Le lendemain, tout le monde, à Mareille, savait que le sauvage était toujours dans la forêt et que, selon toutes les probabilités, il avait établi sa demeure dans les environs de la Bosse grise.
– J’aurais préféré qu’il se fût éloigné de nous, dit Jacques Vaillant à sa femme.
– Pourquoi ? demanda-t-elle.
– Pour ta tranquillité, Catherine, car depuis que ce malheureux est entré ici, tu es bien changée ; j’observe, je vois… je ne te disais rien, espérant, que cela se passerait. Catherine, quelque chose te tourmente.
Elle ne répondit pas, mais elle laissa échapper un soupir ; c’était dire à son mari qu’il ne se trompait point.
Oui, elle était triste, la bonne Catherine. Douée d’une sensibilité nerveuse excessive, elle souffrait. En lui parlant, peut-être avec trop peu de ménagement, des terribles dangers que courait le sauvage dans sa vie errante au milieu des bois, son mari l’avait frappée au cœur, Et le pire, c’est qu’elle s’efforçait de cacher son mal pour ne pas inquiéter Jacques.
Ce qu’elle éprouvait elle n’aurait su le dire. Cela ne ressemblait pas à un remords de conscience troublée, ce n’était pas non plus une douleur physique, mais quelque chose de plus redoutable. C’était une mélancolie noire, née d’une impression profonde, qui l’avait saisie tout d’un coup, brutalement, et qui, lentement, mais avec une opiniâtreté inexorable, poursuivait son œuvre fatale, s’enfonçait dans son cœur comme un ver rongeur, détruisait ses forces, obscurcissait ses idées, l’enveloppait de ténèbres, absorbait tout son être, enfin, et faisait dans son cerveau d’affreux ravages.
Elle n’avait pas senti venir le mal ; il l’avait prise comme une proie. Cependant, quand elle ressentit ses premiers effets, elle essaya de lui échapper, de le repousser ; mais déjà il s’était emparé de sa pensée ; il la tenait captive. Alors, reconnaissant son impuissance, inerte, sans défense, elle s’affaissa sous l’écrasement.
Le jour, la nuit, à chaque instant, toujours, sa pensée fixe, conduite, dirigée par le monstre qui se plaisait à la torturer, s’élançait à la recherche du sauvage, fouillant la profondeur des bois, gravissant jusqu’aux cimes les plus hautes montagnes.
Chose étrange, son affection pour Jeanne s’affaiblissait, s’usait comme le morceau de fer sous la lime ; elle oubliait l’enfant qu’elle avait adoptée, naguère encore si chère à son cœur. Sa pensée enchaînée, nageant dans le noir, n’avait plus la force de se dégager de ses liens pour s’abandonner à une influence salutaire.
Jeanne, près d’elle, aurait forcément amené une diversion ; ranimée par les caresses de l’enfant, elle serait parvenue, peut-être, à secouer sa torpeur, à sortir de son atonie. Alors c’eût été la guérison. Mais Jeanne, nous le savons, était à Épinal. Elle ne songea pas à la faire revenir.
Complètement dominée par le mal, qui allait toujours en s’aggravant, n’ayant ni la force, ni le courage, ni même la volonté de tenter seulement de réagir contre lui, elle laissait s’accomplir l’œuvre de destruction.
– Catherine a quelque chose, se répétait souvent Jacques Vaillant, c’est-à-dire chaque fois qu’il la surprenait, immobile comme une statue, absorbée en elle-même, sa pensée dans le noir. Mais cela se passera, ajoutait-il pour se rassurer.
Il ne pouvait croire à la gravité du mal inconnu qui, sourdement, minait la pauvre femme.
Du reste, pour qu’il ne s’effrayât point, après un violent effort, elle forçait ses lèvres à sourire et prenait un air de gaieté. Comme toujours, d’ailleurs, elle donnait ses soins à son ménage, vaquait à ses travaux journaliers. Mais elle allait, venait, s’occupait machinalement, par habitude. Elle agissait inconsciemment, n’ayant plus de goût à rien.
Quand le froid devenu rigoureux, dessina ses arabesques fantaisistes sur les vitres des maisons, quand la neige, tombant drue, à gros flocons, eut en un seul jour étendu sur la terre durcie un immense linceul, la maladie de Catherine prit un caractère tout à fait alarmant. Son pâle sourire s’envola de ses lèvres pour n’y plus revenir, sa gaieté forcée, factice, disparut, emportée dans un tourbillon du vent de bise, qui hurlait d’une façon sinistre en se heurtant aux angles des maisons et sifflait lugubrement dans les branches des grands arbres de la forêt.
Jacques Vaillant vit sa chère femme maigrir à vue d’œil ; ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, en s’enfonçant chaque jour davantage sous les arcades sourcilières ; ses lèvres s’amincissaient, des rides profondes se creusaient sur son front ; plus de rose sur ses joues, qui s’estompaient d’une teinte d’ambre.
Catherine ne sortait plus, elle restait enfermée dans sa maison, évitant de se laisser voir à une fenêtre ; on aurait dit qu’elle avait horreur du grand jour ou que le monde lui faisait peur. Il y avait de cela, car en l’absence de son mari, quand un visiteur se présentait, elle se cachait pour ne pas le recevoir, ou, si elle était surprise, elle le renvoyait vite pour se retrouver dans sa ténébreuse solitude.
Quand Jacques n’était pas là ou qu’elle ne craignait pas qu’il la vît, elle s’approchait d’une fenêtre, toujours la même, et là, immobile, dans une attitude douloureuse, les bras ballants, elle regardait au loin. Elle voyait l’épaisse couche de neige nivelant la plaine, la ligne sombre de la forêt, au-dessus les crêtes escarpées de la montagne, et plus près d’elle, à sa droite, sortant des brumes flottantes, la Bosse grise, avec sa couronne de neige et ses larges rayures blanches au bord des abîmes.
Ses yeux restaient fixés, comme rivés, sur le gigantesque rocher. Alors un frisson courait dans tous ses membres, un cri rauque se nouait dans sa gorge ou une plainte déchirante s’échappait de sa poitrine haletante.
– Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-il devenu ? gémissait-elle. Oh ! le malheureux !… Mort, mort !… Oui, mort de froid et de faim ou sous la dent des loups ! Oh ! oh ! oh ! Déchiré, mis en pièces, mangé par les bêtes !
Tout son corps frémissait, tremblait d’horreur et d’épouvante. Elle laissait échapper une nouvelle plainte ou poussait un nouveau cri désespéré, et effarée, pantelante, elle reculait folle de terreur, comme si le spectacle horrible que créait son imagination eût été réellement sous ses yeux. Elle tombait lourdement sur un siège, presque inanimée, mais frissonnant toujours. Elle restait là longtemps, souvent des heures entières, la tête appuyée contre un meuble, reprenant peu à peu son effrayante immobilité. On aurait dit qu’elle ne pouvait plus la soutenir, sa pauvre tête, hantée par d’horribles visions, ou que le poids d’une pensée unique était pour elle un fardeau trop lourd à porter.
Jacques Vaillant ne disait plus :
– Ce ne sera rien, cela se passera.
Son inquiétude se changea en crainte plus sérieuse. Le dépérissement rapide de sa femme lui disait suffisamment qu’il devait s’effrayer.
Un jour, malgré Catherine, qui s’y opposait de toutes ses forces, il fit venir un médecin. Celui-ci ne sut trop que dire. Il vit bien que la pauvre femme se consumait lentement ; ce n’était pas la première fois qu’il lui était donné d’observer les symptômes d’une affection cérébrale. Il ne douta point que le siège du mal ne fût au cerveau ; mais que pouvait-il contre une maladie de l’âme ? Pour la forme et par acquit de conscience il griffonna une ordonnance.
Pendant quelques jours, Catherine voulut bien, sur les instances de son mari, suivre les prescriptions du docteur ; elle avala différentes drogues, de ces produits pharmaceutiques qu’un médecin peut toujours faire prendre à un malade sans rien risquer, parce que, s’ils ne font pas de bien, ils ne font pas de mal non plus.
Cependant la faiblesse suivait la progression du mal qui tuait la pauvre femme. Tous les ressorts s’étaient successivement détendus. Bientôt, Catherine ne put plus se traîner sur ses jambes décharnées, fléchissantes. Elle dut garder le lit.
Gertrude, qu’on prenait auparavant une ou deux fois par semaine pour faire les gros ouvrages de la maison, dut venir tous les jours.
De loin en loin le médecin faisait une visite.
Jacques Vaillant ne se lassait point de l’interroger.
– Je ne peux rien dire, répondait-il. Dans beaucoup de cas la science est impuissante ; celui-ci en est un. Laissons passer l’hiver, le printemps viendra. Alors il faudra des distractions, beaucoup de distractions.
– Le printemps, le printemps ! murmurait l’ancien dragon en hochant la tête, nous en sommes loin.
Et il regardait tristement les arbres du jardin fleuris de givre et le tapis de neige miroitant sous les pâles rayons du soleil.
Le visage de la malade se couvrait d’une teinte plus terreuse, ses yeux s’enfonçaient davantage, on voyait les os sous la peau de ses joues creuses ; elle ne remuait plus ; elle ne s’intéressait plus à rien ; elle était si faible que manger un peu était pour elle une grande fatigue.
À la fin de janvier, le mal empira encore ; elle eut de longues heures de délire. Alors, surexcitée, tout le système nerveux irrité, elle retrouvait un peu de force. Elle sursautait, se tordait dans ses draps en poussant des cris d’épouvante, rauques, horribles. Puis dans ses yeux démesurément ouverts, d’une fixité effrayante, s’allumait un brasier.
– Les loups, les loups, les loups ! criait-elle. Jacques, qu’attends-tu ? Vite, vite, prends ton fusil et tue les toutes, ces bêtes hideuses !… Oh ! comme ils rugissent ! Entends-tu, Jacques, entends-tu ? Ils arrivent de tous les côtés. Quelle bande ! Ah ! le malheureux est perdu… Ils se jettent sur lui, ses os broyés craquent sous les dents féroces ; ils s’arrachent ses membres sanglants… Regarde, là, là ! Vois-tu ? C’est une tête, sa tête détachée, qui roule, roule, roule…
Longtemps elle se débattait pour échapper à l’horrible vision. La crise se calmait à la fin, suivie d’un long frémissement du corps, et se terminait par des plaintes et des sanglots.
C’était le commencement d’une douloureuse agonie.
– Il s’est fait en elle, lentement, un épouvantable ravage, dit le médecin ; tous les organes ont été atteints successivement ; un miracle seul peut la sauver.
Catherine était condamnée.
Mais, déjà, Jacques Vaillant avait compris qu’il ne devait plus se faire illusion. Le cœur brisé, il voyait la mort s’approcher, guettant sa proie. Et son affection ne pouvait rien, rien ! Il allait être séparé pour toujours de celle qu’il avait tant aimée, de la douce compagne de sa vieillesse. Il fallait rassembler toutes ses forces, se raidir pour supporter le coup terrible.
Un matin, il dit à Gertrude :
– Je pars, je reviendrai dans la nuit, ayez bien soin de ma pauvre Catherine en mon absence.
Il courut à Épinal et revint dans la nuit, comme il l’avait annoncé, amenant la petite Jeanne.
Catherine était au plus mal.
Cependant, quand la porte de sa chambre s’ouvrit, livrant passage à Jacques et à l’enfant, elle se souleva un peu et tourna sa tête vers eux. Ses traits rigides s’animèrent et il y eut dans ses yeux comme un rayonnement de joie.
– C’est Jeanne, c’est notre enfant, dit-elle d’une voix faible, je l’attendais… De loin je la voyais venir avec toi, Jacques.
La petite fille se jeta sur le lit en pleurant à chaudes larmes.
– Maman, maman !
La mourante l’entoura de ses bras et, avec ce qui lui restait de force, la serra contre son cœur.
Jacques Vaillant s’était approché, s’efforçant de retenir ses larmes.
– Merci, Jacques, dit-elle ; tu as bien fait d’aller chercher la petite. Pourtant c’est un triste spectacle pour elle. Je vais m’en aller, ma fin est proche ; mais tu ne resteras pas seul, Jeanne est là ; elle me remplacera bientôt dans la maison. Jacques, tu peux l’adopter maintenant, il faut que Jeanne soit vraiment la fille, qu’elle porte ton nom. Feras-tu cela ?
– Oui, Catherine, je te le promets.
Elle mit un baiser sur le front de l’enfant.
– Jacques, reprit-elle au bout d’un moment, est-ce que la lampe est éteinte ? Je ne vois plus.
Soudain, elle poussa un soupir, leva ses bras, qui s’agitèrent un instant et retombèrent sur le lit, raides. Elle ne fit plus un mouvement, elle était morte !
Jeanne avait reçu son dernier souffle dans son dernier baiser.
– Oh ! fit Jacques Vaillant.
Et un sanglot s’échappa de sa poitrine.
Il se pencha sur le lit, colla pieusement ses lèvres sur le front de la morte et lui ferma les yeux.
Jeanne et Gertrude s’étaient agenouillées devant le lit. Toutes deux pleuraient et priaient.
Le vieux soldat restait debout, immobile, sombre, les yeux mornes, sentant naître en lui le dégoût de la vie. Mais son regard s’arrêta sur la tête courbée de l’orpheline. Aussitôt il tressaillit.
– Trois tombes creusées autour d’elle, pensa-t-il : si à mon tour je lui manquais, que deviendrait-elle ?
Il eut un nouveau tressaillement qui fit vibrer toutes les fibres de son cœur.
– Non, non, ajouta-t-il, je n’ai pas le droit de suivre Catherine dans la mort. Jeanne a besoin de moi ; pour elle, il faut que je vive !