XXXVII CHARLES CHEVRY ET ZÉLIMA

On avait appris le naufrage du Téméraire à Batavia, un mois environ après l’épouvantable catastrophe.

« Le bâtiment s’est coulé, disait-on, et sauf deux matelots, qu’on a eu le bonheur de recueillir en mer, l’équipage tout entier a péri. »

En proie à une douleur facile à comprendre, car il avait pour le marquis de Chamarande, son protecteur, son ami, une affection sincère, un dévouement absolu, Charles Chevry écrivit aussitôt au baron de Simaise, lui demandant si l’affreuse nouvelle arrivée jusqu’à lui était exacte ; si, enfin, M. le marquis de Chamarande, passager à bord du Téméraire, avait trouvé la mort dans les flots de l’Océan. Zélima, de son côté, et en même temps, avait adressé à Lucy une lettre émue, pleine de tendresse.

Charles Chevry reçut, dans le délai voulu, datée de Paris, la réponse du baron. Celui-ci lui confirmait la perte du Téméraire et lui annonçait que, en effet, et malheureusement, son pauvre frère était au nombre des morts.

Charles Chevry le savait déjà par les journaux de France qu’on recevait à Batavia. Mais ce qui l’étonna singulièrement, c’est que M. de Simaise ne disait rien dans sa lettre concernant la marquise.

Cependant, après réflexion, il se dit :

– Il n’a pas cru devoir me donner des nouvelles de sa belle-sœur, Mme la marquise ayant à répondre à la lettre de Zélima.

Charles et Zélima attendirent anxieusement la lettre de la marquise, qui ne vint pas.

Après deux mois écoulés, très inquiet, las d’attendre, Charles Chevry écrivit de nouveau au baron de Simaise.

Cette fois pas de réponse.

Il écrivit une seconde lettre, puis une troisième.

Toujours pas de réponse.

– Qu’est-ce que cela signifie ? se demandait Chevry ; je ne comprends pas.

– Il est arrivé malheur à ma chère, à ma bonne Lucy… Ah ! peut-être est-elle morte aussi ! disait Zélima en pleurant.

– Si cela était, répondait Charles, s’efforçant de rassurer sa femme, nous le saurions. M. le baron de Simaise aurait été plus empressé à nous écrire, à répondre à mes lettres.

En réalité, Charles Chevry ne sait que penser ni quoi imaginer.

– Voilà, se disait-il, nous sommes de petites gens nous. On nous dédaigne, on ne veut plus même se donner la peine de nous écrire. Et pourtant, ici, mandataire de M. le marquis, j’ai à m’occuper des intérêts de Mme la marquise.

Le baron ne savait pas cela ; il ignorait absolument que sa belle sœur avait encore des millions à Batavia, participant aux fructueuses opérations d’une importante maison de commerce. Son frère, avant de s’embarquer sur le Téméraire, avait négligé de l’instruire exactement de ses affaires, et Charles Chevry, dans ses lettres, n’avait pas cru devoir mêler les choses d’argent avec celles du cœur.

– Pourtant, se disait encore le brave Chevry, Mme la marquise aimait beaucoup Zélima ; pourquoi l’aurait-elle si vite et si complètement oubliée ? Eh bien, non, je ne comprends pas !… Il y a là quelque chose que je ne puis deviner ; oui, il y a quelque chose.

Il aurait pu écrire, en France, à un des correspondants de la maison pour le prier de prendre des informations et de les lui transmettre. Le moyen était facile à employer. Il ne voulut pas s’en servir. Cela lui répugnait. On agit ainsi quand on a un doute sur quelqu’un, quand on veut s’assurer, par exemple, qu’il est solvable ; c’est une sorte d’enquête peu flatteuse pour celui qui en est l’objet.

– Plus tard, nous verrons, se dit Chevry.

Au commencement de l’année 1850, les associés de l’ancienne maison Philippe de Villiers et Cie, dont les affaires étaient de plus en plus brillantes et prospères, créèrent une succursale au Bengale, à Calcutta, voulant étendre encore leurs opérations, et offrirent à Charles Chevry la gérance du nouveau comptoir.

Le jeune homme accepta avec plaisir. Outre les avantages qu’il allait trouver dans sa nouvelle position, sa part dans les bénéfices devenant plus forte, il y avait la joie, le bonheur de Zélima, retournant dans sa belle patrie où naissent, sous un ciel pur et les chaudes caresses du soleil, les plus belles fleurs du monde.

Pendant trois ans et demi, Charles Chevry dirigea la maison de Calcutta avec une prudence, une activité, une aptitude, une entente des affaires, qui lui donnèrent vite un renom et une prospérité qui rivalisait avec celle de la maison mère. Les associés n’eurent qu’à s’applaudir de leur création et surtout d’avoir choisi Charles Chevry pour les représenter, Charles Chevry à qui ils devaient certainement d’avoir réussi dans leur entreprise.

Aussi furent-ils surpris et même peinés, lorsque le gérant leur annonça son intention de se retirer, en les priant de lui donner un successeur.

Après avoir été trop longtemps oublié dans les bureaux, Charles Chevry était enfin sorti de l’impasse, grâce à la main que le marquis de Chamarande lui avait tendue. Depuis, il avait travaillé plus encore qu’auparavant ; mais le succès était venu le récompenser ; il avait récolté les fruits de son travail et de son intelligence.

Il possédait cinq cent mille francs.

– Avec cela, dit-il à Zélima, on peut vivre très à son aise dans n’importe quelle contrée du monde, même à Paris, la ville où l’on dépense le plus. D’ailleurs, plus tard, si cela me convient, comme je suis jeune encore et que j’ai besoin d’activité, je ferai quelque chose. J’ai suffisamment prouvé que je m’entends aux affaires commerciales pour trouver facilement en France une association. Car, ma douce Zélima, nous allons quitter ton pays ; c’est en France, dans ma patrie à moi, que je vais te conduire. Ah ! j’ai hâte de la revoir, ma belle France, de la revoir et de te la faire connaître, ma Zélima. Tu es contente, n’est-ce pas ?

– Oui, Charles, oui ; partout où tu vas, je vais ; partout où tu voudras aller, j’irai. Je veux te suivre partout, ne te quitter jamais, jamais.

» La France, la France, continua-t-elle, laissant échapper un soupir, j’y suis souvent par la pensée.

– Moi aussi, Zélima ; tous deux nous pensons à ta bienfaitrice, à l’enfant qu’elle a mis au monde. Allons, bientôt tu reverras ta chère Lucy.

Le successeur était arrivé, avait pris possession du comptoir. Charles et Zélima étaient prêts à quitter Calcutta : ils attendaient, pour s’embarquer, le premier navire en partance.

Mandataire du marquis de Chamarande, Chevry avait réglé les comptes de son mandant avec les associés et successeurs de Philippe de Villiers. Ceux-ci, le terme échu, avaient versé quatre millions et demi entre les mains de Chevry, contre quittance. Cette somme énorme avait été remise immédiatement par le mandataire dans la caisse de la banque de Batavia, succursale importante de la grande et célèbre maison de banque Van Ossen et fils d’Amsterdam.

Charles Chevry et sa femme prirent passage à bord d’un bâtiment de la compagnie des Indes qui devait faire escale dans un port de Hollande. Le jeune homme avait choisi ce navire de préférence à un autre parce qu’il désirait se rendre tout d’abord à Amsterdam, afin d’avoir un entretien avec M. Van Ossen au sujet du capital versé par lui à la banque de Batavia.

On arriva en Hollande sans avoir eu trop à souffrir de la mer. Bien qu’elle fût enceinte de plusieurs mois, Zélima supporta très bien la fatigue de la longue traversée.

Le vieux banquier Van Ossen, qui avait connu le marquis de Chamarande, ayant été l’ami intime de Philippe de Villiers, reçut cordialement le visiteur, lui disant que le capital encaissé à Batavia serait à sa disposition aussitôt qu’il le voudrait.

– Ainsi, demanda Chevry, cette somme ne vous a pas encore été réclamée par Mme la marquise de Chamarande ?

– La marquise ? fit le banquier très surpris.

Il ignorait que le marquis se fût marié.

Charles Chevry lui apprit comment Paul de Chamarande avait épousé, à Batavia, Lucy Glandas, créole anglaise et pupille de Philippe de Villiers ; il apprit également au banquier le départ du marquis et de la marquise pour la France ; le retour du marquis à Batavia, après la mort de M. de Villiers ; les arrangements pris avec les associés, ceux-ci l’acceptant, lui, Chevry, pour mandataire du marquis.

– Où est maintenant la marquise ? demanda le banquier.

– Je l’ignore absolument ; elle habite à Paris, je suppose.

Le banquier secoua la tête.

– Cela m’étonnerait, répondit-il ; je vais souvent à Paris, j’y reste des mois, je connais à peu près toutes les personnes qui ont un nom, un titre, une fortune, et je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût à Paris une marquise de Chamarande. Mais comment se fait-il que, ayant en mains, à Batavia, les intérêts de la veuve, vous n’ayez pas été en correspondance avec elle ?

– Ma femme, dont madame la marquise a été pendant des années la protectrice, ma femme et moi avons écrit plusieurs lettres. Ma femme n’a reçu qu’une seule réponse, antérieure à la mort de M. le marquis. Mme la marquise lui annonçait qu’elle serait bientôt mère, lui parlait de son bonheur et lui faisait la description de l’habitation qu’elle occupait près de Paris, à Port-Marly. J’ai reçu également une seule réponse, me disant, ce que je savais déjà, que M. le marquis avait péri en mer. Depuis, plus rien. Voyant cela, ma femme et moi nous avons cessé d’écrire.

– C’est bien singulier.

– Oui, monsieur, c’est étrange ; et depuis longtemps je suis assailli par toutes sortes de craintes. Et pourtant, si Mme la marquise était morte, son beau-frère, qui a répondu à ma première lettre, aurait pris la peine, je pense, de m’instruire de ce nouveau malheur.

– Ah ! Paul de Chamarande avait un frère ?

– De mère seulement. La mère de M. le marquis s’était remariée.

– Comment appelez-vous ce frère ?

– Le baron de Simaise.

– Le baron de Simaise ! exclama le banquier.

– Vous le connaissez ?

– Oh ! pas intimement. Je crois l’avoir vu une ou deux fois. Il est connu, très connu, le baron de Simaise ; il se fait à Paris un grand bruit autour de son nom : tout le monde parle de lui, de son train de maison, de ses chevaux, de ses équipages, de ses maîtresses…

– Ce baron de Simaise ne peut pas être le frère de M. le marquis de Chamarande, monsieur.

– Pourtant, répliqua le banquier en souriant, je ne crois pas qu’il puisse y avoir à Paris deux barons portant le même nom.

– Le père du baron de Simaise, frère de M. le marquis, avait mangé toute sa fortune ou à peu près, son fils était pauvre.

– Vous êtes sûr de cela ?

– Absolument sûr, monsieur.

– Ah ! fit le banquier, fronçant ses épais sourcils gris.

– Je vous, en prie, monsieur, ne me cachez pas votre pensée, dit Charles Chevry, visiblement ému.

– Mon Dieu, je ne sais que vous dire… Le baron de Simaise a épousé une femme charmante et riche, qu’il ne rend pas heureuse. Heureuse, elle ne saurait l’être, vu la conduite dissipée – pour ne pas dire plus – de son mari. Mais avant son mariage, c’est-à-dire quelques mois après la mort du marquis de Chamarande, il était déjà puissamment riche. Il avait acheté cinq ou six cent mille francs et fait meubler splendidement son hôtel de l’avenue des Champs-Élysées.

– Oh ! fit Charles Chevry, se frappant le front sous lequel venait de jaillir une idée subite.

Il était devenu très pâle et tremblait nerveusement.

– Eh bien, monsieur Charles Chevry ? interrogea le banquier.

– Vos paroles viennent de m’éclairer, monsieur. Je comprends enfin pourquoi mes lettres et celles de ma femme sont restées sans réponse. Mme la marquise de Chamarande a été victime de quelque noire infamie.

– Monsieur Chevry, je pense comme vous : si le baron de Simaise était réellement sans fortune lors de la mort de son frère, il s’est emparé, par fraude ou par violence, des deniers de la veuve et de l’orphelin. Mais nous n’avons pas le droit de porter un jugement téméraire. Avant tout, il faut savoir.

– Je saurai, monsieur, je saurai, je vous le jure !

L’entretien se prolongea encore un instant, et il fut convenu, entre Charles Chevry et le banquier, que le capital resterait dans les caisses de la banque, participant à toutes les opérations financières, jusqu’à ce qu’il soit réclamé directement par la marquise de Chamarande.

– Autrement, monsieur Chevry, ajouta M. Van Ossen, je ne remettrais la somme, augmentée des bénéfices de participation capitalisés, qu’en vos mains propres ; car en définitive, monsieur Chevry, dans cette affaire, je ne connais que vous.

» Dès aujourd’hui, je vais ouvrir au grand livre de la banque le compte Chamarande-Chevry, J’écrirai de ma main, sur le livre cerclé d’or, ce qui vient d’être arrêté entre nous, monsieur, et nous le signerons mon fils et moi. Ce livre, dont je vous parle, monsieur Chevry, et que voilà, seul, dans son casier, est le mémorial de notre maison ; ce sont les archives d’honneur des Van Ossen, qui sont écrites sur ces pages. Ici, les engagements pris se transmettent comme l’honneur, de père en fils, depuis bientôt deux siècles.

» Je puis mourir bientôt, car je touche à ma quatre vingt huitième année ; mon fils, mon successeur désigné, a soixante quatre ans, c’est presque un vieillard ; mais le jour où il prendra ma place, son fils aîné aura la sienne. Il en est toujours ainsi : le fils succède au père et continue la tradition, et les engagements pris par ceux qui ont disparu sont remplis scrupuleusement par ceux qui restent. C’est assez vous dire, n’est-ce pas, que, serait-ce dans dix ans, dans vingt ans, nos conventions seront exécutées dans leurs termes précis.

» Vous rendez-vous directement en France, monsieur Charles Chevry ?

– Non, monsieur, pas directement : je vais d’abord passer à Londres, mais je compte bien être à Paris dans huit ou dix jours.

– Vous ne tarderez pas à me donner des nouvelles ?

– Aussitôt que j’aurai appris quelque chose de certain au sujet de madame la marquise de Chamarande, je m’empresserai de vous écrire.

– Je n’ai pas besoin de vous recommander d’être prudent, monsieur Chevry ; vous vous chargez d’une tâche difficile, extrêmement délicate ; prenez bien vos précautions ; cherchez à savoir, mais n’allez pas trop vite, ne brusquez rien ; évitez surtout de vous heurter à une force qui pourrait vous briser. Il me paraît clair comme le jour, qu’afin de pouvoir s’emparer de la fortune du marquis, le baron de Simaise a fait disparaître la marquise. Par quel moyen ? Comment a-t-il pu réussir ? Je ne puis le deviner. Mais vous découvrirez la vérité, je l’espère.

– Qui sait si cet homme n’a pas tué sa belle-sœur ?

– Tout est possible, monsieur. Toutefois, je ne puis admettre l’hypothèse d’un pareil crime. On ne tue pas si facilement que cela en France. Non, le baron de Simaise a pris un autre moyen pour se débarrasser de sa belle-sœur. Il la tient cachée, enfermée quelque part, peut-être dans une maison d’aliénées. On a vu cela plus d’une fois, monsieur Chevry.

– Mais l’enfant, monsieur ?

– Si l’enfant existe, vous aurez à le chercher comme la mère ; je vous le répète, vous allez entreprendre une tâche difficile et je ne saurais trop vous recommander la prudence. Ne vous occupez pas trop de l’enfant, d’abord ; commencez par chercher la mère. Quand vous saurez ce qu’elle est devenue, où elle se trouve, vous pourrez demander hardiment au baron : « Où est l’enfant ? »

» À Port-Marly, où la jeune femme a demeuré, on vous donnera peut-être des renseignements ; dans tous les cas, on vous apprendra quelque chose de ce qui s’y est passé.

– Ne me conseillez-vous pas de m’adresser immédiatement au préfet de police ?

– Non. Ce serait dénoncer le baron de Simaise, l’accuser d’un crime monstrueux.

– Eh ! qu’importe ?

– Assurément, il ne mérite aucune pitié, mais il y a près de lui une noble jeune femme, deux enfants, trois innocents !… Commencez par chercher, monsieur Chevry, discrètement, adroitement, avec patience. Si, après avoir tout fait, vous ne trouvez pas, si le terrain vous manque, alors, alors seulement, y étant forcé, vous réclamerez la marquise aux magistrats du parquet de Paris.

– Vous avez raison, monsieur, il y a la mère et ses enfants, trois innocents !… Je suivrai vos conseils.

Les deux hommes n’avaient plus rien à se dire. M. Van Ossen reconduisit Charles Chevry jusqu’à la grille de son hôtel.

– Allons, bon courage, et bonne chance, dit le vieillard ; j’attendrai impatiemment votre première lettre.

Ils se serrèrent la main et se séparèrent.

Trois jours après, Charles Chevry et Zélima étaient à Londres. Ils y restèrent deux jours seulement, le temps de visiter la ville, et de placer leur petite fortune chez un banquier de la compagnie des Indes, que Charles Chevry avait connu à Calcutta et avec lequel il était en relations d’amitié.

Ils prirent le paquebot à London-Bridge, firent rapidement la traversée de la Manche et arrivèrent enfin à Paris, où ils descendirent à l’hôtel du Havre.

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