VII Révélation inattendue

C’était le quatrième jour après l’arrestation de Jean Loup ; Jacques Vaillant, appelé à la mairie, venait de sortir. Gertrude était occupée au grand nettoyage de sa batterie de cuisine. Jacques Grandin était seul dans sa chambre. Il écrivait.

Soudain, sa porte s’ouvrit, et Gertrude entra, visiblement émue. Elle s’approcha du jeune homme avec un air de mystère et lui dit :

– C’est mademoiselle Henriette de Simaise qui désire vous parler.

– Mademoiselle de Simaise ! fit Jacques surpris, en se dressant sur ses jambes ; mais je ne puis la recevoir ici, dans ma chambre.

– Pourquoi donc, monsieur Grandin ? dit la jeune fille, se montrant sur le seuil de la porte.

– Oh ! mademoiselle ! balbutia Jacques.

– J’ai besoin de causer un instant avec vous, monsieur, dit Henriette ; pour cela nous serons mieux dans votre chambre que dans une autre pièce de la maison.

– Puisque vous le voulez, mademoiselle…

Elle entra.

Gertrude sortit aussitôt et referma la porte. Jacques s’empressa d’avancer l’unique fauteuil de sa chambre. La jeune fille l’examinait avec un regard singulier.

– Vous êtes étonnée, mademoiselle, dit Jacques, de me voir dans ce costume ; vous vous attendiez à vous trouver en présence, non d’un paysan, mais d’un lieutenant de hussards.

– Le costume ne fait pas le mérite de l’homme, monsieur : mais, je l’avoue, je suis surprise.

– Quand le cœur souffre, mademoiselle, et qu’on porte le deuil du bonheur à jamais perdu, il faut éloigner de ses yeux toutes choses qui peuvent exciter un sentiment d’orgueil ou de vanité.

– Ah ! je comprends, monsieur, je comprends ! s’écria la jeune fille en lui tendant la main.

Mlle de Simaise était pâle et tremblante ; son regard paraissait troublé et inquiet ; mais ce qu’on y lisait le mieux, comme sur sa physionomie, c’était une tristesse profonde.

La poussière, qu’on voyait sur ses bottines d’étoffe et sa robe mal secouée, indiquait qu’elle était venue à pied de Vaucourt à Mareille.

Sur une nouvelle invitation du jeune homme, elle s’assit. Il se plaça en face d’elle et attendit respectueusement.

La jeune fille reprit :

– M. Jacques Vaillant, m’a dit sa gouvernante, est à la mairie.

– Oui, mademoiselle, mais Gertrude peut aller le chercher immédiatement, répondit vivement le jeune homme.

– C’est à vous seul que je veux parler, monsieur Grandin, et je suis contente, au contraire, que M. Jacques Vaillant soit absent.

Après une pause :

– Oh ! ne soyez pas étonné, continua-t-elle, et surtout ne vous hâtez pas de juger ma conduite quand vous saurez que je suis venue ici à l’insu de ma mère, en me cachant presque. Mme de Simaise est allée à Haréville ; j’ai profité de son absence pour m’échapper du parc par une porte ouverte sur la campagne. Oh ! c’est mal, je le sais, de tromper ainsi sa mère ! Mais il y a des choses que je ne peux pas lui dire… Et puis, monsieur, le motif qui m’a amenée près de vous plaide en ma faveur et ma conscience m’excuse.

– Mademoiselle, dit Jacques, je n’ai le droit ni de juger, ni de mal interpréter aucune de vos actions.

– Monsieur Grandin, je suis venue ici pour vous parler de Jean Loup.

– De Jean Loup ! exclama Jacques en faisant un bond sur son siège.

– Les gendarmes l’ont pris et l’ont emmené ; il est en ce moment enfermé dans une prison de la ville.

» C’était prévu, il fallait cela. Mais il n’a rien à craindre ; on ne peut rien contre lui ; la justice, si sévère et si impitoyable qu’elle soit, ne peut pas le condamner, c’est impossible. D’ailleurs, s’écria-t-elle avec un mouvement d’exaltation superbe, je suis là, moi, pour le défendre !

Le jeune homme était stupéfié.

– Monsieur Grandin, continua Henriette avec une émotion croissante, vous savez ce que Jean Loup a fait pour moi, il m’a sauvé la vie ! Vous savez ce qu’il a fait pour d’autres… Et on l’accuse, on l’accuse !… On l’accuse parce qu’il ne peut pas se défendre. Parce qu’il ne peut pas crier : « Je suis innocent ! ». On le déclare coupable ! Eh bien, je suis venue vous dire, à vous qu’il aime, à vous qui lui avez autrefois témoigné de l’amitié : Jean Loup est innocent !

– Vous seule prenez sa défense, mademoiselle.

– Parce que moi seule je puis la prendre. Mais tout à l’heure sous serez avec moi et vous rendrez à Jean Loup votre amitié.

» Monsieur Grandin, une erreur a causé la mort de la malheureuse Jeanne. Jean Loup a voulu la sauver, comme il a sauvé le jeune garçon de Blignycourt, comme il m’a sauvée, moi, Henriette de Simaise ; malheureusement, hélas ! la rivière était forte, prête à déborder, comme on a dû vous le dire, le courant rapide a entraîné la pauvre Jeanne et Jean Loup n’a pas pu la sauver.

– Mais ce que vous me dites là, mademoiselle, nul autre que vous ne le sait !

– C’est possible ; il faisait à peine jour et personne ne se trouvait là. Mais qu’importe ? Ce que je tiens à vous prouver, monsieur Grandin, c’est que Jean Loup n’est point coupable, et que Jeanne Vaillant, avant de mourir, n’a subi aucun outrage.

– Vous dites ! exclama Jacques, bondissant sur ses jambes, pâle, frémissant.

Puis, secouant tristement la tête :

– Il y a la lettre de Jeanne, dit-il, et dans le jardin, au bas de l’échelle, on a vu les empreintes des pieds nus.

– Monsieur Grandin, répliqua la jeune fille d’un ton énergique, cela prouve que Jean Loup, dans cette nuit terrible, a joué un grand rôle ; cela prouve, en en montrant la cause, la déplorable erreur de Jeanne. La malheureuse était troublée, presque folle d’épouvante ; elle sortait d’un long évanouissement. Elle a vu le chien étendu sur le parquet ; elle a vu Jean Loup. Elle n’a pu se rendre compte de rien, elle avait perdu la tête. Oh ! j’aurais été comme elle ! Et Jean Loup ne pouvait pas parler… Vous savez ce qu’elle a supposé, ce qu’elle a cru… Elle ne vit que l’abîme profond creusé sous ses pieds. Saisie par un violent désespoir, elle écrivit la lettre d’adieu à son père et s’enfuit aussitôt de la maison, suivie de près par Jean Loup, qui avait deviné son funeste dessein.

Le jeune homme, les yeux démesurément ouverts, tremblant de tous ses membres, haletant, respirant à peine, écoutait avidement chaque parole qui tombait des lèvres de Mlle de Simaise.

– Eh bien, monsieur, interrogea-t-elle, comprenez-vous, maintenant, comprenez-vous ?

– Pas encore, mademoiselle.

– Quoi ! vous ne devinez pas ?

– Je cherche.

– Une horrible nuit d’orage, une chaleur étouffante ; les éclairs déchirent le ciel, le tonnerre gronde avec des éclats épouvantables. La fenêtre de la chambre de Jeanne est ouverte derrière la jalousie baissée. Elle a éteint sa lumière. Elle dort. Un homme s’est glissé dans le jardin, il applique une échelle contre le mur, il grimpe, il entre dans la chambre. Le chien veut défendre sa maîtresse, l’homme le tue. Jeanne se réveille, elle pousse des cris perçants, appelle à son secours. Un troisième personnage se précipite dans la chambre ; c’est Jean Loup, c’est le sauveur ! Il n’était pas loin, il rôdait autour de la maison, il avait entendu les cris de la fiancée de son ami. L’autre, le… lâche, frappé d’épouvante à son tour, s’enfui par où il est entré. Monsieur Grandin, voilà la scène, voilà le drame !

– Et cela est vrai ? s’écria le jeune homme éperdu.

– Monsieur Grandin, répondit Henriette avec dignité, je ne serais pas venue ici pour vous raconter un mensonge.

– Oh ! Jeanne, Jeanne, ma pauvre Jeanne ! prononça Jacques d’une voix pleine de tendresse, les yeux levés vers le ciel.

Il y eut un assez long silence. Jacques reprit la parole.

– Mademoiselle, me permettez-vous de vous adresser une question ? demanda-t-il.

– Certainement, monsieur.

– Ces révélations que vous venez de me faire ?

– Eh bien, monsieur ?

– Comment ces choses ont-elles été portées à votre connaissance ?

Après un moment d’hésitation, elle répondit :

– C’est Jean Loup lui-même qui m’a tout appris.

– Jean Loup, mademoiselle, Jean Loup qui ne parle pas ?

– Avec des gestes, avec son regard expressif qui parlait, avec les mots « Jeanne », « Jean Loup » souvent répétés, il m’a tout dit. Il m’a fait comprendre le désespoir de Jeanne, il m’a fait voir comment il avait lutté en vain contre le courant de la rivière pour sauver la malheureuse. J’ai tout compris, monsieur, j’ai tout vu, comme si ces effroyables choses se fussent passées sous mes yeux !

– Ainsi, mademoiselle, vous êtes convaincue de l’innocence de Jean Loup ?

– Et vous, monsieur Grandin, est ce que vous n’y croyez pas, maintenant ?

– Vous avez fait passer en moi votre conviction, mademoiselle.

Le regard de la jeune fille eut un rayonnement de joie.

– Ah ! s’écria-t-elle avec une exaltation qui surprit Jacques, je savais bien qu’après vous avoir parlé vous seriez avec moi !

– Sans doute, mademoiselle, puisque je crois, comme vous, que Jean Loup a été faussement accusé ; mais qu’allons-nous faire ? Que dois-je faire, moi ?

– Monsieur Grandin, il me suffit, pour le moment, que vous soyez convaincu et que vous rendiez votre amitié au pauvre sauvage.

– Vous vous intéressez bien vivement à ce malheureux, mademoiselle !

Une rougeur subite monta au front de la jeune fille et elle baissa les yeux.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa le lieutenant.

Il reprit à haute voix :

– J’ai douté de Jean Loup, je l’ai cru coupable, je lui rends mon amitié, mademoiselle ; mais c’est faire peu pour lui quand il est en prison, accusé d’un crime qu’il n’a point commis.

– C’est vrai, répondit Henriette tristement ; mais nous devons attendre, oui, il faut attendre. M. de Violaine a des amis à Épinal et, à Paris, des personnages haut placés, on adoucira le sort du malheureux autant qu’il sera possible.

» Je suis contente, monsieur Grandin, oui, contente, heureuse qu’il ne soit plus dans la forêt. C’est grâce à vous que les gendarmes ont pu le prendre ; oh ! je ne vous en veux pas pour cela, vous avez bien agi… Voyons, est-ce qu’il pouvait vivre toujours ainsi, misérablement ? On l’instruira, on fera de lui un être civilisé, un homme comme les autres… Je dis plus, monsieur, Jean Loup deviendra un homme supérieur ! Il est bon, généreux, dévoué, intelligent, son cœur a tous les nobles sentiments ; oui, Jean Loup possède toutes les qualités qui font les hommes grands !

» Ah ! s’écria-t-elle avec une sorte d’enthousiasme, je le connais, moi, je le connais !

Cette fois, Jacques ne pouvait plus douter. Obéissant aux impulsions de son cœur, Henriette venait de se trahir.

– Pardonnez-moi mes paroles, mademoiselle, dit le jeune homme, mais on croirait vraiment que vous avez pour Jean Loup un sentiment caché qui est plus que la reconnaissance que vous lui devez.

Henriette se dressa debout d’un seul mouvement, en proie à une agitation extraordinaire, et regarda autour d’elle avec effarement.

– Ne soyez pas offensée, mademoiselle, continua Jacques ; j’ai cru devoir vous avertir qu’en parlant de Jean Loup comme vous le faites, vous pourriez faire supposer à d’autres…

– Que je l’aime, n’est-ce pas ?

– Mademoiselle… balbutia Jacques.

Elle s’approcha de lui.

– Monsieur Grandin, dit-elle d’une voix lente et grave, vous êtes un officier français, c’est-à-dire un homme de cœur et d’honneur, en qui on peut avoir une entière confiance. À vous je veux confier mon secret, ce secret qui me ronge, qui me torture, que je cache à tous, à ma mère surtout, comme la chose la plus épouvantable. Ah ! il me semble qu’après vous avoir dit cela, à vous, qui avait tant aimé Jeanne, je me sentirai soulagée… Eh bien, oui, monsieur Jacques, j’aime Jean Loup, le misérable sauvage !

Jacques, silencieux, la regardait tristement.

– Je l’aime, et lui aussi, le malheureux, il m’aime, continua-t-elle en portant ses mains devant sa figure. C’est honteux, c’est de la folie, c’est à souhaiter de ne plus exister ! C’est incroyable, n’est-ce pas, monsieur ? Et cela est, pourtant, cela est !… Ah ! si je vous plains de la perte de votre bonheur, monsieur Grandin, vous pouvez me plaindre aussi, car je suis bien malheureuse.

» J’ai bien vu que je manquais de fierté, de dignité, que je n’avais plus le respect de moi-même ; indignée, furieuse contre moi, j’ai voulu arracher de mon cœur cet amour fatal dont je rougissais, qui me faisait peur, je n’ai pas pu…

» Dès le début de la guerre, nous sommes parties, ma mère et moi, nous sommes allées loin, près de l’Espagne. Je m’étais dit : « L’éloignement, voilà ce qui m’est nécessaire ; là-bas, je trouverai des distractions ; ne le voyant plus, n’entendant plus parler de lui, je l’éloignerai de mes pensées ; je l’oublierai !… ». Eh bien, non. Je suis revenue à Vaucourt plus malade encore qu’auparavant ! Toujours, toujours il occupe ma pensée !

» Ma mère s’inquiète, elle m’interroge, et je n’ose pas lui répondre. On ne sait pas ce que je souffre de mettre sur mon visage le masque du mensonge, de dissimuler sans cesse, de paraître gaie et de sourire quand j’ai envie de pleurer ! Ah ! tenez, monsieur Grandin, c’est à croire que je suis l’objet d’une vengeance de Dieu !

Elle se tut. Ses joues étaient inondées de larmes. Pour la première fois de sa vie peut être, le jeune officier se trouvait réellement embarrassé. Certes, il aurait préféré entendre tout autre chose que cette étrange confidence de jeune fille, qu’il n’avait point sollicitée.

– Mon Dieu, mademoiselle, dit-il, je voudrais pouvoir vous rassurer, vous montrer votre situation moins triste, moins désespérée ; mais je ne sais que vous dire. Je crois, cependant, que vous exagérez beaucoup. Il me semble que vous vous trompez sur la nature de vos sentiments ; ce que vous croyez être de l’amour me paraît être, à moi, le sentiment d’une reconnaissance excessive.

Elle secoua tristement la tête.

– Monsieur Jacques, dit-elle, je vous ai éclairé ; j’avais ce devoir à remplir ; me voilà tranquille de ce coté. Maintenant, je vous quitte en vous disant non pas adieu mais au revoir.

– Pardon, mademoiselle, mais j’ai encore une question à vous adresser.

– Laquelle, monsieur ?

– Jean Loup est innocent, mais il y a un coupable ?

La pâleur de la jeune fille augmenta encore.

– Oui, il y a un coupable, murmura-t-elle.

– Pouvez-vous me dire ?…

– Rien, monsieur Jacques, interrompit-elle, visiblement troublée ; Jean Loup, seul, plus tard, quand il parlera, pourra peut-être désigner l’homme inconnu ; s’il le connaît, il le dira.

» Au revoir, monsieur Jacques, continua-t-elle, laissant tomber sa petite main tremblante dans celle du jeune homme, au revoir ; je tiens à être rentrée au château avant le retour de ma mère.

Elle essuya rapidement ses yeux et son visage, fit de la tête un signe d’adieu à Jacques et sortit de la chambre.

Le jeune homme se laissa tomber sur son siège.

– Oh ! Jeanne, Jeanne ! gémit-il.

Et, la tête dans ses mains, il se mit à pleurer.

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