ?

– Dans quatre jours nous retournons à Paris.

– Après ?

– Dans huit jours tu ne penseras plus à la belle Jeanne. Comme les précédentes, ta nouvelle passion aura duré ce que dure un feu de paille.

– Oui, murmura Raoul, je vais retourner à Paris ; mais je reviendrai !

Share on Twitter Share on Facebook