XXII LA MARQUISE CÉCILE

Onze mois après le mariage, la marquise mit au monde un fils auquel on donna le nom de Paul.

Le marquis faillit devenir fou de joie. Cette fois, son bonheur était complet, son souhait le plus cher étant exaucé ; le nom de Chamarande ne s’éteindrait pas. Que d’espérances, déjà, sur la tête de l’enfant ! Il serait le digne héritier des mâles vertus de ses ancêtres ; comme eux il aurait la bravoure, la vaillance, la noblesse du cœur, et sa devise, à lui, serait aussi : « Tout pour l’honneur ! » Il était appelé à redorer le blason de l’illustre famille.

Le marquis ne pouvait plus avoir d’ambition pour lui ; sa mission était terminée, il le sentait. S’il avait encore l’esprit et le cœur vaillants, son corps manquait de souplesse et de vigueur. Il vieillissait vite. Les rudes années de guerre l’avaient usé. Maintenant il souffrait horriblement de ses anciennes blessures ; les rhumatismes s’emparaient de toutes les parties de son corps et les accès de goutte devenaient de plus en plus fréquents.

Sur sa demande il fut mis à la retraite…

Toujours souffrant, il ne sortait presque plus. Il y avait des instants où il éprouvait comme le regret ou le remord d’avoir rivé la jeunesse de Cécile à son existence d’infirme.

Mais pouvait-il condamner la jeune marquise, alors dans l’épanouissement complet de sa radieuse beauté, à une monotone et ennuyeuse solitude ? Pourrait-il lui défendre de se livrer aux plaisirs de son âge ? Non, certes. Aussi lui-même obligeait-il Cécile à voir ses amies, à aller dans le monde. Et pendant que sa femme s’amusait, se faisait admirer comme toujours, et écoutait peut-être avec trop de complaisance les compliments flatteurs chuchotés à ses oreilles, lui impotent, perclus, restait cloué sur son fauteuil ou, étendu sur sa couche, il hurlait de douleur comme un damné.

Cécile avait épousé son tuteur sans réflexion, par reconnaissance de ce qu’il avait fait pour elle, sans songer qu’elle enchaînait sa vie et qu’elle pourrait avoir un jour à le regretter. Du reste, ne connaissant de l’amour que le nom, elle n’avait point pensé que pour être heureuse, il faudrait à son cœur quelque chose de plus que l’amitié dévouée et reconnaissante qu’elle avait pour le marquis. Et puis, avec cette subtilité de pénétration que possèdent la plupart des femmes, elle avait deviné la nature du sentiment qui s’était substitué, dans le cœur de son tuteur, à la tendresse paternelle dont il l’avait entourée, dans son enfance.

Elle le voyait triste, soucieux, redoutant comme un malheur terrible de la voir un jour s’éloigner de lui. En consentant à devenir sa femme, elle avait évidemment obéi à un sentiment généreux, elle n’avait trouvé que ce moyen de le rassurer et de lui prouver en même temps son affection et sa reconnaissance.

Cécile avait un excellent cœur et des qualités réelles, mais elle était femme. Il arriva ce qui devait arriver. C’était fatal. M. de Simaise, beau jeune homme de vingt-huit ans, devint amoureux d’elle et employa tous les moyens pour se faire aimer. Aucune autre conquête ne pouvait mieux flatter son amour-propre et sa vanité. Il fit à la marquise une cour assidue, et la jeune femme, sans soupçonner le danger qu’elle courait, se plut à écouter un langage tout nouveau pour elle.

Peu à peu elle subit le charme, et les paroles du jeune homme, brûlantes, passionnées, l’enivrèrent.

Quand elle s’aperçut qu’elle glissait sur une pente dangereuse, quand elle voulut résister à la séduction et se défendre contre ses sensations intérieures, il était trop tard. L’amour avait pris son cœur d’assaut. Elle aimait !

Toutefois, la victoire de M. de Simaise ne fut point complète. Que voulait-il ? Avoir la belle marquise pour maîtresse. Mais Cécile était avant tout une honnête femme. Elle n’avait pu garantir son cœur, mais elle entendait faire respecter et respecter elle-même le nom qu’elle portait ; elle connaissait ses devoirs envers son mari, envers son enfant et elle ne voulait pas qu’il y eût une tache à un honneur intact depuis des siècles. Elle eut la force de résister aux supplications, aux prières, aux larmes, aux menaces même du séducteur qui, dans le délire de sa passion, lui disait qu’il se brûlerait la cervelle ou se poignarderait sous ses yeux.

Elle résista. Mais ce qu’elle souffrit, Dieu seul le sait. Il y a dans l’amour, presque toujours, plus de larmes que de joies.

Cécile était malheureuse. Cécile pleurait, la nuit surtout, pendant de longues heures d’insomnie. Elle ne se sentait un peu tranquille, un peu rassurée que quand elle tenait le petit Paul dans ses bras. Alors elle serrait fiévreusement l’enfant contre son cœur, l’embrassait avec frénésie et lui demandait tout bas de la protéger contre elle-même. Son enfant seul, elle le sentait, était son égide. Il lui donnait la force de supporter son malheur ; il la défendait contre toute défaillance.

Beaucoup de femmes, en ce temps-là – il y en a encore aujourd’hui – avaient l’habitude de prendre le papier pour confident de leurs plus secrètes pensées. Le carnet de madame ou de mademoiselle, mémento des mystères du cœur, de certaines aventures qu’on n’aurait pas oubliées, mais qu’on éprouvait le besoin de confier au papier, confident plus ou moins discret, le carnet contenait presque toujours des choses fort curieuses.

Cécile avait son carnet sur lequel, tous les soirs, avant de se coucher, elle écrivait ses pensées intimes. Son carnet était l’unique confident de son secret, elle ne lui cachait rien ; à lui elle osait tout dire : son amour, ses angoisses, ses douleurs, ses luttes, les déchirements de son âme.

Un jour que la jeune femme était sortie pour faire des visites, le général eut besoin de consulter un papier qu’il savait être dans la chambre de la marquise ; il se rendit dans la chambre clopin-clopant et chercha inutilement le papier, qui n’était point à l’endroit où il pensait le trouver.

Il allait se retirer, lorsque sa main, s’appuyant sur la tablette de la cheminée, toucha une petite clef, qui ouvrait les tiroirs d’un meuble dans lequel Cécile serrait ses menus objets de toilette.

– Le papier est peut-être là, se dit le marquis.

Il prit la clef et ouvrit le premier tiroir. Ses yeux tombèrent sur le carnet.

– Tiens, tiens, fit-il en souriant.

Ce qui semblait dire : ma femme aussi a son carnet.

Toujours souriant, il ouvrit le recueil des pensées secrètes. À peine eut-il lu quelques lignes qu’il tressaillit et devint affreusement pâle.

– Oh ! oh ! fit-il.

Haletant, frémissant, le front couvert d’une sueur froide, il poursuivit sa lecture, dévorant les pages qu’il tournait successivement d’une main fiévreuse.

Il ne lut pas tout, il n’en eut pas le courage.

Il ferma le carnet, le remit à sa place, poussa le tiroir, tourna la clef et replaça celle-ci où il l’avait prise sur la tablette de la cheminée. Il sortit de la chambre en chancelant, en se traînant.

Une heure après, quand la marquise rentra, il l’accueillit comme toujours avec un regard de tendresse et un doux sourire. Le soir, avant de se retirer dans sa chambre, il se fit apporter son fils ; très ému, mais ne le laissant point voir, il embrassa l’enfant à plusieurs reprises ; ensuite, comme d’habitude, il mit un baiser sur le front de Cécile et la quitta en lui disant :

– À demain !

La marquise s’était couchée un peu avant minuit ; mais elle n’avait pu encore fermer les yeux quand les premières lueurs du jours pénétrèrent dans sa chambre. Cependant elle finit par s’endormir. À huit heures elle dormait d’un profond et lourd sommeil.

Tout à coup, une forte détonation la réveilla en sursaut.

Elle entendit un bruit de pas précipités, des portes s’ouvrir, puis des exclamations, des cris terribles frappèrent son oreille. Épouvantée, elle sauta à bas du lit, passa rapidement un peignoir et s’élança, affolée, vers la chambre du marquis d’où partaient les cris.

Les domestiques relevaient leur maître qu’ils venaient de trouver, couvert de sang, étendu sur le parquet.

Là marquise poussa un cri rauque, étranglé, et tomba sans connaissance.

Le marquis était mort. Une balle lui avait traversé le cœur. Il tenait encore le pistolet dans sa main droite crispée.

L’événement fit grand bruit dans la ville. On se demandait :

– Comment donc le général s’est-il tué ?

Les avis étaient partagés. Les uns disaient :

– Depuis longtemps ses douleurs étaient vraiment intolérables ; pour mettre un terme à ses souffrances, il s’est suicidé.

Les autres, ceux qui connaissaient mieux le marquis, son courage et son stoïcisme, attribuaient sa mort à un accident.

La marquise ne se douta de rien et nul ne sut jamais la vérité.

Cécile pleura son mari qui, toujours bon et affectueux, avait été son ami et son père, en même temps que son époux ; peut-être même eut-elle des regrets sincères.

L’année suivante, le baron de Simaise perdit sa mère et se trouva, par ce fait, maître d’une assez jolie fortune, environ trente mille francs de rente.

La passion du baron pour la marquise ne s’était pas apaisée. Quand il pensa que le moment était venu de se présenter devant Cécile, il vint la trouver et lui dit :

– Vous êtes libre et je vous aime toujours ; vous êtes presque pauvre et je suis riche ; je vous offre mon nom et ma fortune.

La marquise ne pouvait pas refuser ce que lui offrait l’homme à qui son cœur appartenait.

Quinze mois après la mort du marquis de Chamarande, Cécile épousait le baron de Simaise.

Ils quittèrent Toulouse, où le mariage de la jolie veuve n’avait pas été approuvé par tout le monde, et allèrent s’installer à Paris.

Le petit Paul avait alors quatre ans et demi.

Bientôt Cécile fit une découverte qui atteignit cruellement son cœur. Ce fut une première blessure. Le baron de Simaise n’aimait pas son fils, il semblait même l’avoir pris en aversion. Pourquoi ce sentiment que rien n’expliquait ni ne justifiait ? L’enfant était doux, caressant, soumis, et avait le don de se faire aimer de tous ceux qui le connaissaient. Le baron seul s’obstinait à ne pas voir sa gentillesse. Ce n’était qu’en se contraignant qu’il supportait la présence du petit Paul, et il lui arriva plus d’une fois, sous les yeux de la mère, de repousser le cher innocent avec rudesse.

– Mon mari est-il donc un homme sans cœur ? se disait douloureusement Cécile.

Elle commençait à avoir de vagues appréhensions, et l’avenir ne lui apparaissait plus sous d’aussi riantes couleurs que naguère.

Elle se rappelait les conseils que quelques vrais amis lui avaient donnés et auxquels elle avait fermé les oreilles.

On lui avait dit :

– Prenez garde, réfléchissez. M. de Simaise a passé plusieurs années à Paris, et on prétend que sa conduite n’y a pas été très exemplaire : il a dissipé rapidement la partie de l’héritage de son père, qui fut mise à sa disposition à sa majorité ; peut-être ne vous rendra-t-il pas heureuse.

Cécile en était déjà à regretter de ne pas avoir fait assez de cas de ces avertissements.

Elle devint mère une seconde fois. Le baron parut enchanté d’avoir un fils. Paul manifesta de toutes les manières sa joie d’avoir un petit frère, et tout de suite il se mit à l’aimer de toute la force de son jeune cœur, Cela aurait dû lui mériter l’affection du baron. Il n’en fut rien. L’étrange aversion dont il était l’objet augmenta encore, et le baron finit par exiger que le jeune marquis fût éloigné de la maison.

Cécile pleura et se résigna, comprenant que se séparer de son fils était un sacrifice qu’elle devait faire pour le soustraire à de mauvais traitements. Paul fut mis en pension.

Cependant le baron ne tarda pas à se montrer tel qu’il était. Son grand amour n’existait plus ; sa froideur, ses dédains, ses dures paroles firent trop bien comprendre à la baronne qu’elle n’était plus aimée. Froissée dans son amour maternel, blessée dans sa dignité, elle ne voulut pas même essayer de ramener son mari à elle. Elle eut aussi la fierté de ne pas se plaindre. Elle s’était trompée et elle avait été trompée par l’homme à qui elle avait confié le soin de la rendre heureuse, à qui elle avait trop aveuglément, hélas ! donné sa confiance.

Elle se contenta de gémir et de pleurer secrètement.

Heureusement, elle avait ses enfants sur lesquels elle pouvait reporter toute sa tendresse, tout son amour.

M. de Simaise avait retrouvé à Paris d’anciennes connaissances, dont il redevint le joyeux compagnon de plaisir. On le rencontrait dans tous les lieux où l’on s’amuse. Il était l’hôte assidu de ces salons du monde interlope, où se coudoient les déclassés de tous les mondes, les décavés de la finance et de la Bourse, les coureurs de femmes galantes ; où se rencontrent les filous, les escrocs, les aventuriers, gredins de toutes les catégories et de toutes les nations.

Le baron aimait le jeu. Il jouait. Il aimait les femmes faciles, de mœurs légères, lesquelles avaient d’autant plus d’attraits pour lui qu’elles étaient plus éhontées. Il eut des maîtresses. Il passait de la brune à la blonde, d’une vicomtesse plus ou moins authentique à une marquise d’occasion.

Relativement à sa fortune, il dépensait des sommes énormes. Son revenu ne pouvant suffire, la première brèche faite au capital allait toujours s’élargissant.

Cécile voyait avec terreur le gouffre que son mari creusait sous ses pieds. Mais depuis longtemps elle n’osait plus faire aucune observation à l’irritable baron. La malheureuse continuait de gémir en pensant à l’avenir plus que jamais incertain de ses enfants. C’était au sujet de Paul, surtout, qu’elle était inquiète et tourmentée.

Il allait avoir quinze ans ; bientôt il sortirait de pension ; elle n’espérait pas que la maison du baron, où déjà la gêne était entrée, lui serait ouverte ; mais pourrait-elle lui faire continuer ses études ? Ne fallait-il pas qu’il lui fût possible, plus tard, de se choisir une carrière et de se créer une position honorable ? Sans doute, grâce à son nom, il trouverait des protecteurs ; mais encore faudrait-il que ceux-ci pussent s’appuyer sur son intelligence et ses capacités.

Autrefois, un gentilhomme était tout par droit de naissance ; mais la grande Révolution avait fait justice des privilèges. Maintenant, pour parvenir, ce n’était plus assez des services rendus par les aïeux, il fallait le mérite personnel.

Cécile pensait à toutes ces choses. Quelle serait donc la destinée de son fils ? Que de craintes, que d’angoisses maternelles dans cette question que la jeune femme s’adressait souvent ! Elle comptait les difficultés, les obstacles que le jeune marquis de Chamarande allait rencontrer au début de sa vie, et voyait avec une sombre tristesse les incertitudes de son avenir.

– Tant que je vivrai, se disait-elle, ma tendresse le protégera ! Mais si je mourais, mon Dieu ! Que deviendrait-il ?

Cécile souffrait, Cécile était malheureuse, mais, sentant combien elle était encore nécessaire à ses enfants, elle tenait à la vie. La pensée qu’elle pouvait mourir la faisait frissonner. Elle avait peur de la mort.

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