X UNE CLARTÉ DANS L’OMBRE

Le père La Bique continua :

– Inutile de vous dire, monsieur, que c’est toujours, étant étendu sur mon lit, le père Grappier qui parle.

» La pauvre petite dame avait perdu la raison à la suite de je ne sais quelle catastrophe ; je n’ai jamais su le fin mot de l’affaire.

» Un beau jour ou plutôt au milieu d’une belle nuit étoilée, ma folle mit au monde un gros poupon du sexe masculin.

– Un fils ! exclama M. Lagarde, incapable de se contenir.

– Oui, monsieur, c’était un garçon.

– Continuez, père Monot, continuez, mon ami.

» Bien entendu, on n’avait pas appelé un médecin, c’est la gardienne – ah ! quelle gaillarde – qui fit l’office d’une sage-femme. Il va sans dire aussi qu’on n’alla point conter à la mairie de Blaincourt qu’il venait de naître au château un enfant de père inconnu et de mère folle.

» Cela n’empêcha pas le moutard de vivre, il se portait au contraire à merveille et il avait un appétit… Aussitôt après sa naissance on l’avait enlevé à sa mère, qui ne le revit plus. Je crois même – que le diable ne m’en veuille pas de dire cela – que la maman ne se douta même pas qu’elle avait donné le jour à un enfant.

Cette phrase fut ponctuée par un soupir de M. Lagarde.

» On m’avait fait acheter depuis quelque temps une belle chèvre blanche, qui vivait en liberté dans le parc : mais la bonne bête avait bien soin de venir, malin et soir, se faire débarrasser du lait qui la gênait. Tu comprends, père La Bique, que la chèvre blanche fut la nourrice du marmot. Ah ! le petit gueux, quand il fut assez grand pour courir, on n’eut plus besoin de traire la bête : il savait la trouver dans le parc et il la tétait.

» Quand la bique – ce n’est pas de toi que je parle – ne voyait pas arriver assez tôt son nourrisson, elle le cherchait en l’appelant : « bé, bé, bé… » Ah ! la mâtine. C’est égal, c’était une bonne bête !

» À voir ce qu’on faisait de la mère, je m’étonnai qu’on laissât vivre l’enfant. Vrai, je m’attendais à recevoir, d’un moment à l’autre, l’ordre de le fourrer dans un sac bien cousu et d’aller le jeter dans la rivière un jour qu’elle se transformerait en torrent. Je me trompais, on ne me donna point cet ordre que, peut-être, je n’aurais pas exécuté.

» Vois-tu, mon vieux La Bique, il arrive souvent que les plus scélérats eux-mêmes reculent devant un assassinat, surtout quand ils ne le jugent pas absolument nécessaire.

» Quelques années s’écoulèrent pendant lesquelles je ne vis qu’une seule fois l’homme au regard d’acier. Quant à mon camarade, plus de nouvelles.

» Un jour, au moment où je m’y attendais le moins, un personnage, vêtu en paysan, entra dans mon taudis ; c’était l’homme.

» – Ce soir, me dit-il, à onze heures et demie précises tu te trouveras, avec ta lanterne allumée, près du mur du parc, à cent pas de la petite porte, du côté de la rivière. Tu resteras immobile et tu attendras.

» – Dès que tu entendras pousser un cri, tu éteindras la lumière et tu rentreras chez toi. Surtout, sois exact. Je te recommande, dans ton intérêt, de ne pas te soûler ce soir.

» Après m’avoir dit cela, il me quitta brusquement.

» À onze heures et demie j’étais avec ma lanterne à l’endroit indiqué. J’entendis un cri, je soufflai le bout de chandelle et je regagnai mon gîte.

» Le lendemain, j’appris qu’on avait trouvé un homme noyé au bas du moulin. Avant même de rien savoir de l’enquête des magistrats, je me dis :

» – C’est mon homme qui a fait le coup. Pourquoi lui et l’autre ont-ils noyé ce pauvre homme ? Je n’en sais rien, mon vieux La Bique.

» Mais il faut bien croire qu’il était gênant pour quelqu’un.

» Peu de temps après, un soir, à la brune, une voiture s’arrêta devant ma porte. Un voyageur en descendit. C’était l’homme.

» – Grappier, me dit-il, je viens chercher vos pensionnaires.

» – Ah !

» – Et le môme, qu’en fais-tu ?

» – Rien. Il est dans le parc avec la chèvre. Il vit comme il l’entend et fait ce qu’il veut ; je ne m’en occupe guère. Toutefois, comme on me l’a ordonné, je le garde à vue. Il aime coucher à la belle étoile, je le laisse faire. Tous les jours je lui porte, dans un endroit du parc, un morceau de pain, qu’il vient prendre.

» – Prenez garde qu’il ne s’échappe.

» – Sous ce rapport, rien à craindre.

» – Oui, il est encore trop jeune pour escalader un mur.

» – Et puis il a bien trop peur du monde.

» – Est-ce que tu lui parles quelquefois ?

» – Jamais ! On me l’a défendu. D’ailleurs, du plus loin qu’il m’aperçoit, il se sauve comme un lapin qui sent le chien courant ; je suis son croquemitaine.

» – Bien, bien.

» – S’il cause, c’est avec sa chèvre.

» – Il est fort, vigoureux ?

» – Un jeune chêne.

» – Ainsi, il n’a pas envie de mourir ?

» – Quant à ça, non.

» L’homme resta un moment silencieux et murmura :

» – Laissons aller les choses, plus tard on verra.

» Il resta à peine une heure dans la maison. Il partit emmenant la folle et l’autre femme. Je n’ai jamais su où on avait conduit la pauvre insensée. Qu’est-elle devenue ? Je l’ignore…

M. Lagarde laissa échapper un nouveau soupir. Ce fut tout. Il conservait son impassibilité.

» Je n’avais plus ma prisonnière à garder : toutefois, il ne fut rien changé à ma consigne. Il y avait le petit qui grandissait comme un jeune pin ! Je répondais de lui sur ma vie. À la fin, on craignit que, vivant dans le parc en liberté, ainsi qu’un véritable petit sauvage, il ne prit la fuite un beau matin. Ordre me fut donné de le tenir enfermé dans un endroit bien clos, afin de prévenir toute tentative d’évasion. J’obéis. Je retins l’enfant, captif, dans une cour intérieure, assez vaste, que j’appropriai pour la circonstance.

» Il n’était pas difficile, le malheureux, je le nourrissais avec n’importe quoi : du pain, des pâtées de pommes de terre, des feuilles de chou, des carottes crues st autres légumes, qu’il croquait comme un lapin, des noix, des fèves, enfin des fruits de toutes sortes ; de la viande, jamais ; pour boisson de l’eau, qu’il buvait à même dans un baquet.

» Comme il avait de moi une peur bleue, je ne me montrais presque jamais à lui ; je lui passais sa nourriture par un trou que j’avais pratiqué au bas d’une porte.

» Je ne sais pas si on l’avait condamné à ce régime dans l’espoir qu’il dépérirait et, finalement, tournerait de l’œil : mais alors on s’était joliment trompé : loin de perdre sa santé, il devenait de jour en jour plus robuste.

– Oh ! les monstres ! les monstres ! murmura M. Lagarde.

– C’est bien vrai, monsieur, il fallait que ces gens-là n’eussent pas un cœur d’homme pour traiter ainsi un pauvre petit enfant. Ce que je vous raconte vous impressionne d’une façon terrible, monsieur : vous êtes pâle comme un mort, et à chaque instant je vois votre visage changer d’expression.

– Ne faites pas attention à mon agitation, père Monot ; vous devez voir aussi avec quel intérêt passionné je vous écoute ; oh ! oui, je vous écoute avec angoisse.

– Je continue.

» Trois ans et quelques mois s’étaient écoulés depuis la dernière visite que m’avait faite l’homme mystérieux et terrible, lorsqu’il fit au château une nouvelle et dernière apparition. Cette fois il arriva encore dans la nuit, en voiture et accompagné d’un individu que je ne connaissais point.

» – Je viens te débarrasser du gosse, me dit-il.

» Je ne pus cacher ma joie.

» – Il paraît que cela te fait plaisir, reprit-il.

» – Oui.

» – Pourquoi ?

» – Parce que j’espère que ma mission est terminée.

» – Elle l’est, en effet ; mais, pour certaines raisons qu’il est inutile de te faire connaître, il faut que tu restes ici quelques mois encore.

» – Je resterai.

» – Nous allons prendre ton élève et tu viendras avec nous.

» – Où ?

» – Tu le verras.

» Une heure après, la voiture, attelée d’un excellent cheval, nous emportait sur la route. Pour venir à bout du petit, on avait été obligé de le garrotter et de le bâillonner afin de l’empêcher de crier. Au bout d’une heure on lui enleva le bâillon, mais on ne délia point ses membres.

» Pendant près de cinq heures le cheval trotta comme un enragé. Le jour commençait à paraître. Nous nous trouvions au milieu d’une forêt. Sur un signe de l’homme, le cocher arrêta son cheval ; l’homme sauta à terre, referma la portière et le cheval reprit le galop. Au bout d’un quart d’heure notre voiture s’arrêta de nouveau à quelques pas d’une autre voiture, venant en sens inverse et qui s’arrêta également.

» En même temps que nous mettions pied à terre, un homme et une femme descendaient de l’autre voiture. Ils vinrent à nous.

» – Voilà la personne dont je vous ai parlé, leur dit mon compagnon, en me désignant.

» – Bien, fit l’homme. Et le sujet ?

» Le petit était resté dans la voiture. Mon compagnon le leur montra. Ils l’examinèrent avec attention, le palpèrent, lui passèrent les mains dans les cheveux.

» – Bien, bien, bien, fit l’homme évidemment satisfait.

» – Oui, très bien, appuya la femme.

» Ils causèrent un instant à voix basse ; mais j’entendis que l’homme disait :

» – C’est une mine d’or.

» À quoi la femme répondit :

» – Il faudra doubler le nombre des places de la baraque.

» Ce fut suffisant ; j’avais compris que nous étions en présence de deux saltimbanques, probablement le mari et la femme.

» – Eh bien, que concluez-vous ? demanda mon compagnon.

» Le saltimbanque tira de sa poche un rouleau d’or et dit :

» – Voilà.

» – Donnez à monsieur, dit mon compagnon, c’est pour lui que j’ai fait le marché.

» Et les mille francs tombèrent dans ma main.

– Oh ! vendu à des saltimbanques ! soupira M. Lagarde.

» – Ainsi que vous vous y êtes engagés, reprit mon compagnon, vous partez dès aujourd’hui pour aller exploiter dans le midi.

» – C’est notre intérêt, répondit l’homme.

» – Et vous ne reparaîtrez dans l’Est que dans quelques années.

» – C’est convenu.

» Alors l’enfant fut transporté de notre voiture dans celle des saltimbanques qui, un instant après, s’éloignaient rapidement.

» Le chef, que nous avions laissé plus loin, parce qu’il n’avait pas voulu se montrer aux saltimbanques, nous rejoignit.

» – Tu vas retourner à Blaincourt, me dit-il ; tu viens de recevoir mille francs : c’est en attendant qu’on te donne le reste de la somme qui t’a été promise. Bon voyage. Dans trois ou quatre mois tu me reverras.

» Lui et son compagnon remontèrent dans la voiture et ils partirent. Je m’acheminai pédestrement vers Blaincourt où j’arrivai dans la nuit, non sans avoir été obligé de demander plusieurs fois mon chemin.

» Que te dirai-je encore, mon vieux La Bique ? Depuis, on a cessé de me payer les honoraires de mes fonctions d’intendant. J’ai attendu trois mois, quatre mois ; l’homme n’a pas reparu ; j’attends toujours mes neuf mille francs et ma liberté. Et, en attendant cela, j’ai tant et tant écorné les mille francs du saltimbanque que ce qu’il en reste n’est presque plus qu’un souvenir.

» Le maître et les autres m’ont oublié ou ils sont morts. Bast, chacun à son tour il faut qu’on fiche le camp. Quant à moi il est grand temps que je fasse la grande culbute. Tiens, fouille dans mes poches, tu y trouveras trois pièces de cinq francs ; voilà ce qui reste de mon opulence, juste de quoi payer le fossoyeur qui creusera le trou où j’irai pourrir.

» Après un moment de silence, il se souleva sur le lit et reprit :

» – Es-tu satisfait d’avoir entendu ma confession, curé La Bique ? Oui, n’est-ce pas ? Je ne te demande point de me donner l’absolution ; va, je n’ai pas besoin de cette machine-là pour m’en aller au diable.

– Voilà, monsieur, acheva le vieux mendiant, ce que le père Grappier m’a raconté. Il est évident que l’homme inconnu jeté dans le Frou avait découvert que la jeune femme folle et son enfant étaient séquestrés dans le vieux château. Il pouvait agir, instruire la justice, réclamer la punition des coupables ; devenu très dangereux pour eux, les brigands se sont débarrassés de lui. Enfin, monsieur, j’ai toujours pensé et je pense encore que si la justice était instruite des choses qui se sont passées dans le vieux château, elle aurait dans les mains un fil conducteur qui lui ferait faire d’importantes découvertes.

» Le père Grappier mourut dans mon lit ; il s’éteignit tout d’un coup, ainsi que l’avait dit le médecin, comme la mèche desséchée d’une lampe.

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