XXXV COLOMBE ET VAUTOURS

Le baron conduisit Blaireau dans sa chambre ; il ferma soigneusement la porte sur laquelle, par surcroît de précautions, il tira une lourde tapisserie.

Blaireau se laissa tomber sur un canapé, se renversa en arrière, allongea ses jambes et se mit à rire.

– Eh bien, monsieur le baron, ai-je joué convenablement mon rôle de vieux médecin aliéniste ?

– Dans la perfection. Savez-vous que j’ai eu un moment d’inquiétude ! Je ne vous reconnaissais point.

– Vrai ?

– Parole d’honneur ! Écoulez donc, j’ignorais que vous eussiez le talent de vous grimer comme M. Prévost ou M. Samson de la Comédie-Française ; et puis ces cheveux et ces favoris blancs, cet abdomen arrondi, ce costume, cet air grave, jusqu’à votre voix changée… Je crois, monsieur le docteur, que d’autres que moi s’y seraient laissé prendre.

– Avez-vous fait ce qui était convenu ?

– Exactement.

– Comment ont-ils avalé la couleuvre ?

– On ne peut mieux.

– Bien.

– J’ai même été étonné de voir avec quelle facilité ils se sont laissé convaincre.

Blaireau retrouva son sourire diabolique.

– Mon cher monsieur, répondit-il, voilà les hommes, voilà le monde : on croit au mal plus facilement qu’au bien ; et quand il s’agit d’autrui, on apprend avec plus de plaisir ce qui est l’un que ce qui est l’autre. Tous les mêmes, les hommes : envieux, jaloux, égoïstes, méchants, aimant à se dénigrer ; allez, je les connais, je les ai étudiés, je les vois à l’œuvre ; le meilleur ne vaut pas grand chose. Le mal ! monsieur le baron, il domine partout.

» Vos domestiques sont devenus vos auxiliaires ; de ce côté nous pouvons être tranquilles ; si, après ce que vous leur avez dit, il leur restait un doute, ils ne l’ont plus. Pendant que nous causions dans le salon, deux nous écoutaient ; les deux autres savent déjà tout ce que nous avons dit. Tel était le but de ma visite. J’en profiterai cependant, monsieur le baron, pour placer sous vos yeux la note dont je vous ai parlé.

Et Blaireau, tirant une pancarte de la poche de sa redingote, la tendit au baron.

Celui-ci ne put s’empêcher de faire une grimace quand ses yeux tombèrent sur les chiffres de l’addition.

Deux cent mille francs ! Sur la feuille un détail fantaisiste de dépenses forcées. La dernière ligne, gratifications : soixante mille francs. Oh ! ce chapitre des gratifications, Blaireau ne l’oubliait jamais.

Le coquin, toujours souriant, regardait son client, lisant sur son visage, l’une après l’autre, toutes ses impressions.

– Eh bien, monsieur le baron ? fit-il.

– Je regarde, monsieur Blaireau.

– Vous trouvez peut-être la somme un peu forte ?

– En effet, je ne croyais pas…

– Hé, hé, monsieur le baron, tout se paye ; et en proportion toujours du service rendu. Il ne s’agit pas ici d’une marchandise à prix fixe, qu’on achète, ni d’une valeur cotée à la Bourse. Plus une affaire est difficile, plus elle demande de soins, plus elle présente de risques, mieux doivent être rétribués ceux qu’on emploie pour la faire réussir. Mais nous ne discutons point les chiffres, n’est-ce pas ? Discuter en matière d’argent, fi donc ! Avec moi cela ne se fait jamais. Je dis : « Voilà ! » Et c’est à prendre ou à laisser. Donc, monsieur le baron, il en est temps encore, prenez ou laissez.

– Je prends, monsieur Blaireau.

– Et vous devez vous trouver satisfait : j’ai été modéré, très modéré.

Le baron eut un sourire que Blaireau surprit, mais dont il n’eut garde de se montrer offensé.

– Vous avez dû remarquer, monsieur le baron, que je ne parle point sur ce papier de la somme que vous aurez à payer chaque année pendant tout le temps que votre belle-sœur sera sous notre protection. Pour ce, vous porterez vingt-cinq mille francs à votre budget ; ce n’est pas trop, mais on s’arrangera pour que cela soit suffisant. Il y aura près de la folle, ne la quittant pas d’un instant, une femme, celle qui sera ici ce soir. C’est à des années de réclusion que cette femme est condamnée. Elle a accepté. C’est du dévouement, cela, monsieur le baron. Naturellement, un pareil dévouement doit être récompensé. J’aurai là un homme sûr, un gardien fidèle, un autre Cerbère, grognant, montrant les dents, toujours prêt à mordre. Celui-ci a dû partir hier soir ou ce matin pour prendre possession de sa niche. Comme vous le voyez, je n’ai pas perdu une minute. Dans quelques jours on aura tout préparé là-bas pour recevoir la pensionnaire.

» Après-demain, le docteur Charronneau viendra la prendre ici ; il ne la conduira pas à Auteuil, mais chez un de ses fidèles, qui demeure dans un petit village, à vingt-cinq lieues d’ici, sur la route de Paris à Strasbourg. On la gardera là un jour ou deux, le temps de lui faire prendre un repos nécessaire, puis on fera une deuxième étape, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive à destination. J’opère ainsi, monsieur le baron, par mesure de prudence. Vous devez comprendre que, dans la circonstance, nous ne pouvons nous servir des voitures publiques. Il faut que votre belle-sœur arrive à sa demeure secrètement, et que sa présence dans le pays ne soit pas même soupçonnée. Je me défie des gens curieux.

» L’enfant viendra au monde. S’il meurt, nous le mettrons dans un trou profond, et tout sera dit. S’il vit, nous verrons ; vous déciderez de son sort, monsieur le baron.

» Voyons, ai-je autre chose à vous dire ? Oui. Arrangez-vous pour que les domestiques restent ici jusqu’à l’heure du départ de leur maîtresse. Après cela, vous n’aurez plus à vous occuper de rien ; vous pourrez fermer les portes de la villa, si cela vous convient, et rentrer à Paris où, j’en suis certain, vous êtes impatient de vous retrouver au milieu de vos amis et des agréables plaisirs de votre âge, dont vous êtes sevré depuis de longs mois.

Le baron rougit et se mordit les lèvres.

Blaireau l’avait deviné ; profond observateur, il lisait jusqu’au fond de sa pensée ; rien ne lui échappait. Sous tous les rapports, cet homme était son maître.

– Il y a votre note, monsieur Blaireau, reprit-il.

– Gardez-la. Inutile de vous recommander de ne pas la laisser traîner. Je vous conseille même, puisque vous savez ce qu’elle contient, de la détruire.

– Vous avez raison.

Et le baron jeta le papier dans les flammes du foyer.

– Cela vaut mieux, fit Blaireau.

– Quand dois-je vous remettre la somme ?

– Oh ! je ne suis pas si pressé que ça ; nous nous reverrons. J’ai déjà reçu vingt mille francs : avec cela on fait un bon bout de chemin.

– Pour les vingt-cinq mille francs, à payer chaque année, j’aurai à vous faire une reconnaissance.

– Nullement, monsieur le baron, pas d’écrit, jamais d’écrit, vous savez… Confiance réciproque, entière, illimitée. Je puis mourir, monsieur le baron ; il ne faut pas qu’on trouve chez moi rien de compromettant pour personne. Prudence ! prudence ! D’ailleurs, monsieur le baron, ajouta-t-il avec son inimitable sourire, en auriez-vous l’intention, vous ne pourriez vous soustraire à votre engagement.

De Simaise sentit le coup de boutoir. Brutalement, Blaireau venait de lui dire : Je vous tiens, vous êtes en ma puissance !

Le faux docteur se leva, et reprenant aussitôt son air austère :

– Monsieur le baron, dit-il, vous allez, s’il vous, plaît, me reconduire jusqu’à ma voiture, avec la politesse et les égards que vous devez à mon caractère, à mon âge, à l’homme de science, à un membre illustre de la faculté.

Le ventre en avant, s’appuyant sur sa canne, il passa gravement devant les domestiques, qui s’inclinèrent respectueusement devant le vénérable docteur.

Vers trois heures de l’après-midi, la femme annoncée par Blaireau arriva. Elle paraissait avoir trente-cinq ans ; elle était mise simplement, avait l’air réservé, modeste, honnête d’une personne réellement attachée à une maison de santé, où, pour soigner les pauvres malades, il faut tant de douceur, de patience et de bonté.

Hommes ou femmes, Blaireau savait choisir ses agents ; il ne confiait à aucun une mission avant de l’avoir mis sérieusement et longuement à l’épreuve. Il n’attachait à sa fortune que des personnages tout à fait dignes de lui.

Aussitôt après avoir vu M. de Simaise, Mme Birette – c’est sous ce nom que la femme s’était fait annoncer – Mme Birette prit près de la marquise la place de la femme de chambre.

– Vous êtes maintenant absolument libre, dit le baron à cette dernière ; mais comme il est convenu avec vos camarades qu’ils ne partiront pas avant que le docteur ne soit venu chercher votre maîtresse, vous me ferez plaisir si vous voulez bien rester encore.

– Je n’ai rien à refuser à monsieur le baron, répondit l’anglaise, souriant aussi gracieusement qu’elle le pouvait.

Dans la soirée, sur l’ordre du baron et sous ses yeux, on enferma dans des malles le linge, les effets et les autres choses à l’usage de la marquise.

Le lendemain il donna campos aux domestiques pour toute la journée. Ceux-ci, profitant de la permission qui leur était donnée de courir la prétantaine, s’en allèrent tous ensemble en partie de plaisir à Saint-Germain. Il ne leur vint pas à l’idée que M. le baron avait tout simplement voulu se débarrasser de leur présence.

N’avait-il pas, lui aussi, à préparer son déménagement ? Et certes, ce n’était pas une petite affaire. On ne transporte pas des millions comme un colis ordinaire. Il passa la journée à peu près entière à clouer solidement des caisses, dans lesquelles il avait entassé l’or, les billets de banque, les valeurs mobilières, et, sans honte ni scrupule, les bijoux donnés par son frère à sa femme.

Il est vrai, hélas ! que la pauvre Lucy n’avait plus besoin de ces parures de perles, de diamants, de rubis, d’émeraudes. Ces objets de luxe, que tant de femmes désirent, envient, étaient devenus pour elle sans attraits comme sans valeur.

Enfin le moment impatiemment attendu parle baron arriva.

Comme l’avant-veille, une voiture s’arrêta devant la grille de la villa. Ce n’était plus le coupé du docteur, mais une berline de voyage large, solide et légère en même temps. Le cocher était le même ; seulement, au lieu d’un cheval, il en conduisait deux, deux magnifiques percherons, évidemment excellents trotteurs.

Les domestiques coururent au-devant du bon docteur Charronneau et l’escortèrent jusqu’au seuil de la maison, où l’attendait M. de Simaise.

– Monsieur le docteur, dit le baron, vous n’avez pas à attendre, tout est prêt. Votre pensionnaire a mangé il y a une heure, avec appétit, et elle est chaudement habillée.

– Bon, bon, très bien, monsieur le baron.

Celui-ci donna un ordre.

Aussitôt les domestiques enlevèrent les malles, qui furent portées sur la berline, sous une bâche.

Un instant après, la marquise parut donnant le bras à la femme qui allait remplir près d’elle les fonctions de servante, de geôlière et bientôt celles d’accoucheuse. On la vit s’avancer calme, la douceur dans le regard, ayant l’air imposant et majestueux d’une jeune reine nouvellement couronnée.

Docile à la voix pateline de la dame Birette, elle se laissait conduire comme un enfant à qui l’on a promis un joujou depuis longtemps demandé.

En passant devant le baron, le faux docteur et ceux qui avaient été ses serviteurs, elle s’arrêta, les regarda sans les reconnaître, salua d’un mouvement de tête machinal et sourit. Mais il y avait dans ce sourire quelque chose de si triste, de si douloureux, sa physionomie eut, à ce moment, une expression d’angoisse si profonde, que le baron, les domestiques et Blaireau lui-même se sentirent vivement impressionnés.

On aurait dit que la malheureuse, devinant le sort qui l’attendait, demandait grâce à ses bourreaux. Hélas ! sa destinée devait s’accomplir. La colombe était entre les serres des vautours.

Elle passa. Les autres la suivirent silencieusement. Quand elle sentit l’air vif sur son visage, au grand jour, dans le reflet pâle du soleil couchant, elle se rejeta en arrière avec une sorte d’effroi. On put croire un instant à une résistance. Il n’en fut rien. Jenny ayant pris son autre bras, elle marcha jusqu’à la voilure. Machinalement encore, et sans qu’on eût besoin de l’aider beaucoup, elle prit place dans la berline. La Birette s’assit à côté d’elle et Blaireau sur le siège de devant, leur faisant face. La portière fermée, Blaireau baissa les stores des deux côtés.

Le cocher piqua légèrement les flancs des chevaux et l’attelage partit à fond de train.

Au delà de Rueil, le jour commença à baisser. La route était solitaire. Lestement, le cocher de la berline se débarrassa de son chapeau galonné et de son manteau fourré, qu’il jeta dans le coffre de son siège ; il remplaça le chapeau par une casquette de peau de loutre et le manteau par une humble limousine de roulier.

Deux heures après l’enlèvement de la marquise de Chamarande, la villa était déserte. Les portes et toutes les fenêtres, croisées et persiennes, étaient fermées.

Le valet de pied, la cuisinière et l’anglaise étaient partis les premiers. Le baron et le cocher les suivirent de près. Ce dernier avait attelé les deux chevaux à la calèche. M. de Simaise emportait les millions. Et aucune voix, pas même celle de sa conscience, ne cria : « Au voleur ! »

À Port-Marly, le lendemain, les commères disaient :

– Vous savez, la villa est fermée, plus personne.

– Un grand médecin de Paris est venu chercher la folle ; mais ce n’est pas à la Salpètrière ni dans une maison de santé de Paris qu’on va l’enfermer ; elle a, paraît-il, un oncle en Angleterre qui la réclame.

– Le baron s’est très bien conduit ; il a été pour cette fille d’une bonté… L’aimait-il son frère, celui-là ! Les domestiques l’ont vu pleurer, sangloter. Quel brave, quel excellent jeune homme !

– Comme on est trompé tout de même ; je la croyais mariée, j’en aurais mis ma main au feu… Et pas du tout. Ne nous fions jamais aux apparences.

– Ah ! c’en était une effrontée, celle-là ; ces femmes-là ne doutent de rien, se moquent de tout ; elles ont une audace… Se faire appeler madame la marquise, quel toupet !…

– Voilà où nous en sommes aujourd’hui : la cocotte tient le haut du pavé, elle, a l’équipage, hôtel à Paris, château à la campagne ; elle s’appelle baronne, comtesse, marquise, duchesse parfois, et monte même jusqu’au titre de princesse. Ban ! quand on prend du galon on n’en saurait trop prendre. Le maire de son village lui rend hommage… Il est vrai que la cocotte, baronne, comtesse ou marquise, a fait don à la commune d’un tuyau de cheminée pour la mairie, d’une carte géographique pour l’école des garçons et pour l’école des filles d’un volume intitulé : « Comment on comprend la morale et la dignité dans notre pays », et d’un autre volume portant ce titre : « Traité de vertu. » Eh bien, voilà quelles sont nos mœurs.

– Elles sont propres, nos mœurs !

– Des fils de famille, des hommes mariés même se ruinent pour ces créatures-là.

– Sont-ils bêtes, les hommes !

– Ah ! oui, ils le sont !

– Puisque c’est comme cela, il faut s’y faire. Hier c’était une marquise pour rire qui nous éblouissait par son luxe insolent ; demain ce sera une baronne ou une comtesse du même tonneau. Ce sont ces filles impures qui nous éclaboussent en passant, nous autres honnêtes femmes.

Voilà quels étaient les propos tenus, les réflexions faites au sujet de la pauvre Lucy. Comme on le voit, les paroles du baron, répétées par les domestiques, avaient porté leurs fruits.

La marquise fut, pendant quelques jours, l’objet de toutes les conversations. Des paroles indignées, du dédain, du mépris… Pas un mot de pitié. Le courant n’y était pas. Elle était folle. Qu’importe ? On fut impitoyable.

Mais tout passe, tout s’oublie : on ne pensait déjà plus, au bout de deux semaines, à la pauvre Lucy, Marquise de Chamarande.

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