VIII Deux larmes

Comme onze heures sonnaient à l’horloge de la paroisse de Blaincourt, un homme, vêtu ainsi qu’un paysan lorrain en voyage : pantalon de drap à grands carreaux, brodequins ferrés, chapeau de feutre gris à larges bords, chemise de calicot écru, blouse de toile bleue luisante, avec piqûres blanches aux poignets, aux épaules et autour du col, s’arrêtait sur la petite place de la commune, près de la fontaine, les yeux tournés vers l’auberge, toujours tenue par Claude Royer et Marie-Rose, son épouse.

L’homme dont nous parlons arrivait à pied de Verzéville où il avait été amené par la voiture des dépêches.

Après avoir eu l’air de se consulter un instant, il entra dans l’auberge, et à Marie-Rose, qui s’avança en lui demandant ce qu’il désirait il répondit :

– J’ai faim ; donnez-moi quelque chose à manger, n’importe quoi, ce que vous avez, je ne suis pas difficile.

La femme lui ayant montré une table près de laquelle il s’assit, elle s’empressa de le servir.

Or, pendant qu’il mangeait avec un appétit qui faisait grand plaisir à Marie-Rose, laquelle avait la prétention d’être un parfait cordon bleu, celle-ci regardait curieusement les mains de son client. Elle se disait :

– Ce monsieur a les mains bien petites et bien blanches pour un paysan des Vosges.

L’étranger surprit sa pensée dans son regard.

– Vous êtes la maîtresse ? lui demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Et vous vous nommez ?

– Marie-Rose, femme de Claude Royer, pour vous servir, monsieur.

– Je devine pourquoi vous regardez ainsi mes mains, Marie-Rose ; vous vous dites, n’est-il pas vrai, que je n’ai point tout à fait l’air d’un paysan ?

Marie-Rose Royer ne put cacher combien elle était confuse.

– Si vous étiez une femme discrète, poursuivit l’étranger, je vous dirais volontiers ce qui m’amène à Blaincourt.

– Est-ce que monsieur a entendu dire que Marie-Rose Royer est une bavarde, toujours prête à répéter à tout venant ce qu’elle entend chez elle ?

– Non, on ne m’a point parlé ainsi de vous.

– J’ai aujourd’hui cinquante-deux ans, monsieur ; je ne suis pas arrivée à mon âge sans avoir appris à tenir ma langue, sans savoir qu’il faut parler le moins possible et ne dire jamais que ce qu’il faut dire.

– Alors, fit l’étranger, en souriant, je ne risque rien de vous faire ma petite confidence. Écoutez donc : J’en conviens avec vous, je ne suis pas un paysan, j’ai pris ce vêtement, d’abord parce qu’il me plaît de voyager habillé ainsi, et ensuite pour ne pas être trop remarqué par les gens curieux qui veulent toujours savoir le pourquoi de ceci, de cela et du reste.

– Je comprends, monsieur.

– J’habite à Paris, je suis un écrivain ou si vous aimez mieux, un homme qui écrit.

– Vous faites des romans ?

– Non, je ne suis pas romancier ; mais, par plus d’un côté, ce que j’écris touche au roman. Je me suis donné la tâche de rechercher et de recueillir, dans tous les pays de France, les récits de crimes plus ou moins mystérieux, dont les auteurs sont restés inconnus.

– Ah ! vraiment !

– J’ai appris qu’un crime, dans le genre de ceux que je cherche, a été commis ici, à Blaincourt, il y a dix-sept ou dix-huit ans.

– L’homme inconnu jeté dans le Frou, sa jeune femme morte le même jour, après avoir mis au monde une belle petite fille ?

– C’est cela même.

– Par exemple, monsieur, vous ne trouverez rien de pareil dans aucun autre pays. C’est là qu’il y en a du mystère ! C’est ici, monsieur, chez nous, que les pauvres gens étaient venus loger ; c’est dans la chambre au dessus de nos têtes que la petite fille est née, que sa mère est morte. Voyez-vous, je me rappelle cela comme si c’était d’hier, et quand j’y pense, je sens encore le frisson qui me court dans le dos.

– Il y a à Blaincourt un vieil homme, un mendiant…

– Vous voulez parler de Louis Monot, autrement dit le père La Bique.

– Oui. Existe-t-il toujours ?

– Je crois bien ! Depuis que le père La Bique est le plus misérable des misérables, il se porte comme un charme.

– Le père La Bique, comme vous l’appelez, va loin avec son bâton à la main et sa besace à son côté ; il pourra, m’a-t-on dit, me raconter des choses fort intéressantes au sujet du crime de Blaincourt.

– Le père La Bique ne vous racontera rien de plus que ce que je puis vous dire moi-même, répliqua Marie-Rose un peu piquée.

Et s’asseyant sans façon en face de l’étranger, elle se mit à lui faire le récit des dramatiques événements.

Son auditeur l’écouta gravement, sans témoigner la moindre impatience et sans avoir l’air d’être parfaitement au courant déjà de ce qui s’était passé.

– Comme vous le voyez, monsieur, ajouta Marie-Rose, après avoir parlé pendant une bonne demi-heure, vous n’avez pas besoin d’aller vous renseigner auprès du père La Bique.

– C’est vrai, madame Claude Royer ; cependant je ferai tout de même une visite au vieux mendiant ; sans doute il ne m’apprendra rien de plus : mais ce ne sera pas de trop pour moi, afin de le bien graver dans ma mémoire, d’entendre une seconde fois le récit terrible et touchant que vous venez de me faire avec une si bonne grâce.

– Monsieur sait mieux que moi ce qu’il doit faire.

L’étranger se leva et prit son chapeau.

– Ayez l’obligeance de me dire, madame, où je pourrai trouver Louis Monot.

– Dans sa cabane certainement, monsieur, car quand il ne va pas mendier de village en village, il s’éloigne rarement de sa demeure ; comme je l’ai vu ce matin, je sais qu’il n’est pas en tournée. Vous allez prendre la rue à droite, en face la fontaine, et vous arriverez au Frou ; vous suivrez le bord de la rivière jusqu’au moulin et même un peu plus haut ; alors vous verrez la cabane du vieux, couverte avec des joncs de la rivière.

– Je vous remercie, madame Marie-Rose ; ainsi renseigné, je trouverai facilement.

– Vous ne pouvez pas vous tromper.

– À ce soir, madame.

– Coucherez-vous à Blaincourt ?

– Je ne sais pas encore, dans tous les cas vous me préparerez une chambre.

– Je suis bien votre servante, monsieur.

Le voyageur enfonça son chapeau sur sa tête et sortit.

Le vieux mendiant se chauffait au soleil, couché contre le mur de sa cabane, sur un amas de roseaux secs, lorsqu’il vit l’étranger se diriger de son côté. Quand celui-ci ne fut plus qu’à quelques pas de lui, il se souleva, s’assit sur sa litière et examina le visiteur d’un œil soupçonneux et défiant.

– Vous êtes monsieur Louis Monot ? lui dit l’étranger, s’arrêtant devant lui.

– Oui. Après ? répondit-il d’un ton brusque.

– Je viens vous voir et causer un instant avec vous.

Le mendiant jeta un regard oblique sur l’inconnu.

– Me voir ? fit-il. Eh bien, vous me voyez. Quant à causer, c’est autre chose ; il faut que ça me plaise.

– Il paraît, monsieur Louis Monot…

– Oh ! c’est pas la peine de me donner du monsieur, interrompit-il en dévisageant l’étranger, vous pouvez m’appeler Monot, tout court, ou bien le père La Bique, puisque c’est ainsi qu’on me nomme à présent.

– Il paraît, père Monot, que je ne vous inspire pas beaucoup de confiance.

– Je ne dis pas ça, répliqua vivement le bonhomme, car vous avez une bonne et honnête figure.

– Alors vous ne refuserez pas de m’accorder un moment d’entretien.

– Ça dépend. D’abord, qu’est-ce que vous avez à me dire ?

– Pour commencer, père Monot, j’ai à vous dire que vous pouvez me rendre un immense service.

– Hein ! le père La Bique peut vous rendre un service ?

– Oui.

– C’est drôle !

– Oui, père Monot, vous pouvez, comme je viens de vous le dire, me rendre un immense service.

– Comment ça ? Voyons ?

– En me donnant des renseignements que je cherche et que j’espère trouver près de vous.

Le mendiant fit cligner ses yeux.

– Sur quelle affaire ? sur quelle chose ? demanda-t-il.

– Sur le crime mystérieux qui a été commis à Blaincourt il y a dix-huit ans.

– Tiens, vous avez donc besoin de savoir ça, vous ? fit le mendiant, jetant sur l’étranger un regard scrutateur.

– Oui, père Monot, j’ai besoin de savoir, de tout savoir.

– Eh ! je ne savais pas encore que les paysans de Lorraine fussent si curieux ! Mais qu’importe, ça m’est égal. Pourtant, je peux bien vous dire que ce n’était pas la peine de venir jusqu’ici pour ça. Tout le monde à Blaincourt pourrait vous conter la chose aussi bien et même mieux que moi.

– Père Monot, ce qu’on pouvait me raconter au village, je le sais. Je vais vous parler franchement, sans détour ; ce que je tiens à savoir, c’est ce que vous seul pouvez m’apprendre.

– Je ne sais rien de plus que ce que tout le monde sait.

– Père Monot, pourquoi n’êtes-vous pas franc avec moi ? Vous savez, au sujet de l’affaire en question, des choses restées inconnues, que vous n’avez pas révélées, vous seul savez pourquoi ; père Monot, vous possédez un secret !

– Qui vous a dit cela ? s’écria le mendiant.

Et il se dressa debout.

– Un jeune homme de Mareille, appelé Jacques Grandin.

– Ah ! le bavard ! fit le père La Bique.

– Vous avez dit à ce jeune homme : « Un jour je vous raconterai certaines choses au moyen desquelles vous parviendrez peut-être à retrouver la famille de Jeanne Vaillant, votre fiancée. »

– C’est vrai, je lui ai dit cela.

– Eh bien, père Monot, ces choses, ce secret, qui est enfermé dans votre cœur, j’ai le plus grand intérêt à le connaître. Ah ! je vous en prie, parlez, parlez !

– D abord, monsieur, qui êtes-vous ?

– Je me nomme Lagarde.

– Lagarde, Lagarde, ça ne me dit pas grand chose.

– Jacques Grandin est mon ami.

– Où l’avez-vous connu ?

– Devant l’ennemi.

– Il a bien marché, le garçon ; j’ai appris hier qu’il était officier.

– Oui, lieutenant de hussards.

– Et qu’on lui a donné la croix.

– Tout cela est vrai.

– Vous étiez donc soldat aussi, vous ?

– Oui.

– Ah ! Maintenant, voyons un peu : si je vous disais ce que je sais, qu’est-ce que vous en feriez ?

– Ce que j’en ferais ? Ah ! père Monot, si votre révélation contient seulement la dixième partie des choses que je suppose, vous aurez jeté la clarté dans la nuit profonde au milieu de laquelle je marche ! Alors, grâce à vous, je retrouverai peut-être deux personnes que je cherche.

– Ces deux personnes sont donc de la famille de ceux qui sont morts ?

– Oui.

– Qu’est-ce que vous gagnerez à les retrouver ?

– Mais je vous l’ai dit, les retrouver est pour moi une chose capitale, du plus haut intérêt, c’est le but de ma vie ! Parlez, père Monot, je vous en supplie, parlez !

Le mendiant secoua la tête.

– Mon bon monsieur, fit-il, je ne vous connais pas ; vous me parlez de vos intérêts, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse à moi ?

– C’est vrai, je vous suis inconnu, mais vous connaissez le lieutenant Grandin, mon ami.

– Je ne vois pas en quoi tout cela peut intéresser le garçon.

– Pourtant, père Monot, c’est aussi dans son intérêt que je vous supplie de parler.

– Jacques n’a plus besoin de connaître la famille de la demoiselle.

– Parce que ?

– Parce que le garçon n’a plus de fiancée ; la demoiselle est morte !

– Rien ne le prouve.

– Hein ?

– A-t-on retrouvé son cadavre dans la rivière, dites, l’a t-on retrouvé ?

– Non, mais…

– Donc, il n’est pas suffisamment démontré qu’elle se soit noyée…

Le vieux secoua la tête.

– La pauvre petite est bien morte, allez, répondit-il tristement ; la rivière était haute, le courant furieux, les moulins avaient tous hissé leurs vannes ; le corps a été entraîné loin, loin, jusque dans la Saône.

– C’est ce qu’on a dit.

– Malheureusement, c’est la vérité.

– Père Monot, vous parleriez donc si vous étiez convaincu que Jeanne existe ?

– Oh ! pas sûr.

– Mais rien ne peut donc vous émouvoir, avoir raison de votre opiniâtreté ! s’écria M. Lagarde. Qu’avez-vous à craindre, dites ? Voyons, je vais vous parler autrement : vous mendiez ; à votre âge c’est dur.

– À tout âge, monsieur ; oui, le métier n’est pas précisément amusant, mais je m’y suis habitué, on se fait à tout ; je vais de ci, de là, ça me promène…

– On peut ne pas mendier et se promener tout de même, père Monot. Quel prix mettez-vous à votre secret ? Vous aurez ce que vous demanderez, une petite fortune, qui mettra vos vieux jours à l’abri du besoin.

– Dites donc, monsieur, pour un bon paysan de Lorraine, vous parlez bien facilement de donner la fortune.

– Hé ! vous savez bien que je ne suis pas un paysan, répliqua M. Lagarde avec un léger mouvement d’impatience ; si je vous offre l’aisance, c’est que je le peux.

Il plongea sa main dans une de ses poches et la retira pleine de pièces de vingt francs.

– Tenez, dit-il, voilà de l’or ; c’est un acompte, prenez.

Le mendiant repoussa doucement la main.

– Gardez votre or, monsieur, dit-il ; on n’a plus besoin de çà quand on arrive à ses derniers jours… Posséder de beaux louis jaunes comme ceux-là, c’est bon quand on est jeune et qu’on a des espérances.

– Oh ! raillerie amère ! s’écria M. Lagarde, vous parlez d’espérances, et vous m’enlevez celle que j’avais en venant vers vous !

Et deux larmes jaillirent de ses yeux. Le mendiant les vit, ces deux larmes.

– Père Monot, reprit M. Lagarde d’une voix vibrante d’émotion, vous avez été marié, vous avez eu des enfants ; au nom de votre femme qui n’est plus et que vous avez beaucoup aimée, je le sais ; au nom de sa mémoire qui vous est toujours chère, au nom de tout ce que vous avez chéri…

– Assez, monsieur, assez, interrompit le père La Bique en se redressant ; au nom de ces deux larmes, que je vois couler sur vos joues, je vais tout vous dire !

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