Un jour, cinq ans auparavant, un habitant de Mareille, revenant de Blignycourt, à travers les bois, rentra dans la commune essoufflé, effaré, couvert de sueur et de poussière, et agitant ses bras comme un insensé.
À le voir dans un pareil état d’agitation on pouvait supposer, en effet, qu’il venait d’être atteint d’aliénation mentale.
Des hommes, des femmes, des enfants sortirent des maisons et l’entourèrent.
– Ah ! si vous saviez, si vous saviez, si vous saviez ! répétait-il constamment.
À toutes les questions qu’on lui adressait, il continuait de répondre :
– Ah ! si vous saviez !
On alla lui chercher un grand verre de vin qu’il but d’un trait. Cela parut lui faire du bien. Peu à peu il se calma et, enfin, il put parler.
Il raconta que, en passant dans la forêt, il avait vu, courant à travers les taillis, un animal extraordinaire, ayant des jambes, des bras, une figure, des cheveux très longs, ressemblant enfin beaucoup à un homme.
Il ne pouvait en dire davantage. Il n’avait fait qu’entrevoir la bête, car aussitôt la peur l’avait pris et il s’était sauvé à toutes jambes.
Les auditeurs pensèrent tout d’abord qu’il avait eu peur de son ombre ou que, s’il avait réellement vu un animal quelconque, ce ne pouvait être qu’un cerf, une biche ou seulement un chevreuil. Cette opinion manifestée à haute voix, provoqua de grands éclats de rire. On se moquait du peureux, on le raillait.
De nouveau et avec plus de force il affirma que l’animal qu’il avait vu ne pouvait être un fauve des bois, puisqu’il courait debout, comme l’homme, avec deux jambes et non avec quatre.
Vrai ou non, le fait était suffisamment étrange pour donner lieu à des commentaires.
Le savant de l’endroit, un homme qui lisait beaucoup et qui avait quelques notions d’histoire naturelle, émit l’avis que l’animal en question devait être un singe, non un de ces petits singes qu’on voit quelquefois dans les villages, grotesquement habillé, dansant et faisant des grimaces au son d’un orgue de Barbarie, puis tendant sa calotte pour recevoir les pièces de monnaie des spectateurs, qu’il glisse ensuite dans la poche de son maître, en ayant l’air de compter ; mais un singe de la grande espèce, de ceux qui ressemblent le plus à l’homme par la forme et la taille, un orang ou un chimpanzé, les deux plus grands singes connus, et que Buffon a distingués en donnant au premier le nom de Pongo et au second celui de Jocko.
Tout cela était fort bien dit ; mais un orang ou un chimpanzé dans une forêt des Vosges ! Ce n’était pas admissible. Comment y serait-il venu ? Les orangs, les chimpanzés, comme tous les autres singes, d’ailleurs, ne vivent que dans les pays chauds. On rencontre les orangs dans les îles de Bornéo et de Sumatra et les chimpanzés dans les régions occidentales de l’Afrique, constamment brûlées par le soleil.
Non, on ne pouvait admettre la présence d’un singe dans la forêt. Cette fois, le savant de Mareille en était pour ses frais d’érudition : on ne voulut pas se soumettre à l’autorité de sa parole.
– Eh bien, si ce n’est pas un singe, dit alors une femme, je crois, moi, que c’est un homme, un homme sauvage.
On se remit à rire.
– Vous n’avez pas besoin de rire, reprit la femme, dont le visage était devenu écarlate, il y a des hommes sauvages, c’est connu.
– Et aussi des femmes sauvages.
– Oui, mais pas en France.
– Et pourtant, moi, j’en ai vu un, répliqua la femme ; j’en ai vu un, entendez-vous ?
– Où cela ?
– À la foire d’Épinal, il y a deux ans, dans une baraque de saltimbanques.
– Oh ! un sauvage pour rire.
– Je vous dis que c’était un vrai sauvage, et la preuve c’est qu’il avait de grands cheveux qui tombaient presque jusqu’au milieu de son dos, une figure et des regards qui faisaient peur, et qu’il a mangé devant tout le monde qui était là, un gros morceau de viande crue, et ensuite un petit oiseau qu’il avait à peine déplumé.
– Eh ! ma chère, répondit un homme qui voyageait souvent, on voit ce que vous venez de raconter un peu partout ; tour de saltimbanques, attrape-nigauds ; il faut allécher le public crédule, tendre un appât à sa curiosité.
» Ils sont sur les tréteaux, c’est le moment de la parade ; l’un souffle à pleins poumons dans un trombone, l’autre joue du piston ou de la clarinette, un troisième frappe à tour de bras sur une grosse caisse : boum, boum, boum… C’est un vacarme infernal. La foule s’amasse, se serre, se presse devant l’estrade. Celui qui applique des gifles sur la figure de Jocrisse fait un signe. Tout se tait. Le pitre a la parole :
» – Mesdames, messieurs, nous allons avoir l’honneur de vous présenter tout à l’heure un sujet rare, rare, que dis-je ? merveilleux, qu’on n’a jamais vu dans cette bonne ville, messieurs et dames ; c’est un homme sauvage, amené en France depuis un mois seulement. On va le voir, on va le voir !… Ce sauvage est aussi un anthropophage ; mais n’ayez aucune crainte, il ne vous mangera point. Il a été pris dans l’île inconnue de Caracaramirotarapa, découverte par le célèbre navigateur Robinson, qui a vu Vendredi dans une situation horrible, entre jeudi et samedi, pour avoir cru Zoé. On va le voir ! on va le voir ! Entrez, messieurs et dames, entrez. C’est quinze centimes, trois sous seulement pour les grandes personnes et deux sous pour les enfants. Entrez, entrez, entrez, on va le voir !… Allons, suivez, suivez… En avant la grosse caisse…
» Et le tapage recommence : Boum, boum, boum.
» La baraque se remplit. La farce est jouée.
» Et le fameux habitant de l’île de Caracaramirotarapa, qu’on exhibe aux yeux du public bénévole, est tout simplement un des saltimbanques plus ou moins vieux et plus ou moins laid, que ses camarades ont affublé d’oripeaux bizarres après lui avoir barbouillé la figure d’un affreux bariolage.
» C’est un sauvage dans ce goût-là que vous avez vu, il y a deux ans à Épinal.
La femme secoua la tête, ce qui indiquait qu’elle n’était nullement convaincue.
Bref, après avoir fait toutes les suppositions possibles, on finit par conclure que celui qui avait causé tout cet émoi n’avait rien vu du tout.
Mais, quelques jours après, une femme, qui était allée dans la forêt ramasser du bois mort, rapporta également qu’elle avait vu passer, à peu de distance d’elle, courant avec une rapidité extraordinaire, un être étrange qui, si ce n’était pas un grand singe, comme on l’avait dit, ne pouvait être autre qu’un homme sauvage.
On se moqua de la femme comme on s’était moqué de l’homme. Pour les uns, c’étaient des peureux, des hallucinés, des cerveaux creux dont l’imagination malade créait des fantômes ; d’autres voulaient croire à une mystification préparée d’avance.
Cependant d’autres personnes ne tardèrent pas à raconter la même chose. Ce fut d’abord une autre femme de Mareille, puis des charbonniers de la forêt et ensuite deux hommes, le père et le fils. Ceux-ci étaient ensemble lorsqu’ils avaient aperçu le coureur des bois à travers une clairière ; ils s’étaient même mis à le poursuivre, mais, beaucoup plus agile qu’eux, il n’avait pas tardé à disparaître dans la profondeur de la forêt.
On ne pouvait plus admettre que tant de personnes se fussent trompées, eussent mal vu. D’ailleurs ce qu’on racontait à Mareille on le disait aussi à Blignycourt, à Vaucourt, à Haréville, communes qui touchent à la forêt et dont quelques habitants avaient également rencontré le coureur des bois.
Orang-outan, chimpanzé ou homme sauvage, l’être existait donc. Les plus incrédules ne pouvaient plus douter.
Depuis le premier jour, l’émotion avait toujours été en augmentant. La bête de la forêt était le sujet de toutes les conversations, on ne s’occupait plus que d’elle. Ce que les uns avaient vu réellement fut considérablement exagéré par les autres. C’était une nouvelle bête du Gévaudan, ou un formidable géant, qui pouvait tordre ou briser un arbre dans ses grands bras nerveux, comme on tord et brise un roseau, ou encore un monstre hideux, féroce, ayant une large gueule, armée de dents longues et terribles comme des défenses de sanglier, et dont la tête énorme était couverte de crins pareils à ceux d’un cheval.
Tout cela augmentait l’agitation, effrayait, terrifiait. C’était comme une panique. Bien des gens, obligés d’aller travailler aux champs, n’osaient plus s’approcher de la lisière du bois. La nuit ils avaient d’affreux cauchemars ou il leur était impossible de dormir. Les mères tremblaient pour leurs enfants.
Les forts, les hardis, ceux qui se moquaient de l’épouvante des autres, allaient, plusieurs ou séparément, traquer les endroits sombres de la forêt. Eux aussi, ils voulaient voir, afin de se rendre compte par eux-mêmes de ce qu’il y avait de vrai dans les choses étranges qu’on racontait ; mais ils revenaient sans avoir pu seulement trouver une trace du passage du coureur des bois.
Sans aucun doute, ce n’était pas pour son plaisir que celui-ci se faisait voir de temps à autre ; il ne tenait nullement à satisfaire la curiosité des gens ; il était évident qu’il avait peur de l’homme, qu’il fuyait au moindre bruit de pas, qu’il se cachait, et que ceux qui avaient pu l’approcher d’assez près pour le voir, avaient été favorisés par le hasard.
Jacques Vaillant était à cette époque maire de Mareille. Il ne pouvait rester sourd à toutes les rumeurs et ne pas entendre tout ce qu’on disait. Son devoir était de ramener le calme parmi ses administrés, de rassurer la population. Il fallait pour cela donner à la commune une satisfaction qu’elle n’exigeait point, mais qu’elle semblait attendre.
Il fut décidé qu’une battue, dirigée par le maire, serait faite dans la forêt, qu’on forcerait le coureur des bois jusque dans son repaire et qu’on s’emparerait de lui, si la chose n’était pas impossible.
La partie de la forêt dont le coureur des bois semblait s’être emparé appartenant au territoire de Mareille, le maire de cette commune avait plus qu’un autre maire le droit de prendre l’initiative.
Jacques Vaillant désigna lui-même les trente hommes qui l’accompagneraient, armés de fusils, puis cinquante traqueurs.
Un dimanche matin la petite troupe sortit du village et, silencieusement, en bon ordre, marcha vers la forêt.
Là, Jacques Vaillant donna ses ordres, indiqua à chacun son poste, et recommanda de la façon la plus absolue qu’aucun coup de feu ne soit tiré sans son commandement.
– Car, ajouta-t-il, nous ne savons pas encore si nous sommes à la recherche d’une bête ou d’un homme. Si c’est une bête, il n’est pas encore prouvé qu’elle soit nuisible, puisque, jusqu’à présent, personne ne s’est plaint de ses méfaits. Mais si c’est un homme, un pauvre fou égaré, perdu dans nos montagnes, comme je suis, disposé à le croire, comprenez-moi bien, messieurs, lui faire seulement du mal serait un acte odieux ; le tuer serait un meurtre, pour ne pas dire un crime dont nous serions tous les complices. Ce malheur est possible, évitons-le.
Après ces paroles, chacun se rendit au poste qu’il devait occuper et les traqueurs pénétrèrent dans les fourrés.
À onze heures tout le monde se retrouva à l’endroit qui avait été indiqué comme rendez-vous.
On n’avait rien vu, si ce n’est quelques fauves et une famille de sangliers qu’on avait laissé passer, le maire ayant défendu de tirer, et la chasse, d’ailleurs, étant prohibée.
Le jeudi on recommença sans obtenir un meilleur résultat. Néanmoins, il fut convenu que le dimanche suivant on ferait une troisième tentative.
Cette fois des hommes de Vaucourt, d’Haréville, de Blignycourt et de plusieurs autres villages vinrent se joindre à ceux de Mareille. On était plus de trois cents. Jacques Vaillant renouvela devant tous ses précédentes recommandations et la chasse commença. Il pouvait être sept heures du matin.
Si ce troisième jour on ne réussissait pas mieux que les deux premiers, il fallait définitivement renoncer à capturer le coureur des bois. Après tout, savait-on s’il n’avait pas déjà quitté la contrée ?
Vers neuf heures, les cris de quelques traqueurs, venant de loin, annoncèrent une découverte. Mais était-ce le coureur des bois lui-même ou étaient-ils seulement sur sa trace ? N’importe, tous les cœurs se mirent à battre ; chacun tendit l’oreille, plongeant son regard dans les taillis.
Bientôt, se répétant sur différents points, les cris devinrent plus nombreux et continuèrent en se rapprochant. Il n’y avait plus à en douter, les traqueurs avaient fait sortir le coureur des bois d’un fourré ; ils le poursuivaient et cherchaient à l’envelopper, ainsi qu’ils en avaient reçu l’ordre, pour l’amener à peu près au centre du cercle immense formé par les chasseurs.
Ceux-ci avaient aussi leur mot d’ordre. Le signal étant donné, ils marchèrent vers le centre, rétrécissant le cercle au fur et à mesure qu’ils avançaient.
À dix heures et demie, le coureur des bois était cerné dans un espace de moins de quatre cents mètres carrés. On le voyait, avec sa longue chevelure flottante, passer en bondissant, puis disparaître sous bois, reparaître, s’élancer et bondir de nouveau. Le malheureux faisait des efforts désespérés pour franchir le cercle d’hommes qui se resserrait toujours.
À un moment on put croire qu’il allait s’échapper ; un homme de Vaucourt le mit en joue et fit feu ; il n’avait probablement pas entendu la défense faite par le maire de Mareille.
– Malheureux ! cria Jacques Vaillant de toute la force de ses poumons, vous ne voyez donc pas que c’est un homme ?
L’homme sauvage – on était certain, maintenant, que le coureur des bois appartenait à la race humaine – avait fait un bond énorme en arrière, puis s’était accroupi au pied d’un chêne. On crut un instant que la balle l’avait atteint et frappé mortellement. Mais, comme on s’élançait pour lui porter secours, il se dressa tout à coup, comme mû par un ressort, et jeta autour de lui des regards épouvantés.
Heureusement, il n’avait pas été touché ; mais le projectile était passé si près de sa tête, qu’il avait coupé une mèche de ses cheveux. Sans doute, le bruit de l’explosion et le sifflement de la balle à son oreille lui avaient fait peur, et il s’était abrité contre l’arbre pour éviter une atteinte mortelle. Mais il ne voulait pas se laisser prendre ; au péril de sa vie, il tenait à défendre sa liberté.