À minuit, assis en face l’un de l’autre, ayant les yeux rougis par les larmes, le vieux capitaine et le jeune lieutenant causaient encore.
– Ainsi, dit Jacques Grandin d’une voix brisée, il faut me rendre à l’évidence, c’est Jean Loup, c’est Jean Loup !
– Comme toi, Jacques, je doutais d’abord, répliqua le vieillard ; je ne pouvais pas, je ne voulais pas croire que le sauvage fût capable d’une chose pareille ; mais les lignes tracées d’une main tremblante par la malheureuse enfant étaient sous mes yeux ; on me fit voir aussi, sur le sol, les empreintes des pieds nus. Alors, je fus convaincu comme les autres. Si, après l’avoir pris dans la forêt, j’en eusse débarrassé la contrée en l’envoyant. à Épinal, comme c’était mon intention, cet immense malheur ne serait pas arrivé. Ah ! Jacques, en lui rendant la liberté, vous avez été bien mal inspirés, ma pauvre Catherine et toi.
– C’est vrai !
– Quel être étrange que cet homme ! Il y a en lui, à côté des plus nobles sentiments humains, la passion brutale, tous les instincts de la bête. Il retire de la rivière l’enfant de Blignycourt, qui se noyait ; il sauve Mlle de Simaise d’un horrible danger ; il s’apitoye sur le sort réservé à un agneau et tue un loup ; peu de temps après son crime, ainsi que je te l’ai raconté, il voit un Prussien me frapper et il l’assomme à moitié pour me venger !
– Vous vous souvenez sans doute que, sur la route, le jour de mon départ, il a pris la main de Jeanne et la mienne et les a mises l’une dans l’autre.
– Oui, et la chose m’a même beaucoup surpris.
– Évidemment, il avait deviné que j’aimais Jeanne et qu’elle était ma fiancée. Il savait cela et rien, rien ne l’a arrêté.
– La brute ne raisonne point ; ses instincts seuls la dirigent.
– Et vous dites que depuis quatre jours on cherche vainement à s’emparer de lui ?
– On traque la forêt dans tous les sens, et il y a je ne sais combien de brigades de gendarmes aux alentours de la Bosse grise.
– Il s’est peut-être réfugié d’un autre côté dans les montagnes.
– Ceux qui le cherchent sont certains, paraît-il, qu’il n’a pas quitté la forêt de Mareille. Comme ils l’ont aperçu, le premier jour, au milieu des rochers, ils pensent qu’il se tient caché dans quelque trou invisible de la Bosse grise.
» Comme on veut absolument l’avoir vivant, on craint que, ayant peur d’être pris, il ne sorte plus de son trou et s’y laisse mourir de faim. Ce n’est pas qu’on veuille avoir la satisfaction de le juger et de le condamner ; je sais que l’instruction a déjà conclu à une ordonnance de non-lieu. On veut le garder enfermé dans une prison, essayer de l’instruire et de développer son intelligence. On veut, enfin, que le sauvage soit un merveilleux sujet d’étude pour les savants.
– Le malheureux est capable, en effet, de se laisser mourir de faim, dit Jacques.
– Ah ! cela m’importe peu ! s’écria le vieillard.
– Non, répliqua le jeune homme, il faut qu’il vive pour connaître au moins le remords.
– Jacques, ne parlons plus de lui. D’ailleurs, continua-t-il en se levant, une heure va bientôt sonner, le moment de nous séparer est venu.
Le jeune lieutenant entra dans la chambre que Gertrude lui avait préparée, au rez-de-chaussée, et le vieux capitaine monta dans la sienne.
Le lendemain matin, Gertrude entra dans la chambre du jeune homme, lui apportant les effets d’habillement qu’il avait réclamés la veille.
– Bonjour, Gertrude, dit-il, je vous attendais.
– Ce que j’apporte est en bon état ; j’ai choisi.
– Merci !
– Avez-vous un peu dormi, monsieur Jacques ?
Le jeune homme secoua tristement la tête.
– Je ne dormirai pas de longtemps, fit-il d’un ton douloureux.
Gertrude poussa un soupir et se retira.
Jacques sauta à bas du lit, s’habilla très vite et rejoignit Jacques Vaillant, qui se promenait dans une allée du jardin.
Ils se serrèrent silencieusement la main, puis marchèrent l’un à côté de l’autre, sans se parler. Chacun s’entretenait avec ses douloureuses pensées.
Gertrude les appela. Le chocolat était versé dans les tasses. Quand il eut déjeuné, Jacques se leva et dit :
– Je sors.
– Tu vas chez le fermier ?
– Non.
– Voir tes amis ?
– Non.
– Ah !
– Je vais du côté de la Bosse grise.
– Que veux-tu faire là ?
– Voir.
– Jacques, tu as un projet.
– Je ne sais pas encore.
Il s’en alla.
Quand il arriva au pied de la Bosse grise, il vit qu’elle était investie comme s’il se fût agi d’affamer les défenseurs d’une forteresse. Tout autour des gendarmes en sentinelle, le fusil sur l’épaule ; ils étaient vingt-cinq ou trente, commandés par un sous-lieutenant de gendarmerie.
Jacques Grandin s’approcha de l’officier, qui ne paraissait pas être de bonne humeur.
– Eh bien, monsieur, lui dit-il, espérez-vous être plus heureux aujourd’hui ?
Le gendarme toisa avec une sorte de dédain ce paysan qui se permettait de l’interroger.
– D’abord, qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Je suis de Mareille, monsieur, et je me nomme Jacques Grandin. Comme vous, j’ai l’honneur d’être soldat.
Le sous-lieutenant devint écarlate.
– Quoi ! fit-il, vous êtes monsieur Jacques Grandin, lieutenant de hussards ?
– Oui, monsieur.
– Oh ! mon lieutenant, excusez-moi !
– C’est fait.
Et Jacques lui tendit la main.
– Je suis très contrarié, mon lieutenant, reprit le gendarme ; vraiment je ne sais plus que faire. C’est aujourd’hui le cinquième jour que nous sommes ici pour prendre ce terrible Jean Loup, et rien. Non, nous ne le prendrons pas !
– Peut-être.
– Il faudrait pour cela faire sauter la Bosse.
– Un travail de géants, lequel n’aurait pas, d’ailleurs, le résultat que vous voulez, car il vous est recommandé, m’a-t-on dit, d’amener Jean Loup vivant à Épinal.
– C’est vrai.
– Si vous le permettez, j’essayerai de vous venir en aide.
– Oh ! de grand cœur ; mais comment ?
– D’abord, croyez-vous qu’il est là ?
– Il y est sûrement.
– Sur quoi appuyez-vous cette certitude ?
– À la naissance du jour, deux gendarmes l’ont aperçu.
– À quel endroit ?
– Là, répondit le sous-lieutenant, indiquant de la main une des saillies du rocher.
– En ce cas, il n’y a pas à en douter, il est là. On vous a dit, peut-être, que Jean Loup m’avait pris en grande amitié.
– Oui, mon lieutenant, ce qui ne l’a pas empêché…
– Oh ! je vous en prie !… interrompit Jacques.
Il essuya furtivement deux larmes et reprit :
– Je vais faire une tentative sans avoir grand espoir, je l’avoue, de réussir ; mais enfin… Vous allez, s’il vous plaît, donner à vos gendarmes l’ordre de se retirer ; ils se tiendront à distance, cachés.
L’ordre fut aussitôt donné, transmis et rapidement exécuté.
Alors, par l’escalier naturel que nous connaissons, Jacques Grandin grimpa au flanc du rocher et ne tarda pas à apparaître debout au bord de la plate-forme.
Après avoir promené son regard autour de lui, on l’entendit crier tout à coup, d’une voix sonore :
– Jean Loup ! Jean Loup ! hé, Jean Loup !
Les échos des rochers et de la forêt répétèrent : « Jean Loup, Jean Loup », et tout retomba dans le silence.
Jacques attendit deux ou trois minutes et cria de nouveau :
– Jean Loup ! Jean Loup ! viens donc, mais viens donc !
Cette fois, après le dernier écho, une voix forte, qui sortait des entrailles de la Bosse grise, répondit :
– Jacques ! Jacques !
– Il a reconnu ma voix, murmura le jeune homme.
Et il cria encore :
– Jean Loup ! Jean Loup ! viens, viens !
Un instant après, Jean Loup apparut au-dessous de la plate-forme sortant de l’espèce de tunnel qui conduit à la redoutable crevasse. On put le voir bondir sur les aspérités du rocher et arriver sur la plate-forme, prêt à jeter ses bras autour du cou de son ami. Mais Jacques avait fait, en arrière, un mouvement de répulsion, et, devant son regard sévère, Jean Loup s’arrêta étonné et tout interdit. L’éclair de joie qui illuminait son regard s’éteignit, et, dans ses yeux, Jacques crut voir rouler deux larmes.
– Jacques, prononça tristement Jean Loup.
Le lieutenant avait entrepris une tâche dont le plus facile, seulement, était fait ; il comprit que, s’il laissait Jean Loup s’éloigner de lui, il ne parviendrait plus à le rappeler. Coûte que coûte, il devait faire tout ce qu’il fallait pour livrer le malheureux aux gendarmes.
Alors, surmontant sa répugnance, faisant taire les cris révoltés de son cœur, il tendit sa main à Jean Loup.
Celui-ci ne put retenir un cri de joie ; il se précipita sur la main de son ami, du seul homme qu’il aimait, et la pressa contre ses lèvres. Il avait un sanglot noué dans la gorge.
– Viens, lui dit Jacques, descendons.
Jean Loup se redressa et lança dans toutes les directions un coup d’œil rapide.
Ne voyant plus rien qui fût de nature à l’inquiéter, il suivit Jacques sans défiance.
Au bas de la dernière marche de l’escalier, le lieutenant prit la main de Jean Loup et l’entraîna rapidement à une centaine de mètres plus loin. Ils étaient à une assez grande distance de la Bosse grise, pour que les gendarmes pussent facilement couper la retraite à Jean Loup.
– Jeanne, eau, dit tout à coup le sauvage.
Et, avec ses bras, il fit les mouvements d’une personne qui nage.
Jacques ne comprit pas ce que Jean Loup voulait lui exprimer. Il crut qu’il lui disait : « Jeanne s’est jetée à l’eau et s’est noyée ».
Il sentit en lui comme une agitation de fureur et cria :
– Gendarmes, en avant !
Ceux-ci s’élancèrent aussitôt des endroits où ils s’étaient cachés et marchèrent au pas de course vers le sauvage.
Jean Loup tressaillit : il était entouré. Devant lui, derrière lui, à droite, à gauche, partout des gendarmes.
On s’attendait à une vigoureuse résistance. Point. Au grand étonnement de tous, Jean Loup se laissa saisir sans faire seulement une tentative pour s’échapper.
On aurait dit que, par un admirable sentiment d’affection pour Jacques, il devait – celui-ci le livrant aux gendarmes – se résigner à subir sa destinée.
Mais il regarda son ami avec un étonnement profond et une expression de reproche tellement douloureuse, que Jacques Grandin se sentit troublé jusqu’au fond ce l’âme.
– Mon lieutenant, disait l’officier de gendarmerie, je n’oublierai jamais l’immense service que vous venez de me rendre.
– Emmenez-le, emmenez-le ! s’écria Jacques en proie à une vive agitation.
Et il s’éloigna rapidement.
Tout son être était bouleversé ; il se sentait honteux comme s’il venait de faire une mauvaise action.
Quelques heures plus tard, on savait à Mareille et dans toutes les communes voisines que Jean Loup était pris. On disait :
– C’est grâce au lieutenant Jacques Grandin ; il a trouvé le moyen de faire sortir Jean Loup de l’endroit où il se tenait caché et il l’a mis entre les mains des gendarmes.
– Une belle action de plus à ajouter aux brillants états de service de ce brave jeune homme, dit M. de Violaine à sa fille, comme ils montaient à cheval pour se rendre à Vaucourt chez la baronne de Simaise.
Une belle action !
Jacques Grandin pensait autrement que M. de Violaine.