Le vieux mendiant entra dans sa cabane et reparut aussitôt avec deux escabeaux de bois probablement fabriqués par lui.
– Nous serons mieux ici que dans mon taudis pour causer, dit-il. Asseyons-nous à l’ombre de mon pommier. Ce bout de champ, la cabane que j’ai construite le mieux que j’ai pu, et l’arbre, voilà mon domaine. Si je n’ai pas d’ennemis dans le pays, je n’y possède pas d’amis non plus ; soyez tranquille, monsieur, nul ne viendra nous déranger.
Ils s’assirent, tournant tous deux le dos au soleil.
– Jacques Grandin vous a-t-il raconté tout ce qu’il sait de l’affaire ? demanda le vieillard.
– Oui. Et tout à l’heure, la femme de Claude Royer m’a fait le même récit, en y ajoutant quelques menus détails que j’ignorais.
– Marie-Rose a une excellente mémoire, elle vous a certainement mieux renseigné que je ne pourrais le faire, puisqu’elle a assisté la petite dame à ses derniers moments.
» Vous savez donc que l’enquête des magistrats a découvert que deux hommes, lesquels sont restés inconnus, devaient être les auteurs du crime. Ça c’est vrai, ils étaient deux et même trois. Vous êtes passé devant le moulin en venant ici ?
– Oui.
– Un peu plus haut, avez-vous remarqué une passerelle ?
– Parfaitement.
– C’est toujours la même, sauf les planches qui pourrissent et qu’on remplace. Eh bien, monsieur, c’est du haut de cette passerelle que le voyageur inconnu a été précipité dans le Frou par un des hommes qui l’attendait là. J’ai tout vu. Je n’étais pas loin de la passerelle, de ce côté-ci de la rivière. Il faisait cette nuit-là une tempête du diable ; un coup de vent avait emporté mon chapeau et je le cherchais dans l’obscurité quand mon attention fut attirée par un bruit de pas d’hommes. C’était la victime amenée par un des complices. Voilà comment j’ai été, par hasard, témoin du crime. Comme vous le voyez, c’est avec raison qu’on a dit que le noyé avait passé sous une des roues du moulin.
» Mais voici une chose qu’on ne sait pas : Au moment où la victime et celui qui la conduisait arrivaient près de la passerelle, la lumière d’une lanterne, se montra tout à coup de l’autre côté de l’eau, dans la direction du parc du vieux château. Le crime accompli, les deux assassins détalèrent et la lumière s’éteignit.
– Père Monot, pourquoi n’avez-vous pas dit cela tout de suite à la justice ? Peut-être votre déposition lui aurait-elle permis de pénétrer le mystère.
– Je n’ai rien dit aux magistrats parce que je n’ai pas voulu : ce n’était pas mon idée.
– Soit, continuez, je ne vous interromprai plus.
– Donc, je ne dis rien, je gardai pour moi ce que je savais. Mais il y avait cette sacrée lanterne qui me tarabustait. Inutile de vous dire que je cherchai à m’expliquer, dans ma tête, la présence de la satanée lumière au moment du crime. Bien sûr elle n’était pas là pour éclairer la passerelle. Mais, comme je ne pouvais pas supposer que ce fût une étoile descendue du firmament et suspendue par un fil, je conclus qu’il y avait un troisième complice, lequel avait pour mission d’attirer à lui la victime, en lui faisant traverser le Frou sur la passerelle.
» La lettre écrite au voyageur, portant la signature fausse d’un brave homme de Blaincourt, parlait d’un rendez-vous mystérieux, avec un individu qu’on ne nommait point. Cela m’expliqua la présence de l’homme à la lanterne de l’autre côté de la rivière ; il avait été l’appât tendu au malheureux.
» Mais toutes les maisons du village sont sur la rive droite du Frou ; il n’y a absolument sur la rive gauche que le vieux château. Je mis mon faible esprit à la torture afin de comprendre pourquoi on avait donné le rendez-vous, là, où il n’y a la nuit âme qui vive, plutôt que partout ailleurs.
» – Parbleu, me disais-je, pour faire monter la victime sur la passerelle et la jeter dans l’eau par un bon coup d’épaule.
» Mais cela ne me satisfaisait point ; car, si peu qu’il connût la localité, le voyageur devait savoir qu’il y avait seulement le château de l’autre coté de l’eau.
» Bref, j’en arrivai à me dire :
» – Voyons, voyons, est-ce que le père Grappier, cet ours mal léché, qui est le gardien du vieux château, aurait joué dans cette affaire un rôle de scélérat ?
» Je résolus de savoir à quoi m’en tenir. Je veux bien vous avouer, monsieur, que j’étais alors très curieux, et que je le suis encore un peu aujourd’hui.
» Je cherchai à me faire bien voir du père Grappier, à l’amadouer, à attirer sa confiance, enfin à jouer près de lui le rôle d’un ami, en flattant ses goûts, en paraissant convaincu que, sous tous les rapports, il était un homme bien supérieur à moi.
» – Un jour qu’il sera ivre de vin ou d’eau-de-vie, me disais-je, je le ferai babiller.
» Je parvins à capter sa confiance ; mais je vous assure, monsieur, que ce fut long et difficile. Ce vieux coquin, qui sortait on ne sait d’où, du bagne probablement – je puis parler de lui à mon aise aujourd’hui qu’il n’existe plus – n’était guère plus facile à aborder qu’une bête féroce dans sa tanière… Quand on l’approchait il roulait des yeux farouches, qui donnaient la chair de poule ; quand on avait la hardiesse de lui parler et qu’il voulait bien répondre, c’était par des paroles rauques, incompréhensibles souvent, qu’on aurait pu prendre pour le grognement d’un ours en colère.
» Tel était le gardien du château, un vrai cerbère, comme vous voyez, bien qu’il n’eut qu’une seule tête ; mais une tête si laide, si repoussante, qu’elle pouvait bien compter pour trois.
» Le château, qui appartient à M. Morandot, un richissime banquier, était abandonné aux hiboux et aux lézards depuis de longues années, lorsqu’il fut loué un jour par des gens inconnus, lesquels investirent le père Grappier des doubles fonctions de portier et de régisseur.
» J’arrivai donc à être l’ami, l’unique ami du vieux cerbère. Il me recevait avec plaisir et ne dédaignait pas de me faire, de temps à autre, une petite visite. Il me parlait de ses prouesses de jeune homme, de Paris, de Londres, où il avait habité, de ses longs voyages, mais il ne prononçait jamais un mot touchant les choses que je tenais à savoir. Si je le questionnais au sujet de ceux qu’il servait, il restait muet comme ce morceau de bois piqué en terre. Je le vis souvent gris, je puis dire ivre, n’ayant plus sa raison ; eh bien, même alors, il se renfermait dans son mutisme absolu. Mais plus je rencontrais de difficulté à satisfaire ma curiosité, plus je mettais d’acharnement à découvrir ce que le vieux me cachait.
» Mais voyez-vous, monsieur, j’en aurais été certainement pour mes frais, si, au moment où je m’y attendais le moins, et parce qu’il le voulut ainsi, le père Grappier ne m’eût appris une bonne partie des choses qu’il connaissait.
» Voici comment cela arriva :
» Un soir, le vieux vint me rendre visite.
» – Je ne me sens pas à mon aise, me dit-il ; mais je t’avais promis de venir, me voilà.
» J’avais dans une bouteille un restant de vieux marc ; je lui en versai la moitié d’un verre. Il en avala une gorgée.
» – Ah ! ah ! fit-il, ça me réchauffe l’intérieur, ça me fait du bien.
» À petits coups il vida son verre. Nous causâmes peu ; il était triste, sombre ; il me répondait à peine. À onze heures, quand il voulut s’en aller, il ne put mettre un pied devant l’autre.
» – Tonnerre ! fit-il, je crois bien que, cette fois, je vais passer l’arme à gauche.
» Je l’aidai à se déshabiller et le couchai dans mon lit. Moi, je restai debout toute la nuit, le soignant de mon mieux. Le lendemain matin il était beaucoup plus mal.
» – Veux-tu que j’aille chercher le médecin ? lui demandai-je.
» – Va, si tu veux, me répondit-il.
» Le médecin vint et prescrivit je ne sais plus quel remède.
» – Je ne vois pas qu’il y ait grand chose à faire, dit-il ; votre ami a le corps brûlé par les alcools ; il peut s’éteindre d’un moment à l’autre comme une lampe qui n’a plus d’huile.
» Le médecin n’avait pas parlé bien haut, mais Grappier, qui avait l’oreille extrêmement fine, entendit.
» – Qu’est-ce qu’il t’a dit, le croque-mort ? me demanda-t-il après le départ du docteur.
» – Il m’a dit que je devais te soigner et que tu irais mieux demain.
» – Je n’aime pas qu’on me blague, La Bique ; va, je sais bien que je suis foutu.
» J’essayai de rire. Il m’interrompit brusquement.
» – Le médecin t’a dit : « il est perdu », j’ai entendu.
» – Soit, mais tu sais bien que les médecins sont des ânes.
» – Possible ; mais, vois-tu, je me sens. La Bique, j’ai de l’amitié pour toi ; un autre m’aurait jeté à la porte comme un chien galeux, toi tu m’as mis dans ton lit, tu m’as soigné… La Bique, veux-tu faire le curé ?
» – Hein, le curé ?
» – Oui.
» – Je ne comprends pas.
» – Tu es donc bien bête, La Bique ?
» – Explique-toi.
» – Suppose que je veuille faire comme qui dirait ma confession.
» – Ah !
» – Eh bien ! tu t’assiéras là, près du lit, et je te raconterai quelque chose. Avant, donne-moi une goutte de ta bonne eau-de-vie.
» Je vidai le reste de la bouteille dans un verre, que je lui mis dans la main. Il but la liqueur d’un trait.
» – Maintenant, assieds-toi. Y es-tu ?
» – Oui.
» – Alors, écoute, curé La Bique.
» Maintenant, monsieur, voici autant que je vais pouvoir me le rappeler, ce que me dit le père Grappier :
» – Je suis un misérable, un affreux gredin, je le sais ; mais, que veux-tu, on n’est pas toujours ce qu’on aurait voulu être, enfin je me console en me disant qu’il en existe pas mal d’autres sur la terre qui sont encore bien plus canailles que moi.
» Si tu crois que je vais te raconter mon histoire du commencement à la fin, tu te trompes ; il y a dans ma vie un tas de choses que je ne veux pas dire. Pourtant, pour toi, afin de te distraire et aussi parce que ça va m’amuser de te dire ça, je vais prendre dans le tas et te raconter une histoire vraie, bien qu’elle ressemble à un conte genre Barbe-Bleue.
» Il y a de cela une dizaine d’années, j’étais en train de crever de misère à Paris, dans un chenil d’hôtel de la rue du Grenier Saint-Lazare. Un matin, un camarade vint me trouver. Il me dit :
» – Il paraît, l’ancien, que tu as une fière réputation parmi les gens huppés ; le grand chef, le maître, celui dont on ne sait pas le nom, qu’on ne voit jamais, a entendu parler de toi ; bref, je viens te trouver, envoyé par un chef, pour te demander s’il ne te plairait pas de devenir intendant d’un château.
» Comme tu le penses bien, La Bique, je ne refusai pas l’aubaine.
» Pas plus tard que le lendemain le camarade vint me prendre et nous voilà en route pour arriver bientôt au vieux château de Blaincourt. Le camarade me fit entrer dans la cambuse, qui avait été autrefois la demeure du portier, et me dit :
» – Voilà ton logement. Le lit est bon, tu as une armoire pour serrer tes frusques et deux chaises pour t’asseoir.
» Ça n’était guère cossu pour un intendant, mais un fonctionnaire de mon espèce n’est jamais difficile.
» – Maintenant, reprit le camarade, voici la consigne actuelle jusqu’à ce qu’il t’en soit donné une autre : tu dois être muet comme si l’on t’avait coupé la langue.
» La recommandation était assez cocasse, vu que j’aurais été bien embarrassé pour dire ce que je ne savais point.
» Le camarade, en me quittant pour retourner à Paris, me laissa deux cents francs.
» Naturellement, j’avais en mains toutes les clefs du château. Mon premier soin fut de visiter l’immeuble de mon intendance. De vastes pièces puant le moisi, avec des plafonds crevassés, troués, des boiseries pourries, le délabrement le plus complet, quoi. D’ailleurs, pas l’ombre d’un meuble. Cependant, dans la partie la plus reculée de cette vieille ruine, je trouvai deux chambres contiguës assez convenablement meublées. Dans chaque chambre il y avait un lit avec des draps blancs, des chaises, un fauteuil, une armoire et une commode-toilette. Tout cela était propret, mais on voyait que c’était du retapé, acheté au rabais chez quelque bric-à-brac. N’importe, je compris que je n’allais pas vivre seul longtemps au siège de mon intendance, Les deux chambres et surtout les deux lits m’annonçaient au moins deux locataires.
» Dans la grande cuisine on avait mis aussi quelques ustensiles : poêlons, casseroles, etc… On allait donc faire la popote. Je me léchai d’avance les babines, Je descendis dans les caves, des caves superbes, mais vides. Il n’y eut qu’un caveau où je ne pus pas entrer, n’en ayant point la clef ; c’est là qu’était enfermée la provision de vin pour plus tard.
» Au bout de cinq jours le camarade revint. Il était nuit et j’allais me coucher, n’ayant rien de mieux à faire.
» – Attention ! me dit-il, on t’amène cette nuit deux pensionnaires ; celui qui les accompagne est un gaillard devant lequel il ne faut pas broncher ; donc, attention !
» – Est-ce le maître ? demandai-je.
» – Es-tu fou, me répondit-il, tu sais bien qu’on ne voit jamais le maître.
» – Enfin, c’est un chef ?
» – Probable.
» – Comment se nomme-t-il ?
» – On ne sait jamais les noms des chefs. À ce sujet, je te donne un avis : il est dangereux d’être trop curieux dans la compagnie à laquelle tu appartiens. Quand on ne te dit pas d’écouter et de regarder, tu ne dois ni entendre, ni voir. Tu as compris ?
» – Oui.
» – À bon entendeur, salut !
» À deux heures après minuit, par un affreux temps noir, fait exprès par le diable, et un vent à décorner les bœufs, mes deux pensionnaires arrivèrent ; c’étaient deux femmes. L’une grande, forte, encore jolie, pouvait avoir trente-cinq ans : je devinai tout de suite qu’elle venait avec l’autre pour lui tenir compagnie et la servir. Celle-ci était beaucoup plus jeune que la première ; elle n’avait certainement pas plus de vingt ans. Elle était aussi moins grande que l’autre, mais une taille, une taille… faite au tour, quoi. Quoique très pâle, ayant les yeux égarés et l’air maladif, c’était la plus ravissante créature qu’on pût voir. Une merveille, La Bique, une merveille !
À ce moment, M. Lagarde s’agita sur son siège avec un malaise visible.
– Est-ce que ça vous ennuie, monsieur ? demanda le mendiant.
– Non, père Monot, non, je vous écoute au contraire avec la plus vive attention ; continuez, continuez.
» Je n’ai pas à te faire, mon vieux La Bique, le portrait de l’individu qui m’amenait les deux femmes. Je ne suis pas beau, n’est-ce pas ? Eh bien, il était encore plus vilain que moi. Il me regarda avec ses petits yeux gris, froids et perçants comme une lame, et moi, un dur à cuire, j’eus si peur que je sentis mon sang se figer dans mes veines.
» Mais passons. Quand les dames furent installées dans les chambres, l’homme terrible vint me retrouver dans ma niche.
» – Je sais que tu es discret, me dit-il de sa voix rude ; quand tu ne veux pas parler, un poignard piquant ta poitrine ou un fer rouge sur ton front ne te ferait pas remuer la langue ; on te connaît depuis longtemps ; on sait que tu as fait tes preuves ; c’est pour cela qu’on t’a placé ici. Tu es le gardien de ce château ; nul n’y doit entrer, aucun être humain ne doit s’en approcher. Il faut que tu sois un dogue à l’attache ; si ce n’est pas assez que tu sois un chien toujours prêt à mordre, sois un loup, une panthère, jaguar ou n’importe quelle autre bête féroce.
» – Tu as un défaut : tu bois et tu t’enivres ; mais quand tu es ivre, tu es plus cruel que jamais et ta férocité n’a plus de bornes. Dans ces conditions, ton défaut est une qualité pour ceux que tu sers. Tu pourras donc te livrer à ta passion d’ivrogne, et boire autant que tu voudras, car l’argent ne te manquera point.
» – Mais prends garde ! avec nous, la faute la plus légère est une trahison, un crime. Si tu laisses échapper seulement un mot que tu aurais du garder ou si tu manques de vigilance un seul instant, un poignard enfoncé dans ta gorge sera ta récompense. Si, au contraire, tu es dévoué et fidèle, tu recevras dix mille francs quand ta mission ici sera terminée.
» Il me mit quelques pièces d’or dans la main, puis, suivi de mon camarade, il monta dans la voiture qui attendait, et, bientôt tous deux disparurent. Je compris qu’ils ne tenaient pas à se faire voir dans le pays. Dès le lendemain, je compris également, et avec facilité, que la jeune dame était séquestrée, et que mes pompeuses fonctions d’intendant se réduisaient à être le gardien d’une prison.
» Bien que je ne visse presque jamais ma jeune pensionnaire, que sa compagne, également sa gardienne et sa geôlière, laissait rarement sortir de sa chambre, je ne tardai pas à savoir qu’elle était enceinte de plusieurs mois, et que, chose bien triste, elle était folle.
M. Lagarde laissa échapper une exclamation rauque. Livide, la figure décomposée, il ressemblait à un malheureux à l’agonie.
– Monsieur, monsieur ! s’écria le père La Bique, vous vous trouvez mal !
Ces paroles ranimèrent subitement M. Lagarde.
– Non, ce n’est rien, dit-il en se redressant ; mais voyez-vous, père Monot, votre récit est terrifiant.
Cet homme était tellement maître de lui, quand il le voulait, qu’il n’y avait déjà plus aucune trace d’émotion sur son visage.
– Si vous le voulez, monsieur, reprit le vieux mendiant, je ne vous en dirai pas davantage.
Les yeux de M. Lagarde étincelèrent.
– Dussé-je mourir d’épouvante et d’horreur en entendant ce que vous allez, me dire, s’écria-t-il, je vous écouterai jusqu’au bout !