III Où le hasard joue son rôle

– Pauvre garçon ! se disait le capitaine Lagarde, il ne sait rien encore. Comment se fait-il ?… On ne lui a donc pas écrit ? Je pourrais lui dire… Mais non, ce serait lui porter un coup terrible, le tuer, peut-être… Oui, oui, jusqu’à nouvel ordre, je dois me taire…

Il revint vers Jacques, qui s’était levé aussi et attendait pour se retirer.

Le capitaine était parvenu à se rendre maître de lui ; sur son visage, toute trace d’émotion avait disparu.

– Asseyez-vous, mon ami, dit-il au jeune homme, d’un ton affectueux ; je ne vous renvoie pas ; nous avons encore à causer. Recevez-vous souvent des nouvelles de Mareille ?

Jacques laissa échapper un soupir.

– Je n’en reçois plus, répondit-il tristement. Que se passe-t-il au pays ? Je l’ignore complètement. Cela m’attriste profondément, et je suis inquiet, très inquiet.

– Tous nos départements de l’Est sont, vous le savez, occupés par l’ennemi.

– Hélas ! cela ne me rassure point, au contraire.

– Soit ; mais cela vous explique pourquoi vous ne recevez pas de lettres.

Jacques secoua la tête.

– Je sais, répliqua-t-il, que beaucoup de lettres envoyées des pays occupés arrivent à destination. Il y a des instants où je m’imagine qu’il est arrivé malheur à Jeanne ou à son père ; puis je parviens à me rassurer en me raisonnant, en me disant que s’il était arrivé quelque chose de grave j’en aurais été instruit d’une manière ou d’une autre.

Le capitaine Lagarde se sentait remué jusqu’au fond du cœur.

– À quelle époque avez-vous reçu la dernière lettre ? demanda-t-il.

– Trois jours avant le commencement des hostilités.

– C’était une lettre de Mlle Jeanne ?

– Elle était du capitaine Vaillant ; mais Jeanne y avait ajouté une page.

– Où étiez-vous alors ?

– À la frontière.

– Et vous, avez-vous écrit ?

– Oui, souvent, et toujours sans recevoir de réponse. J’ai écrit une lettre quand nous étions au camp de Châlons, deux pendant mon séjour en Belgique, une autre à mon arrivée à Tours, une autre encore huit jours plus tard, et hier soir j’ai écrit de nouveau.

– Eh bien, Jacques, voici ce que je suppose : vos lettres ne sont point parvenues à Mareille ; elles ont été saisies par les Prussiens.

– Il faut bien qu’il en soit ainsi ; c’est ce que je me dis tous les jours.

– Vos amis de là-bas, ignorant absolument où vous êtes, ne peuvent vous écrire.

– Oui, cela explique leur silence.

Ils restèrent un moment sans parler, tous deux ayant l’air de réfléchir.

– Jacques, reprit le capitaine Lagarde, votre parrain, le capitaine Vaillant, a-t-il plusieurs enfants ?

– Jeanne est sa fille unique.

– Est-ce que la femme du capitaine Vaillant existe encore ?

– Hélas ! non, la bonne Catherine est morte depuis quelques années.

– Ah ! elle se nommait Catherine ?

– Oui.

– Et c’était une Française ?

– Sans doute. Catherine Michel est née à Vaucourt, près de Mareille.

Il y eut un nouveau silence. Il y avait comme de l’anxiété sur le visage de M. Lagarde.

– Ce n’est point là ce que je pensais, se disait-il ; et pourtant, pourtant…

» Mon cher Jacques, reprit-il en plongeant son regard scrutateur dans les yeux du jeune officier, tout ce qui vous touche de près m’intéresse extrêmement ; permettez-moi donc de vous adresser encore quelques questions : Vous avez bien connu celle que vous appelez la bonne Catherine ?

– Elle était ma marraine et la meilleure amie de ma pauvre mère.

– Jacques, votre fiancée, la belle Jeanne, ressemble-t-elle à sa mère ?

Le jeune homme resta un moment interloqué et répondit :

– Ça, mon capitaine, je l’ignore.

– Comment vous l’ignorez ?

– Pardon, mon capitaine, mais je ne vous ai pas dit que Jeanne est seulement la fille adoptive du capitaine Vaillant.

Un éclair, qui s’éteignit aussitôt, sillonna le regard du franc-tireur.

– Oh ! alors, c’est différent, fit-il, restant très calme.

– Je n’ai pas connu la mère de Jeanne, continua le sous-lieutenant : la malheureuse est morte immédiatement après avoir mis son enfant au monde.

– Et le père de Jeanne ? interrogea M. Lagarde d’une voix qui tremblait légèrement.

– On venait de le trouver, mort, noyé, au bord de la rivière.

– Oh ! fit le franc-tireur, les lèvres crispées et avec un soubresaut nerveux.

Mais, se maîtrisant aussitôt, il reprit :

– Cela s’est passé à Mareille ?

– Non, à six lieues de Mareille, à Blaincourt.

– Enfin, le brave capitaine Vaillant a recueilli la pauvre petite orpheline et l’a adoptée ?

– Il lui a donné son nom et tout ce qu’il possède est à elle. Oh ! Jeanne est bien sa fille, allez !

– Votre parrain, Jacques, est un homme que j’aime déjà avant de l’avoir vu ; je serai heureux un jour de faire sa connaissance. Mais dites-moi, mon ami, quelle raison a-t-il eue de substituer son nom à celui du père de Jeanne.

– Une raison majeure, mon capitaine : les parents de Jeanne sont restés inconnus, malgré toutes les recherches qui ont été faites.

– Ah !

– Maintenant, vous comprenez : Jeanne n’avait pas de nom.

– Oui, oui, je comprends. À quoi a-t-on attribué la mort du père de Mlle Jeanne ?

– À un crime ! mon capitaine.

Celui-ci ne put s’empêcher de tressaillir.

– On a pu se tromper, dit-il.

– Non, non, on ne s’est pas trompé : il a été parfaitement prouvé que le père de Jeanne avait été jeté dans la rivière par deux scélérats.

– Pourquoi ?

– Évidemment parce qu’on avait intérêt à se débarrasser de lui.

– Soit. Mais le motif, Jacques, le motif ?

– On l’a cherché, on ne l’a pas trouvé.

– Et les criminels ?

– Il a été impossible de mettre la main sur eux.

– En vérité, tout cela est bien étrange ! Quoi, aucun papier, rien pour faire connaître le père et la mère de l’enfant ! Aucun indice pouvant mettre la justice sur la trace des misérables assassins !

– Dans cette affaire, mon capitaine, tout est mystérieux.

– Oui, tout, murmura le franc-tireur.

Et il ajouta, se parlant à lui-même :

– Mais, moi, je pénétrerai le mystère, je dissiperai les ténèbres et ferai jaillir, en pleine lumière, tout ce qui est enseveli dans l’ombre !

Après un court silence il reprit :

– Jacques, mon ami, vous paraissez savoir très bien ce qui s’est passé à Blaincourt, ne voulez-vous pas me le raconter ?

– Oh ! très volontiers, mon capitaine. Je dois vous dire, d’abord, que Jeanne ignore tout. Elle sait seulement que sa mère est morte en lui donnant le jour. Vous devez comprendre à quel sentiment son père adoptif a obéi en ne lui faisant aucune révélation qui aurait pu troubler sa tranquillité et lui enlever peut-être pour toujours sa douce et franche gaieté. Du reste, Jacques Vaillant a su si bien cacher le secret de la naissance de Jeanne, que les habitants de Mareille ne se doutent point qu’elle est la fille des deux inconnus, qui reposent l’un près de l’autre dans le cimetière de Blaincourt.

» Malgré l’affection de mon parrain, et je puis le dire, sa grande confiance en moi, moi-même je ne savais rien ; c’est seulement la veille de mon départ de Mareille, après avoir mis la main de Jeanne dans la mienne et nous avoir fiancés, qu’il m’a tout appris.

» Jacques Vaillant se trouvait à Blaincourt lors des événements, et nul ne peut savoir mieux que lui ce qui s’est passé et les suppositions qui ont été faites. Du reste, voici, autant que je vais pouvoir me souvenir, ce que le capitaine Vaillant m’a raconte.

Et Jacques Grandin fit à son auditeur, attentif, ému, captivé, le récit du drame qui, dix-sept ans auparavant, avait si vivement impressionné la population de Blaincourt et des communes voisines.

Il dit comment Jacques Vaillant s’était subitement intéressé, d’une façon extraordinaire, à la jeune femme inconnue, qui parlait une langue étrangère, en la voyant tomber foudroyée devant le cadavre de son mari, que des hommes rapportaient sur une civière.

D’une voix entrecoupée, pleine de larmes, il traça le tableau de la naissance de l’enfant, de la mort de la mère. Il parla ensuite de la démarche faite immédiatement par Jacques Vaillant pour que la petite orpheline lui fût confiée. Il termina en racontant comment l’enquête faite par les magistrats avait découvert que le noyé inconnu n’était point tombé accidentellement dans l’eau, mais qu’il y avait été précipité, au contraire, après avoir été attiré dans un guet-apens, par deux hommes venant probablement de loin, lesquels avaient disparu du pays aussitôt après le crime accompli.

– C’est horrible ! horrible ! prononça le franc-tireur d’une voix creuse, quand Jacques eut cessé de parler.

– Oui, horrible ! répéta le jeune homme. Voilà, continua-t-il, l’épouvantable malheur qui a frappé ma Jeanne bien-aimée au moment de sa naissance. Depuis, grâce à la bonne Catherine et à Jacques Vaillant, elle n’a connu que des jours de joie… Le vieillard descendra à son tour dans la tombe, mais je resterai, moi, pour continuer après lui, jusqu’à mon dernier jour, l’œuvre chère du bonheur de Jeanne !

Le franc-tireur soupira. En dépit des efforts qu’il faisait pour se contenir, ses yeux étaient pleins de larmes.

– Brave et noble garçon, pensait-il, comme il l’aime ! Oh ! non, je ne veux rien lui dire, je dois me taire.

– Vous êtes ému, vous pleurez ! mon capitaine, dit Jacques.

– Ah ! cela ne doit pas vous surprendre, répliqua M. Lagarde. Qui donc pourrait rester insensible en écoutant ce que vous venez de me raconter ? Ah ! Jacques, mon ami, c’est triste, c’est navrant !

– C’est vrai, fit le jeune homme.

Le capitaine essuya ses yeux.

– Ainsi, reprit-il, toutes les recherches ont été inutiles ! Que les assassins aient pu échapper à la justice, on le comprend encore, cela arrive malheureusement trop souvent ; mais ce que je trouve inouï, c’est qu’on ne soit pas parvenu à découvrir le nom du père et de la mère de Mlle Jeanne.

– Je vous l’ai dit, pas de papiers, le linge lui-même non marqué. Cependant, j’ai un espoir.

– Quel espoir ?

– Celui de connaître un jour le nom des parents de Jeanne et de savoir d’où ils venaient.

– Ah ! et comment cela ?

– Vous allez voir, mon capitaine ; il y a quelque chose que je dois vous raconter aussi.

– Quoi ! il y a une chose que vous ne me disiez point ? Je vous en prie, Jacques, ne me cachez rien, dites-moi tout !

– Après que Jacques Vaillant m’eût confié le secret de la naissance de Jeanne, nous déjeunâmes tous les trois dans la jolie petite salle à manger où je me transporte souvent par la pensée. Ensuite je les quittai pour retourner chez mon maître et faire mes petits préparatifs de départ. Sur mon chemin je rencontrai un vieux bonhomme de Blaincourt, un mendiant appelé Monot, à qui on a donné le sobriquet de La Bique.

» Il faut vous dire que le matin, couché derrière la haie du jardin du capitaine Vaillant, le père La Bique avait entendu une conversation que j’avais avec Jeanne.

» – À propos, garçon, me dit-il, on vient de m’apprendre tout à l’heure que vous partez pour sept ans ; à vous voir ainsi léger et gai comme un écureuil, on ne le dirait guère. C’est vraiment drôle et je n’y comprends plus rien. En vous entendant roucouler ce matin avec la belle demoiselle, je vous croyais à la veille du mariage. Et pas du tout, vous êtes soldat et vous partez demain. Je ne vous le cache pas, mon garçon, ça me contrarie un peu.

» – Et pourquoi ? fis-je étonné.

» – Parce que j’avais quelque chose à vous dire au sujet de la demoiselle…

» Vous comprenez, mon capitaine, que ma curiosité fut vivement excitée.

Par un mouvement brusque le franc-tireur s’était rapproché du sous-lieutenant.

– Continuez, mon ami, dit-il d’une voix agitée, continuez.

– Garçon, poursuivit le vieux mendiant, il s’agit d’un secret, mais je ne vous dirai la chose que quand vous serez le mari de la demoiselle.

» Vainement, je le priai, le suppliai de parler.

» – Ce n’est pas mon idée, me répondait-il.

» Il m’interrogea pour savoir si le capitaine Vaillant m’avait appris par suite de quelles douloureuses circonstances Jeanne était devenue sa fille.

» Je lui répondis que mon parrain m’avait raconté dans tous ses détails le drame de Blaincourt.

» Alors il me dit :

» – Le capitaine Jacques Vaillant et les gens de justice ne savent pas tout. Quand vous serez le mari de la belle Jeanne, l’enfant du malheur, comme on l’appelait à Blaincourt, le père La Bique vous dira ce qu’il sait lui : à l’aide de certaines indications que je vous donnerai, vous parviendrez peut-être à savoir le nom du père de Mlle Jeanne et à retrouver sa famille.

– Cet homme vous a dit cela ! exclama le franc-tireur, dont les yeux étincelaient.

– Oui, mon capitaine, mais cela seulement. J’eus beau le prendre de toutes les manières, le prier, le menacer, je ne pus lui arracher rien de plus.

» – Quand vous reviendrez, jeune homme, quand vous reviendrez, me répondit-il.

» Et il me quitta, en me disant :

» – Courage, jeune soldat, bon voyage et bonne chance !

– Voyez-vous, mon capitaine, continua Jacques, je me rappelle les paroles du vieux mendiant comme si ce qu’il m’a dit datait d’hier. Cela prouve qu’elles ont laissé en moi une impression profonde. Pourtant, j’ai pensé d’abord que le père La Bique avait voulu s’amuser un peu à mes dépens ; mais, depuis, j’ai beaucoup réfléchi, et maintenant je suis convaincu que le vieux mendiant de Blaincourt sait réellement quelque chose de plus que ce qui a été découvert par les magistrats.

Le franc-tireur était calme en apparence, mais il y avait une tempête dans son cerveau.

– Oui, Jacques, oui, mon ami, dit-il d’une voix oppressée, cet homme sait quelque chose. Il n’y a pas à en douter, il possède un secret qui lui a été confié ou qu’il a surpris, et ce secret est d’une importance capitale… pour vous, Jacques, pour vous, s’empressa-t-il d’ajouter.

Il resta un moment silencieux et reprit :

– Je vous remercie, mon ami, de votre très intéressante confidence ; merci aussi de m’avoir ouvert votre cœur… Un jour, quand le moment sera venu, je vous ouvrirai aussi le mien ; alors, Jacques, vous saurez qui je suis et vous me connaîtrez comme moi je vous connais maintenant. Nous allons nous séparer, mon ami ; Dieu seul sait quand nous nous reverrons.

– Est-ce que vous quittez Orléans ?

– Demain matin, et j’ignore si j’y reviendrai. Mais soyez tranquille, de loin comme de près je penserai à vous ; je vous ai donné mon affection, avant même de vous bien connaître, je ne vous la retirerai point. D’ailleurs, Jacques, à partir de ce moment, vous marchez à côté de moi vers le but que je veux atteindre.

Tous deux s’étaient levés.

– Jacques, mon enfant ! s’écria le franc-tireur avec une émotion singulière et en ouvrant ses bras, embrassons-nous.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Un instant après, le jeune sous-lieutenant essuyait ses yeux en descendant lentement l’escalier.

Le capitaine des francs-tireurs des bois se promenait à grands pas dans sa chambre. Tout à coup, il s’arrêta, le regard illuminé.

– Prodige du hasard, jeux capricieux de la destinée, merveilleux enchaînement des choses ! s’écria-t-il. Dieu est là, Dieu est dans tout ! C’est lui qui conduit les hommes, qui les guide !… Il y a quelques jours je ne connaissais pas ce jeune homme ; je le rencontre, je le regarde : sa belle figure sympathique, pleine de franchise, son regard loyal, son attitude calme et digne, sa modestie, tout en lui me plaît ; et comme si j’eusse entendu une voix divine me crier : « Je suis la Providence, c’est moi qui mets Jacques Grandin sur ton chemin », je m’intéresse à lui et je sens que cet inconnu peut m’être utile, qu’il doit m’aider !… Ô pressentiment ! tu es donc en nous une mystérieuse révélation !

» Jacques vient ici, je l’interroge et il me répond simplement… Et quand j’ai cherché vainement aux quatre coins de la France, une trace, un atome de clarté, lui, sans se douter que je l’écoute haletant, frémissant, que je suis suspendu à ses lèvres, que chacune de ses paroles résonne au fond de mon cœur comme un bruit d’airain, il parle et m’ouvre une large route à travers l’inconnu, à travers le mystère… Oh ! le brave garçon ! Oh ! le brave enfant !

Il se remit à marcher, puis, au bout d’un instant, il s’arrêta de nouveau et reprit :

– Mais qu’allaient donc faire à Blaincourt, au fond des Vosges, Charles Chevry et sa femme ? Je le saurai… Quant à toi, vieux mendiant de Blaincourt, je te forcerai à parler ; il faudra bien que tu me livres ton secret.

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