XXXIV MONSIEUR LE DOCTEUR

En sortant de la maison où demeurait Blaireau, rue du Roi-de-Sicile, le baron de Simaise était très pâle, et il sentait sous le poids de son corps ses jambes peu solides. Malgré son audace, sa perversité précoce, en un mot sa gredinerie, il était fort troublé. Il ne songeait pas sans effroi à ce qu’il allait faire, ayant pour complice cet homme qu’il venait de voir, ce génie du mal incarné, capable de tout. Et, frissonnant, il se demandait si l’acte monstrueux qu’il allait commettre n’aurait pas pour lui, plus tard, des conséquences terribles.

Mais cette immense fortune dont il voulait s’emparer, pouvait-il y renoncer ? Non, mille fois non ! Il était sur la pente raide ; impossible de remonter, il fallait descendre, dût-il rouler au fond d’un abîme !

En arpentant rapidement le trottoir, son agitation se calma peu à peu et il parvint à se rassurer, en se disant :

– Elle est folle, personne ne la connaît, on ignore qu’il existe une marquise de Chamarande ; d’ailleurs, je peux compter sur Blaireau. Quel homme ! Il fera bien les choses ; il est prudent et, il me l’a dit, il ne s’embarque jamais dans une aventure sans avoir pris les plus minutieuses précautions. Allons, allons, avec mes craintes puériles, je suis ridicule. Si Blaireau savait que je tremblais tout à l’heure en le quittant, il se moquerait de moi, et il aurait raison. Tout sera prévu, rien à craindre…

» Lucy Glandas doit disparaître, il le faut ; les millions sont à moi. À moi les millions, à moi, à moi !

Il arrivait sur la place de l’Hôtel-de-Ville où l’attendait sa voiture.

– Nous retournons directement à Port-Marly, dit-il au cocher, qui se morfondait depuis plus d’une heure, battant la semelle sur le pavé pour réchauffer ses pieds.

Le baron n’avait oublié aucune des recommandations de Blaireau. Aussitôt arrivé à Port-Marly, ayant le front soucieux et l’air affligé, ainsi que la circonstance l’exigeait, il fit venir les domestiques dans sa chambre.

– Comment va votre maîtresse ? demanda-t-il à la femme de chambre anglaise.

– Hélas ! monsieur, répondit-elle, c’est toujours la même chose. Plus de mémoire, tout le passé est perdu dans les ténèbres. Elle ne sait pas où elle est, ne se rappelle même plus son nom. Je lui parle, elle m’écoute, mais ne m’entend pas ou ne me comprend point : c’est à croire que l’anglais est pour elle, maintenant, une langue étrangère ; et pourtant, elle se fait à elle-même de longs discours que j’écoute et également sans comprendre, car tout ce qu’elle dit est incohérent et si bizarre… On dirait qu’elle appartient à un autre monde que le nôtre.

– Triste, triste ! soupira le baron.

Conformément aux instructions de Blaireau, il dit alors aux domestiques que dans la situation difficile et pénible où il se trouvait, il était forcé de les remercier. Il ajouta :

– À partir de ce moment, vous êtes libres ; toutefois, je vous prie de vouloir bien rester ici, avec moi, pendant quelques jours encore jusqu’à ce qu’une décision ait été prise au sujet de notre pauvre malade. Tous vous avez été de bons, de fidèles serviteurs, et je dois, au nom de mon malheureux frère, m’inspirant de ses sentiments, faire aujourd’hui pour vous ce qu’il ferait s’il était là : vous témoigner ma reconnaissance de votre bon service. Le mois courant vous sera naturellement payé – c’est de droit – de plus, ne voulant faire aucune différence entre vous, vous recevrez chacun, à titre d’indemnité, une gratification de mille francs.

Les domestiques ne furent nullement étonnés de leur renvoi ; ils s’attendaient à être congédiés, ayant parfaitement compris que leur service dans la maison allait devenir inutile. Mais les dernières paroles de l’astucieux baron produisirent l’effet qu’il attendait.

Les domestiques s’inclinèrent humblement devant lui, ne dissimulant point leur satisfaction, leur vénération pour l’homme généreux qui savait si bien récompenser.

– Ah ! monsieur le baron. Monsieur le baron est bien bon ! Tous les maîtres devraient ressembler à monsieur le baron ! C’est en pleurant que nous quitterons monsieur le baron !

Exclamations sur tous les tons, protestations de dévouement, toutes les platitudes ordinaires des valets.

Le baron comprit qu’il ne pouvait choisir un meilleur moment pour lancer sa bombe. Après s’être recueilli un instant, il parla ainsi qu’il avait été convenu entre lui et Blaireau.

Possédant à un haut degré l’art de tromper, ses paroles, dites avec un grand accent de vérité, furent pénétrantes. Il fallait convaincre. Succès complet.

Admirablement disposés en faveur du baron, ses auditeurs ne doutèrent point que la révélation inattendue qui leur était faite ne fût vraie.

Cette fois, l’étonnement et la stupéfaction se peignirent sur tous les visages. L’Anglaise était devenue rouge comme du feu.

– Aôoh ! shocking !… Improper !… exclama-t-elle, faisant des gestes et prenant des poses d’un haut comique.

La jeune fille d’Albion se trouvait offensée, blessée dans sa dignité de miss pudique.

– Par exemple, reprit-elle indignée, si j’eusse appris cela plus tôt, je ne serais certainement pas restée au service de cette… demoiselle.

– Alors, miss Jenny, répliqua le baron, vous m’en voulez de vous avoir caché la vérité aussi longtemps ?

– Non, monsieur le baron, je ne vous en veux pas ; je sais bien que les Français sont moins rigides que nous ne le sommes en Angleterre ; mais c’est égal, si j’avais su…

Le baron ouvrit un tiroir dans lequel il y avait de l’or et des billets de banque.

L’Anglaise se calma aussitôt et un sourire glissa sur ses lèvres. Elle n’avait plus sa mine effarouchée.

Le baron paya les gages du mois, mit dans la main de chaque domestique un billet de mille francs et ils se retirèrent en se confondant en remerciements.

– Décidément, se dit le baron, tout marche à merveille. La petite histoire imaginée par Blaireau a passé comme une lettre à la poste ; l’Anglaise, elle-même, dont j’avais peur, je l’avoue, a avalé cela comme un verre de sirop.

» Ah ! ah ! la gratification a fait son effet. Oh ! l’argent ! Allons, la chose prend une excellente tournure, tout ira bien jusqu’au bout. Maintenant je n’ai plus qu’à attendre, non pas tranquillement, mais patiemment, les surprises que Blaireau me ménage.

Le surlendemain, à dix heures du matin, un coupé, qui paraissait être une voiture de maître, s’arrêta devant la grille de la villa. Le cocher, ayant un chapeau galonné avec cocarde et aigrette, portait, sur sa tunique de drap vert-pomme, un manteau garni de fourrures. Le cheval était un fier normand de belle encolure, aux jarrets solides.

Un homme, qui paraissait avoir soixante-cinq ou soixante-dix ans, descendit du coupé et sonna à la petite porte de la villa. Ce vieillard était de petite taille, obèse ; il semblait marcher difficilement, quoique s’appuyant sur un jonc à pomme d’or. Ses cheveux blancs tombaient, bouclés, sur le col de velours de son pardessus de gros drap marron, qui descendait, serré sur le ventre rond, jusqu’au bas des mollets ; ses longs et épais favoris, également d’une blancheur de neige, encadraient son visage calme, austère de sexagénaire. Son chapeau était de forme déjà ancienne : un cône tronqué, à larges bords. Il était parfaitement ganté et portait une cravate blanche, montrant, sous le menton, son nœud irréprochable.

– Monsieur le baron de Simaise est-il visible ? demanda-t-il au domestique qui vint lui ouvrir.

– Monsieur le baron est ici, et je pense qu’il pourra recevoir monsieur.

– Vous lui remettrez ma carte, que voilà.

Le domestique prit le carré de bristol, sur lequel il jeta les yeux et lut :

DOCTEUR CHARRONNEAU

médecin aliéniste.

Il précéda le visiteur dans la maison, remit la carte à Jenny, lui disant de la porter à M. le baron, et, revenant à la porte, il attendit le docteur pour l’introduire dans le salon.

Le baron parut presque aussitôt, étonné, inquiet.

La porte du salon étant restée ouverte, on pouvait voir l’Anglaise et le valet de pied dans l’antichambre, tendant l’oreille. Le baron allait fermer la porte.

– Ne vous donnez point cette peine, monsieur le baron, dit le médecin, on peut entendre ce que je vais avoir l’honneur de vous dire. D’abord, veuillez ne pas vous étonner de ma présence ici, n’y ayant pas été appelé. Ma carte, qu’on vous a remise, vous a fait connaître mon nom et ma qualité. Médecin aliéniste, vieux praticien, connu dans toute l’Europe, surtout en Angleterre, j’ai à Auteuil une maison de santé.

» Vous avez écrit à M. Eddison, de la maison Collins, Eddison, Capper et compagnie, de Liverpool, au sujet d’une jeune femme, la nièce de M. Eddison, qui a subitement perdu la raison ?

Ces paroles ouvrirent enfin les yeux au baron : il reconnut Blaireau, qui n’avait plus ni la même figure, ni la même voix.

– C’est vrai, monsieur, répondit-il.

– Vous avez écrit deux lettres à M. Eddison ?…

– Oui, deux lettres.

– M. Eddison se disposait à répondre à votre première lettre, lorsque la seconde lui est parvenue. Votre première lettre, monsieur le baron, informait M. Eddison, de la mort inattendue de M. le marquis, votre frère, lui faisant connaître aussi dans quelle situation cruelle se trouvait Mlle Lucy Glandas, sa nièce, l’unique enfant d’une sœur qu’il a beaucoup aimée. M. Eddison, que je n’ai pas l’honneur de connaître, est, parait-il, un très excellent homme.

» D’après cette lettre, continua Blaireau, tirant, en effet, une lettre de sa poche, M. Eddison, oubliant le passé, le chagrin que lui avait causé sa nièce, était prêt à lui pardonner sa faute et à l’appeler près de lui. Malheureusement, l’affreuse maladie dont sa nièce est atteinte, l’oblige à prendre une autre décision. Il ne peut plus lui ouvrir sa maison ; mais il a pardonné et il désire l’avoir près de lui, néanmoins, afin de pouvoir surveiller les soins qui lui seront donnés et que réclame le triste état dans lequel elle se trouve. Il veut donc, espérant qu’on parviendra à la guérir, la placer dans une maison de santé près de Liverpool. Cette maison est dirigée par le célèbre docteur Husson, mon confrère et mon ami.

» Au reçu de votre seconde lettre, monsieur le baron, M. Eddison s’est rendu chez le docteur Husson, et ces messieurs ont décidé que Lucy Glandas serait amenée le plus vite possible en Angleterre. Du reste, monsieur le baron, voyez ce que m’écrit à ce sujet le docteur Husson ; cette lettre est de lui, veuillez lire.

Le baron ouvrit le papier et le parcourut rapidement des yeux.

– Je n’ai aucune objection à faire, monsieur, dit-il.

– En ce cas, monsieur le baron, je pourrai remplir exactement, sans empêchement de votre part, la mission que me confie mon confrère, le docteur Husson ?

– Mon Dieu, monsieur, je n’ai, moi, aucun droit ; je ne peux que me soumettre à la volonté de l’oncle de Lucy Glandas, son unique parent, je crois.

– En ce cas, monsieur le baron, je ferai ainsi que me le demande le docteur Husson.

M. de Simaise s’inclina.

– Ce soir, reprit le faux docteur, j’enverrai ici une femme de ma maison, choisie parmi celles qui savent le mieux soigner mes malades. Demain ou après-demain, je reviendrai et j’emmènerai chez moi, à Auteuil, la pauvre jeune femme ; car c’est chez moi que le docteur Husson viendra la prendre pour la conduire lui-même à sa maison de santé, près de Liverpool. Comme vous l’avez lu, monsieur le baron, le docteur ne me fixe pas le jour où il arrivera en France ; il peut se faire que j’aie à garder notre malade pendant quinze jours, trois semaines ou un mois. Inutile de vous dire qu’elle sera, dans mon établissement, l’objet des plus grands soins. La femme que je vous enverrai dans la soirée sera spécialement attachée à sa personne pendant tout le temps qu’elle restera à Auteuil.

– Je suis persuadé, monsieur le docteur, répondit M. de Simaise, que Lucy Glandas sera traitée chez vous avec douceur, avec tous les égards dus à son malheur.

– Maintenant, monsieur le baron, puis-je voir la malade ?

– Sans doute. Veuillez me suivre, monsieur le docteur.

Jenny et le valet de pied n’avaient pas perdu un mot de la conversation. À peine le baron et le faux docteur étaient-il sortis du salon, que Jenny était déjà près de la cuisinière et le valet de pied près du cocher pour répéter ce qu’ils venaient d’entendre.

Lucy, assise sur l’ottomane, jouait avec ses doigts, comme un enfant. L’entrée des deux hommes dans le boudoir l’arracha à son occupation. Elle se leva, regarda autour d’elle, craintivement, et s’approchant de Blaireau, avec un air de mystère :

– Avez-vous vu l’oiseau noir ? lui demanda-t-elle.

– Elle vous demande si vous avez vu l’oiseau noir, dit le baron, traduisant les mots anglais. L’oiseau noir ! Elle parle constamment de l’oiseau noir… J’ai eu beau chercher, je ne suis pas parvenu à comprendre.

– Ne lui dites pas que je suis ici, reprit Lucy ; il me cherche, mais il ne me trouvera pas. Ah ! ah ! ah ! il ne me trouvera pas ! répéta-t-elle en chantant.

Et elle se remit à jouer avec ses doigts.

– C’est dommage, vraiment, fit Blaireau, oui, dommage… Une si ravissante créature !

– Jamais plus de bruit que cela, dit le baron, s’amusant d’un rien, comme en ce moment avec ses doigts. Folie douce, comme vous voyez.

Blaireau hocha la tête.

– La folie calme est souvent plus terrible que la folie furieuse, répondit Blaireau. Nous pouvons aller de l’avant, monsieur le baron, sans crainte, elle ne retrouvera jamais la raison.

La marquise leur avait tourné le dos ; elle marchait lentement, courbée, comme si elle cherchait sur le tapis quelque chose qu’elle eût perdu. Elle ramassa une mouche engourdie par le froid, mourante, n’ayant plus que le mouvement des pattes et un frémissement des ailes. Elle plaça l’insecte dans le creux de sa main et chercha à le réchauffer, à lui rendre l’usage de ses ailes, la vie sous le souffle tiède de son haleine.

– Que fait-elle donc ? demanda Blaireau à voix basse.

– Elle a trouvé sur le tapis une mouche expirante et elle cherche à la ranimer, espérant, sans doute, que dans un instant elle reprendra son vol. C’est un de ses amusements. En voilà pour une heure au moins, peut-être pour plus longtemps, jusqu’à ce qu’une autre futilité quelconque vienne captiver son attention.

– D’après ce que vous me dites et ce que je vois, monsieur le baron, elle ne sera pas difficile à garder.

Les deux misérables se retirèrent, laissant la pauvre folle continuer son œuvre de résurrection.

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