Le baron de Simaise avait acheté un hôtel avenue des Champs-Élysées et meublé somptueusement ses appartements. Toutefois, il ne se pressait point de monter sa maison. Il n’avait encore que trois domestiques et se contentait, pour le moment, des deux chevaux et des voitures achetés par le marquis.
Il recevait peu, quelques amis seulement, des amis choisis. Il se montrait réservé, sa parole était celle d’un sage. Il portait ostensiblement le deuil de son frère, affectait une grande tristesse, une douleur vraie ; il édifiait le monde. Rien à dire sur sa conduite, il semblait avoir renoncé pour toujours à toutes les folies qui le faisaient acclamer autrefois par les viveurs de Paris.
Il suivait les conseils de Blaireau. Celui-ci lui avait dit :
– Pour commencer, monsieur le baron, pas de bruit pas d’éclat ; veillez sur vous, prenez garde !
Si grande hâte qu’il eut de jouir complètement de sa fortune, iniquement acquise, il se modérait, mettait un frein à ses ardeurs. C’est le monde, maintenant, qu’il fallait tromper, il y réussit. Il s’arrangea de façon à ne pas attirer trop l’attention sur lui, et, il n’eut qu’à se féliciter des conseils de Blaireau, car on s’étonna à peine du changement survenu dans sa fortune. En effet, ceci passa à peu près inaperçu, comme tant de choses dans la grande ville.
Le baron n’en continuait pas moins à être prudent ; il ne faisait un pas en avant qu’après s’être bien assuré qu’il posait le pied sur un terrain solide ; constamment il se tenait sur la défensive.
Malgré tout, sa conscience n’était pas tranquille ; il lui semblait entendre autour de lui comme une rumeur menaçante, et il sentait qu’il faudrait peu de chose pour qu’il fût englouti dans un effroyable effondrement.
Voilà pourquoi sa conduite, en apparence du moins, était exemplaire, pourquoi il se montrait modeste, réservé, parlant peu, s’observant, évitant avec soin qu’on fît du bruit autour de son nom.
Trompés eux aussi, ses anciens amis, les viveurs, le dédaignèrent, l’abandonnèrent ; ils ne le trouvaient plus digne d’occuper une place parmi eux. C’est ce que voulait le baron. En revanche, du côté des honnêtes gens, il s’acquit de nombreuses sympathies ; c’est ce qu’il voulait aussi.
Ami du marquis de Presle, présenté par lui dans les salons du meilleur monde et les mieux fréquentés, il fut très bien accueilli partout.
Beau garçon, élégant, distingué, esprit subtil, parlant peu, mais bien et juste ; l’air un peu timide, un peu embarrassé, empressé auprès des dames, des vieilles surtout, il devint vite leur favori et elles eurent pour lui d’aimables minauderies, d’adorables prévenances.
Le baron continuait à jouer délicieusement la comédie.
On se disait et on se reflétait à l’oreille :
– C’est le baron de Simaise ; il est fort bien, ce jeune homme ; vous avez peut-être connu son père, qui a fait beaucoup parler de lui dans un temps ; c’était un joueur, un débauché ; il a dévoré sa fortune. Son fils serait obligé, aujourd’hui, de travailler pour vivre, s’il n’avait eu un frère aîné, lequel était allé faire sa fortune en pays étranger ; il est mort il y a quelques mois, laissant tout ce qu’il possédait au jeune baron, quelque chose comme deux ou trois millions, dit-on. C’est joli.
» Jeune, bien posé, beau garçon, bon enfant, excellente conduite, riche, un beau nom, le baron n’est pas un parti à dédaigner, surtout en ce temps-ci, où nos jeunes filles trouvent si difficilement à se marier. Eh bien, nous marierons le baron ; du reste, il ne demande pas mieux. C est toujours amusant de marier les autres.
Un jour, la duchesse douairière de Corgimon dit au baron :
– Monsieur de Simaise, voulez-vous vous marier ? Ne riez pas, monsieur, c’est sérieux, très sérieux.
– En ce cas, soyons graves, madame la duchesse ; mon Dieu, je me marierais volontiers ; mais il faudrait pour cela qu’une jeune fille me plût, d’abord, et qu’elle voulût de moi ensuite.
– Croyez-vous cela impossible, baron ?
– Non, sans doute ; mais jusqu’à présent…
– Vous connaissez Mlle de Vaucourt ?
– J’ai eu l’honneur de danser deux ou trois fois avec elle, chez vous, madame la duchesse.
– Est-ce qu’elle ne vous plaît pas ?
– Je serais bien difficile : Mlle de Vaucourt est charmante sous tous les rapports.
– Eh bien, voulez-vous l’épouser ?
– Pardon, madame la duchesse, mais…
– Quoi ?
– Est-ce que vous croyez que Mlle de Vaucourt…
– Vous acceptera ? Oui. je le crois. Écoutez : Clémentine de Vaucourt est orpheline, sans famille, comme vous, et sa fortune est à peu près égale à la vôtre. C’est une bonne et excellente enfant, douce, aimante, nature exquise : je ne lui connais pas un défaut, et je vois en elle les qualités les plus rares et les meilleures. Inutile de vous parler de ses avantages physiques, vous l’avez vue, vous la connaissez. Elle a été élevée, dans un pensionnat de premier ordre et elle est fort instruite.
» Son tuteur, un vieillard, qui n’est même pas son parent, désire vivement la marier, car il craint de s’en aller d’un moment à l’autre. Actuellement, l’avenir de sa pupille l’inquiète. D’autre part, Clémentine ne se plaît pas beaucoup dans ce milieu froid, sévère, triste, où elle est forcée de vivre ; elle s’ennuie. Qu’un mari se présente, et elle le prendra aussitôt ; pourvu, cependant, qu’il lui plaise et qu’il soit digne d’elle.
» Baron, vous êtes le mari qui convient à Clémentine de Vaucourt.
– Vous pensez cela, madame la duchesse, répliqua de Simaise en souriant. Mlle de Vaucourt ne partage peut-être point votre bonne opinion sur ma personne ?
– C’est ce que nous verrons. Voulez-vous, oui ou non, que je m’occupe de votre mariage ?
– En vérité, madame la duchesse, je ne saurais être trop sensible à l’intérêt que vous me portez.
– Vous le méritez, baron. Ainsi, c’est dit ?
– Oui, madame la duchesse.
– Dès demain je verrai Clémentine et son vieux tuteur.
Les choses marchèrent vite. Il n’est telle qu’une vieille femme pour mener rondement une affaire matrimoniale, arrêter les « mais » et briser les empêchements qui pourraient se présenter.
Sachant que son tuteur tenait à la marier, désireuse de sortir de l’atmosphère lourde, soporifique, dans laquelle elle vivait, séduite d’ailleurs par l’extérieur agréable du baron, dont on ne cessait de lui dire le plus grand bien, Mlle de Vaucourt l’accepta en fermant un peu trop les yeux.
Six semaines plus tard ils étaient mariés. La lune de miel fut délicieuse. Le baron, se contraignant encore, était le modèle des époux, et Clémentine, pensant que cela durerait toujours, envisageait l’avenir sous les plus riantes couleurs. Le mariage de convenance était devenu pour elle, désormais, un mariage d’amour. Elle aimait son mari, ne se doutant guère, la pauvre jeune femme, que le baron, être dépravé, manquant de sens moral, et profondément égoïste, n’avait jamais aimé que sa personne et le plaisir.
Tout alla assez bien jusqu’à la naissance du premier-né, que la baronne mit au monde neuf mois et quelques jours après son mariage.
Alors, tout à coup, chez le baron, le changement fut complet, radical. Loin de lui imposer de nouveaux devoirs, la naissance de son fils sembla, au contraire, l’affranchir de tous les autres. Il ne connut plus d’entraves. Trop longtemps il s’était dompté ; il ne pouvait plus se contenir. C’était un torrent de passions, prêt à déborder, sautant par-dessus toutes les digues. Le volcan grondait sourdement, annonçant une éruption violente, terrible.
– Vous n’avez plus rien à craindre, maintenant, lui avait dit Blaireau ; vous vous êtes créé des relations puissantes, nul ne songera désormais à vous chicaner sur n’importe quoi. Tout vous est permis. La fortune de votre femme empêchera qu’on regarde de trop près dans la vôtre. Clémentine de Vaucourt vous couvre de son égide. Vous êtes riche, vivez en homme riche. Recevez, donnez des fêtes ; vous avez le droit d’avoir le train de maison qui vous plaira et de jouir de la vie en jouissant de la fortune.
Le baron n’avait plus la bride au cou ; il se lança à corps perdu dans le tourbillon, sans mesure, sans retenue, faisant danser les louis d’or, les billets de mille. Ce fut un vertige, un ouragan d’extravagances.
Dix domestiques obéissaient à ses ordres. Il avait quinze chevaux dans son écurie et des voitures de tous les modèles. On parlait partout de ses merveilleux attelages. Au bois il faisait sensation. Il laissait loin derrière lui les équipages du vieux faubourg. Les gros financiers n’essayaient pas de lutter de luxe avec lui. Il éclipsait les hauts personnages le plus en vue.
Membre du Jockey-club, il faisait courir ; on citait ses paris. Il était l’homme du jour, un lion de Paris, lion à tous crins.
Il ne se contenta pas d’une maîtresse, il en eut plusieurs. Où allait-il les chercher ? Partout où l’on trouve ces Circés parisiennes : à l’Opéra, au foyer de la danse, dans les antres du monde interlope, dans certaines salles publiques tapageuses, dans les coulisses des théâtres, jusque sur l’asphalte des boulevards.
D’abord, par un reste de pudeur, il ne se montra pas en public avec ces femmes qu’il couvrait de soie, de bijoux, gorgeait d’or, payant cher leurs caresses excitantes ; mais cela manquait à sa sotte vanité et il finit par se moquer du qu’en dira-t-on, par jeter au vent de la honte le dernier lambeau de sa dignité d’homme du monde.
Dès lors, on le vit s’afficher publiquement, au bois, aux courses, au théâtre, partout, tantôt avec une courtisane, tantôt avec une autre, mais disant toutes ce qu’elles étaient et ce qu’elles valaient par leur tenue, leurs regards effrontés, leurs toilettes tapageuses, la forme provocante de leurs chapeaux, leurs poses lascives.
Il s’amusait de cela, le misérable, ne voyant pas avec quel dégoût se détournaient de lui certaines personnes qui, naguère encore, lui tendaient la main.
À grands fracas il descendait les Champs-Élysées, insultant ainsi sa femme, en passant sous ses fenêtres.
Abandonnée, méprisée, grossièrement offensée, lâchement insultée, la baronne gémissait et, en secret, fuyant les regards de ses serviteurs, qui la plaignaient, elle dévorait ses larmes.
Après Raoul, Henriette était née. Clémentine n’avait plus que ses enfants à aimer au monde ; descendue du faîte où ses rêves, aux premiers jours de son mariage, l’avaient placée, n’ayant plus et ne pouvant plus avoir du côté de son mari aucune illusion, toute sa vitalité se concentra dans l’amour maternel : les deux chers petits êtres étaient sa consolation ; ils calmaient ses révoltes intérieures ; pour eux, à cause d’eux, elle restait sous le toit conjugal, souffrait sans se plaindre, ne jetait pas violemment à la tête de l’indigne son mépris et son dégoût. Près de ses enfants elle puisait la résignation et la force de supporter les outrages.