XVII L’AMI DES MALHEUREUX

Derrière le visiteur, qu’il venait d’introduire dans le salon, le domestique referma la porte.

M. Lagarde était très élégamment vêtu et tenait son chapeau à la main. Il s’inclina respectueusement devant la baronne, puis ils restèrent un instant immobiles, silencieux en face l’un de l’autre, se regardant.

Il y avait dans le regard du visiteur un mélange de curiosité et de compassion ; celui de Mme de Simaise était étonné et révélait une vague inquiétude.

La belle figure sympathique de l’étranger et son grand air de distinction rassurèrent un peu la baronne, tout en augmentant encore son étonnement.

– Veuillez vous asseoir, monsieur, dit-elle, montrant un fauteuil au visiteur, et en s’asseyant elle-même.

M. Lagarde posa son chapeau sur le guéridon et prit place dans le fauteuil.

– Je vous écoute, monsieur, reprit la baronne ; vous venez me trouver au sujet d’une affaire très importante, m’a-t-on dit ?

– D’une importance capitale, madame la baronne, vous en serez convaincue quand je vous aurai dit de quoi il s’agit.

– Est-ce que cette affaire intéresse quelqu’un des miens ? demanda la baronne dont la voix trembla légèrement.

– Vous et les vôtres, madame, plus ou moins directement.

– Parlez donc, monsieur, je suis prête à vous entendre.

– Je comprends votre impatience, madame la baronne, cependant, avant de vous faire connaître le but de ma visite, avant de vous dire ce que je réclame de vous, j’ai besoin de certains renseignements que vous seuls pouvez me donner. Si vous le voulez bien, madame la baronne, nous ferons ensemble une excursion dans votre vie privée.

Mme de Simaise fit un bond sur son siège et le rouge monta à son front.

– En vérité, monsieur, s’écria-t-elle avec calme et dignité, je me demande si j’ai bien entendu !

– Oui, madame la baronne, vous avez bien entendu ; mais, je vous en prie, ne soyez ni offensée, ni effrayée ; j’aurai tout à l’heure quelques explications à vous donner ; avant je désire savoir si vous pourrez me comprendre.

– Tout cela est fort bien, monsieur ; mais vous vous arrogez un droit que je ne puis vous reconnaître ; vous vous présentez chez moi un peu trop comme un juge d’instruction, me menaçant d’un interrogatoire. Enfin, monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

– Il est vrai que madame la baronne de Simaise me voit aujourd’hui pour la première fois ; le serviteur qui m’a annoncé a dû dire mon nom, je me nomme Lagarde.

– J’ai beau chercher dans mes plus anciens souvenirs, monsieur, votre nom m’est inconnu.

– Si j’avais besoin de références, madame la baronne, je pourrais invoquer le nom du vieux capitaine Jacques Vaillant, de Mareille, qui me connaît, et celui de son filleul, Jacques Grandin, lieutenant de hussards, qui est mon ami.

– Jacques Vaillant et Jacques Grandin sont estimés entre tous, monsieur, dit Mme de Simaise.

– Maintenant, fit M. Lagarde en souriant, madame la baronne me permet-elle de jouer mon rôle de juge d’instruction ?

– Quoi, monsieur, vous avez la prétention !

– De connaître au moins un de vos secrets ? Oui, madame la baronne.

– Mais qui êtes-vous donc, monsieur, pour oser me parler ainsi ?

M. Lagarde se dressa debout.

– Madame, répondit-il d’une voix lente et grave, je suis l’ennemi des méchants, des infâmes ! je suis l’ami des bons, le protecteur, le défenseur des malheureux, et le vengeur des victimes !

La baronne tressaillit et devint affreusement pâle.

– Interrogez-moi, monsieur, je répondrai, dit-elle d’une voix défaillante.

– Merci, dit M. Lagarde en se rasseyant. Vous avez compris, madame la baronne, que, étant vous-même une femme malheureuse, je suis nécessairement votre ami, et il faut bien que cela soit, puisque vous me voyez ici, devant vous.

» Ce n’est pas l’histoire de votre vie, le récit de vos souffrances imméritées, que je vais exiger de vous ; cela, madame la baronne, je le connais. Je sais quelles blessures profondes ont été faites à votre dignité, à votre honneur par un époux indigne.

La baronne baissa la tête. M. Lagarde continua :

– Le baron de Simaise n’a respecté en vous ni l’épouse, ni la mère ; il vous a abreuvée de toutes les amertumes ; par lui vous avez connu tous les chagrins, toutes les douleurs. Vous êtes malheureuse parmi les plus malheureuses, madame, et, croyez-le, je vous plains sincèrement, de tout mon cœur. Je sais comment vous avez été noblement élevée, ici même, à Vaucourt, par des parents qui vous adoraient ; je sais comment, devenue orpheline, vous avez épousé le baron de Simaise, un peu pressée, peut-être, par la volonté d’un tuteur peu clairvoyant, pour ne pas dire aveugle.

» Votre jeunesse, votre beauté, votre esprit et toutes vos autres qualités n’ont été pour votre mari que ce que sont des jouets dans les mains d’un enfant capricieux et volontaire. Vite fatigué, à la sollicitude, aux petits soins, aux adulations, aux semblants d’affection sincère des premiers jours ont succédé la froideur, l’indifférence, le dédain, et monsieur le baron est retourné à ses anciennes habitudes et s’est livré plus que jamais à de honteux excès.

» Bref, votre situation étant devenue intolérable, vous avez quitté votre mari, avec son consentement, sans doute – et toujours jeune et belle, renonçant entièrement au monde, vous êtes venue vous réfugier à Vaucourt avec l’un de vos deux enfants, votre fille Henriette.

» Depuis – il y a de cela plus de dix-sept ans – vous n’avez pas revu M. de Simaise, vous n’êtes pas allée une seule fois à Paris où, cependant, il vous reste encore quelques amis, qui ne vous ont pas oubliée.

» Je sais également quelle est votre existence depuis que vous êtes revenue à Vaucourt ; il suffit d’interroger le premier paysan qu’on rencontre pour savoir le bien que vous faites autour de vous. Venir en aide aux malheureux est de tradition dans votre famille. Votre charité est inépuisable comme votre bonté. Henriette de Simaise est la digne fille de sa mère : elle marche sur vos traces. Vous êtes les deux fées bienfaitrices de la contrée.

» Comme vous le voyez, madame la baronne, je suis assez bien instruit.

– C’est vrai, monsieur, aussi n’ai-je plus rien à vous apprendre.

– Peut-être, madame la baronne : je me permettrai tout à l’heure de vous poser une question délicate ; mais, auparavant, si vous le voulez bien, nous parlerons de M. Raoul de Simaise.

– De mon fils ? Qu’avez-vous donc à me dire de lui, monsieur ?

– Vous le voyez rarement et il n’a point pour vous le respect, l’affection et la tendresse qu’il vous doit…

– Mais, monsieur, fit Mme de Simaise essayant de protester.

– Vous voulez le défendre, c’est le droit respectable d’une mère ; mais si indulgente que soit une mère pour les défauts de ses enfants, si ingénieuse qu’elle soit à se les cacher à elle-même, vous ne vous êtes pas fait illusion au sujet de Raoul de Simaise. De ce côté-là aussi vous souffrez. Il est impossible, d’ailleurs, que vous ignoriez complètement ce que votre fils fait à Paris.

– Je sais, en effet, monsieur, répondit la baronne avec des larmes dans les yeux, que la conduite de Raoul, dans ces dernières années, n’a pas été exempte de reproches. Sans doute, le sachant mal entouré, mal conseillé, je me suis inquiétée, alarmée et j’ai souffert ; mais, comme vous le dites, monsieur, une mère est indulgente, elle ne se hâte point de désespérer. Aussi ai-je toujours conservé l’espoir que Raoul changerait, qu’il reviendrait à des sentiments meilleurs.

» Eh bien, monsieur, je ne m’étais pas trompée, j’ai eu raison d’espérer : aujourd’hui, Raoul n’est plus ce qu’il était il y a un an encore, un changement radical s’est opéré en lui.

– Ah !

– Il est ici depuis quatre jours, et c’est avec bonheur que j’ai remarqué qu’il n’est plus le même. Une mère ne se trompe pas, ne peut pas se tromper, monsieur, quand son cœur affirme l’exactitude de son jugement. Ah ! si mon fils n’a pas toujours été aussi respectueux et affectionné que je l’aurais voulu, la vive tendresse qu’il me témoigne maintenant m’a déjà fait oublier les inquiétudes qu’il m’a données, les larmes que j’ai versées pour lui.

» Son existence passée lui fait horreur et il a honte de son oisiveté ; il veut travailler, se rendre utile, devenir un homme, enfin. Tenez, en ce moment, il est à Haréville, chez un de nos vieux amis, M. de Violaine. Il lui fait part de ses projets, et, comme M. de Violaine a beaucoup d’amis, de nombreuses relations, il le prie de l’aider à lui trouver une position convenable, surtout en vue de l’avenir.

– J’apprends cela avec plaisir, madame la baronne, j’en suis heureux pour vous et votre fils.

– Oui, je suis rassurée maintenant au sujet de Raoul ; mais, hélas ! le bonheur est pour moi le fruit défendu ; il faut que je subisse successivement les plus cruelles épreuves ; une nouvelle douleur m’est réservée !

– Que voulez-vous dire ?

– Quand vous êtes entré ici, vous avez peut-être remarqué mon agitation et sur mon visage des traces de larmes mal essuyées. Je venais d’avoir avec ma fille une conversation pénible et j’étais, et je suis encore, sous le coup d’une émotion terrible.

– Causée par Mlle de Simaise ?

– Oui, monsieur.

– Puis-je savoir ?

– À vous, monsieur, qui connaissez si bien tout ce qui me concerne, je sens que je ne dois rien cacher ; n’ai-je pas pris, d’ailleurs, l’engagement de répondre à vos questions ? Et puis, ce que je refuserais de vous dire aujourd’hui, vous l’apprendriez dans quelques jours. Eh bien, monsieur, tout à l’heure, quand vous vous êtes fait annoncer, Henriette venait de me déclarer qu’elle avait l’intention de me quitter pour se retirer dans un cloître.

– Oh ! oh ! fit M. Lagarde.

– Oui, continua la baronne, laissant couler ses larmes, Henriette veut abandonner sa mère pour aller ensevelir sa jeunesse entre les sombres murailles d’une maison religieuse !

Elle poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans ses mains.

– Pauvre femme ! pauvre mère ! murmura M. Lagarde.

Après un moment de silence, il reprit :

– Mlle de Simaise a-t-elle fait connaître à sa mère le motif de sa grave détermination ?

– Non, monsieur, non ; elle n’a point voulu répondre à mes questions ; mais, à certaines paroles qui lui sont échappées, j’ai deviné.

– Vous avez deviné ?

– Que ma fille aime, que son amour est sans espoir, qu’elle en est honteuse, peut-être même épouvantée !… Voilà pourquoi, j’en suis convaincue, la malheureuse enfant veut renoncer au monde, à l’avenir, à tout !

– Vous avez bien deviné, madame la baronne ; mais je me hâte de vous rassurer : Mlle Henriette de Simaise n’ira pas s’enfermer dans un cloître : elle renoncera à son projet, c’est moi qui vous le promets. Soupçonnez-vous quel est le jeune homme qui a su se faire aimer de Mlle de Simaise ?

– Non, monsieur.

– En cherchant bien vous trouveriez certainement ; mais je ne veux point vous donner cette peine. Celui qui est aimé de votre fille aime ardemment aussi Mlle Henriette de Simaise ; malheureusement il ne se trouve point, quant à présent, dans des conditions ordinaires. Ce jeune homme, madame la baronne, vous le connaissez, vous l’avez vu.

– Je le connais ?

– Oui. Il se nomme Jean Loup !

– Jean Loup ! exclama Mme de Simaise en faisant un soubresaut sur son siège. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! je comprends enfin !… Ma pauvre fille, ma pauvre enfant ! Quel malheur épouvantable ! C’est horrible !…

– Calmez-vous, madame la baronne, et permettez-moi de vous dire que vous exagérez beaucoup le mal.

– Jean Loup, Jean Loup ! répliqua Mme de Simaise en proie à une agitation fébrile ; Jean Loup, un sauvage, un misérable, un être dégradé… Mais, monsieur, le bonheur de ma fille est à jamais détruit ; c’est épouvantable, vous dis-je… Ah ! la malheureuse, la malheureuse enfant !

– Laissez-moi vous dire une fois encore, madame la baronne, que les choses ne m’apparaissent point sous des couleurs aussi sombres que vous les voyez. Attendez avant de juger. Sans doute, Jean Loup est un sauvage, un être déshérité, et au premier abord on se révolte contre cette idée qu’une jeune fille bien élevée, charmante et distinguée comme Mlle de Simaise, puisse aimer un pareil homme. Mais ce sauvage se civilisera, et ni vous ni moi, madame la baronne, ne pouvons dire aujourd’hui ce qu’il y a sous sa rude enveloppe. Donc, je vous le répète, avant de juger l’homme et les choses, attendez. Ce que vous considérez en ce moment comme un effroyable malheur peut se transformer pour vous, bientôt peut-être, en une chose heureuse.

Mme de Simaise secoua tristement la tête.

– Tenez, poursuivit M. Lagarde, le moment est venu de vous faire connaître le but de ma visite. Il s’agit de Jean Loup.

La baronne eut un mouvement de surprise.

– Ne soyez pas étonnée, continua M. Lagarde ; vous ne tarderez pas à savoir pourquoi je m’intéresse à ce malheureux. Vous savez – je vous l’ai dit – que je suis l’ami des malheureux. Je suis le protecteur et le défenseur de Jean Loup malheureux, et en même temps son vengeur, car il est une victime !

» Jean Loup a été arrêté et emprisonné, bien qu’il soit innocent du crime dont on l’accuse.

Nouveau mouvement de la baronne.

– Oui, madame, innocent, reprit M. Lagarde, en appuyant sur les mots, et cela sera prouvé le moment venu. Je poursuis : Protecteur, défenseur et vengeur de Jean Loup, j’ai résolu de le rendre à la société, non pas tel qu’il était, tel qu’il est encore aujourd’hui, mais transformé. Je veux que le sauvage disparaisse, je veux enfin, dans un espace de temps aussi court que possible, faire l’éducation complète de Jean Loup afin qu’il puisse paraître dans le monde avec le nom que j’ai à lui donner, un nom qui lui appartient !

– C’est une œuvre méritoire que vous voulez accomplir, monsieur.

– Je le crois, madame la baronne ; mais il y a des difficultés sérieuses à surmonter. La première, la plus grande, est de vaincre la sauvagerie de Jean Loup, d’avoir raison de sa volonté afin de le rendre soumis et docile. J’ai cherché le moyen d’obtenir cela, madame la baronne, je l’ai cherché et je l’ai trouvé. Pour m’aider dans mon œuvre, pour que je réussisse sûrement, j’ai compté, je compte sur la collaboration de deux personnes : la première est madame la baronne de Simaise.

– Moi, monsieur ?

– Oui, madame, vous et mademoiselle votre fille.

– Je ne comprends pas bien, monsieur ; que pouvons-nous faire, ma fille et moi, pour vous aider ?

– Oh ! rien de bien difficile, madame la baronne ; vous et Mlle de Simaise quitterez le château de Vaucourt et irez habiter à Épinal dans une maison que j’ai louée et fait meubler et où, depuis hier, Jean Loup est déjà installé.

– Quoi, monsieur ! s’écria la baronne stupéfiée, vous avez pu espérer un instant que ma fille et moi…

– Je vous arrête, madame, pour vous empêcher de prononcer des paroles que vous pourriez regretter. Non seulement j’ai espéré que madame la baronne de Simaise ne me refuserait pas son précieux concours ; mais, vous connaissant, madame, je suis sûr de votre consentement.

– Oh ! fit la baronne, regardant son terrible interlocuteur avec effarement.

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