V Le retour au village

La France, après tant de jours de douleurs, avait enfin repris possession d’elle-même. On commençait à respirer et on entrevoyait l’avenir ayant un aspect moins sombre.

Les Allemands occupaient encore une partie du pays ; mais les fonctionnaires de l’État, dans l’ordre militaire, judiciaire et civil, avaient repris les services de l’administration. Les Allemands n’étaient plus que des hôtes, après avoir été des gouvernants.

Jacques Vaillant avait été emmené à Épinal, puis conduit à Coblentz comme prisonnier de guerre. On lui avait accordé, sans qu’il l’eût sollicitée, la faveur de ne pas être fusillé comme tant d’autres.

On l’oublia un peu dans sa prison. En effet, les soldats français étaient presque tous rentrés en France, que le maire de Mareille était encore à Coblentz. Il se trouva parmi les derniers à qui on rendit la liberté.

À Mareille, on le croyait mort. Inutile de dire que ses concitoyens, à son retour, l’accueillirent avec de grandes démonstrations de joie.

Jacques Vaillant rentra en pleurant dans sa maison, une nouvelle prison pour lui, condamné qu’il était à y vivre seul. Il avait beaucoup vieilli depuis le dernier malheur qui l’avait frappé ; lui qui naguère encore était si robuste et tenait sa belle taille si droite, il commençait à se voûter et à sentir chanceler ses jambes.

Gertrude vint avec empressement se mettre à sa disposition ; il l’embrassa et ils pleurèrent ensemble.

Gertrude lui remit un certain nombre de lettres. Elles étaient toutes de Jacques Grandin.

– Pauvre garçon ! murmura-t-il en soupirant.

Il décacheta les lettres, les rangea par ordre de dates et les lut. Il mit plus de deux heures à faire cette très intéressante lecture ; il est vrai qu’il s’était interrompu souvent pour essuyer ses yeux voilés de larmes.

– Lieutenant et décoré, dit-il d’une voix entrecoupée de sanglots ; et tout cela, c’était pour elle… De son côté, l’honneur, l’avenir brillant ; de celui-ci le déshonneur, le deuil, la ruine ! Voilà la destinée !… Il ne sait rien…

» Ah ! Jacques, Jacques, ne reviens jamais à Mareille ! Il est jeune, lui, il peut se consoler, oublier. Adieu, beaux rêves d’autrefois ! Pour moi, plus rien, je touche à la tombe ! Qu’il reste là-bas, où l’avenir lui sourit ; qu’il poursuive sa carrière, si brillamment commencée !

– Est-ce que vous n’allez pas lui répondre, monsieur ? demanda Gertrude.

– Je lui répondrai certainement.

– Quand, monsieur ?

– Dans quelques jours.

Le lendemain, grâce à Gertrude, qui était fière d’annoncer la grande nouvelle, tout le monde, à Mareille, savait que Jacques Grandin, l’ancien garçon de ferme, était lieutenant de hussards et chevalier de la Légion d’honneur.

La nuit était venue. Jacques Grandin, l’épée au côté, la taille serrée dans son uniforme d’officier de hussards, suivait d’un pas rapide et léger la route qui traverse le plateau rocheux entre Blignycourt et Mareille. Il avait obtenu, assez facilement, d’ailleurs, un congé de deux mois, et dans un instant il allait être à Mareille où, savourant d’avance la joie de surprendre Jacques Vaillant et Jeanne, il n’avait point annoncé son arrivée.

À un endroit de la route il s’arrêta. Ah ! il n’avait pas oublié : c’est à cette place que ses amis lui avaient serré la main, en lui souhaitant bonne chance ; à cette place qu’il avait mis un dernier baiser d’amour sur le front de sa Jeanne adorée !

– Chère Jeanne, chère Jeanne ! murmura-t-il.

Il jeta un regard sur la Bosse grise et eut un souvenir pour Jean Loup.

Il se remit en marche. Bientôt il se trouva en vue du village qui s’allongeait dans la vallée.

Ses yeux s’arrêtèrent sur la maison du vieux capitaine, un peu en avant des autres, et qui apparaissait grisâtre dans l’ombre.

Son cœur battait violemment. Il allait arriver, et cependant, à mesure qu’il avançait, la joie du retour faisait place à l’inquiétude qui l’avait si souvent agité depuis huit mois. Un pli se creusait sur son front et, en dépit de tout, ses pensées devenaient tristes. Il s’adressait de nouveau cette question :

– Pourquoi mes lettres sont-elles restées sans réponse ?

Il s’arrêta devant la porte de la cour, voulant se remettre de son émotion avant de frapper. Un silence profond régnait autour de lui ; il n’entendait aucun bruit dans la maison, mais il voyait la fenêtre éclairée de la salle à manger.

Gertrude restait maintenant près de son maître jusqu’à neuf heures pour lui tenir compagnie ; neuf heures n’étant pas sonnées, elle était encore là.

– Monsieur, disait-elle à Jacques Vaillant, il y a aujourd’hui huit jours que vous êtes revenu et vous n’avez pas encore répondu à votre filleul. Tous les jours vous dites demain, et les jours passent sans que vous écriviez.

Le vieillard laissa échapper un soupir.

– C’est vrai, Gertrude, c’est vrai, fit-il.

– Je sais bien que ça doit vous coûter de lui apprendre le grand malheur ; mais que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, il faut toujours que le pauvre enfant sache la chose.

– Oui, Gertrude, il le faut ; mais vois-tu, je ne peux pas. Chaque fois que je prends la plume, elle me tombe de la main.

– Monsieur, ce soir, vous pourriez peut-être. Voulez-vous essayer ?

– Soit.

En un instant Gertrude eut mis sur la table, devant le vieillard, papier, encre et plume.

Ayant mis d’abord la date en tête de la feuille de papier, le vieux capitaine écrivit :

« Mon cher Jacques. »

À ce moment, celui à qui le vieillard allait écrire, se décida à frapper.

– Allons, fit Gertrude, ne cherchant pas à cacher sa vive contrariété, il faut toujours qu’on soit dérangé ici ; encore un contretemps ; cette pauvre lettre ne sera jamais écrite.

– Qui donc peut venir me voir à cette heure ? dit le vieillard.

– Est-ce qu’on sait ? C’est drôle tout de même, il y a toujours des gens qui ne peuvent pas rester tranquillement chez eux.

– Va ouvrir, Gertrude.

– Oui, monsieur, j’y vais ; mais il peut être sûr, celui-là, que je ne le recevrai pas en lui faisant ma révérence.

Sur ces mots elle sortit, en grommelant des paroles peu flatteuses à l’adresse des importuns. Au bout d’un instant elle rentra dans la salle, effarée, comme une folle.

– Ah ! monsieur, ah ! monsieur, fit-elle, respirant à peine.

– Eh bien ?

– Lui, lui ! balbutia-t-elle.

Et elle laissa échapper les sanglots qui l’étouffaient.

Jacques Vaillant se dressa debout. Aussitôt le lieutenant entra dans la salle.

– Jacques ! exclama le vieillard.

– Mon parrain, mon père ! dit la voix vibrante du jeune homme, en se jetant dans les bras ouverts du vieux capitaine.

– Je venais de prendre la plume pour répondre enfin à tes lettres, dit le vieillard, se remettant peu à peu de son émotion ; mais te voilà, je n’ai plus à t’écrire. Jacques, je te félicite, je suis content de toi ; ah ! je puis te dire tout ce qu’il y a pour toi, dans mon vieux cœur, de sentiments affectueux et d’admiration !… Dans tes lettres, mon ami, tu ne me racontes point ce que tu as fait, mais je devine : tu t’es noblement conduit, comme un brave enfant de la France ! Tu m’en apportes la preuve Jacques : lieutenant, et là, sur ta vaillante poitrine, la croix d’honneur qu’on ne donne qu’aux plus braves !

Le jeune officier était un peu surpris de ne point voir Jeanne près de son père ; mais il n’osait pas encore parler d’elle. Il regardait le vieillard et se disait tristement :

– Comme il est changé, comme il a vieilli !

Au moment où Jacques Vaillant toucha la croix attachée sur sa poitrine, ses yeux tombèrent sur la boutonnière de la redingote du vieillard, où il avait toujours vu le ruban rouge. Il fut tellement étonné. en remarquant l’absence du bout de ruban, qu’il ne put s’empêcher de dire :

– Parrain, pourquoi donc n’avez-vous pas aujourd’hui votre décoration ?

Jacques Vaillant tressaillit. Puis secouant tristement la tête :

– Je ne la porte plus, répondit-il.

– Vous ne la portez plus ? s’écria le jeune homme ahuri, pourquoi ?

– Il faut que tu le saches, Jacques ; tu le sauras dans un instant, répondit le vieux capitaine.

Il se tourna vers sa domestique.

– Gertrude, lui dit-il, monte dans ma chambre ; tu sais où j’ai placé la copie de la lettre, tu me l’apporteras.

Gertrude sortit aussitôt.

Le vieillard se laissa tomber lourdement sur son siège. Devant lui, le jeune homme resta debout, immobile, silencieux, haletant, sentant son cœur serré comme dans une main de fer. Il comprenait qu’une révélation épouvantable allait lui être faite, que la foudre grondait au-dessus de sa tête, prête à éclater.

Gertrude reparut, apportant la copie de la lettre de Jeanne, pliée en quatre et précieusement conservée dans une enveloppe.

– Donne à Jacques, dit le vieillard.

D’une main fiévreuse, le jeune homme tira le papier de l’enveloppe, le déplia et lut.

Il poussa un cri rauque et chancela comme un homme ivre. Heureusement, il rencontra la table, qui lui servit d’appui ; il ne tomba point. Tous ses membres tremblaient ; il était devenu blanc comme un suaire ; il avait les traits contractés, les cheveux hérissés, le regard fixe d’un fou.

Quand le vieillard s’aperçut que le jeune homme commençait à ressaisir sa pensée, à reprendre ses forces, jugeant qu’il pouvait l’entendre, il lui dit :

– Jacques, ces lignes que tu viens de lire t’ont tout appris ; ce n’est que la copie de la lettre d’adieu que la pauvre Jeanne m’a laissée, la lettre véritable est entre les mains de la justice. Dans un autre moment, je te raconterai tout ce qui s’est passé.

» Jacques, le malheur épouvantable qui nous a frappés tous les deux ne m’a pas tué tout à fait, moi qui suis un vieillard ; tu es jeune, toi, mon ami, et tu as d’autres espérances ; tu résisteras mieux ; il faut te raidir pour ne point te laisser écraser, il faut te résigner. Si les jours de joie sont rares, les jours de douleur sont nombreux. Hélas, voilà la vie !

– Morte ! morte ! je ne la verrai plus ! dit le jeune officier d’une voix étranglée.

Il laissa échapper un sanglot, s’affaissa sur un siège et, voilant son visage de ses mains, il versa des larmes abondantes.

C’était un désespoir sombre, une douleur aiguë d’autant plus effrayants qu’il n’y avait pas d’explosion bruyante.

Jacques Vaillant le laissa pleurer.

Quand il se fut un peu calmé, il releva lentement la tête et regarda le vieillard avec une indicible expression de douleur.

– Jacques, reprit le vieux capitaine, comprends-tu, maintenant, pourquoi je ne porte plus ma décoration ? Après la mort de ma pauvre Jeanne, monstrueusement déshonorée, j’ai enlevé pour toujours de ma boutonnière le ruban rouge, signe de l’honneur !

Le jeune homme tressaillit et se dressa debout, comme poussé par un ressort.

– Oh ! oui ! je comprends, dit-il d’une voix creuse.

Par un mouvement fébrile il arracha sa croix.

– C’est à Jeanne que je l’apportais, prononça-t-il sourdement, en souvenir de Jeanne je la conserverai ; mais on ne la verra plus sur ma poitrine. Mon père, mon père, comme vous je veux porter éternellement le deuil de la mort de ma fiancée, le deuil de son honneur !

» Gertrude, continua-t-il, s’adressant à la femme de ménage, j’ai laissé des effets à la ferme, dans une armoire ; vous me les apporterez ici demain, n’est-ce pas ? je veux reprendre mes habits de garçon de ferme ; je ne veux pas qu’on me voie dans le village autrement habillé.

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