La sœur exerçait-elle réellement une influence salutaire sur le frère ? Henriette avait lieu de le croire, car il s’était opéré chez Raoul un changement subit. Il ne quittait pas sa mère, près de laquelle il se montrait respectueux, attentif, prévenant, affectueux.
La baronne était ravie.
– C’est la guerre, pensait-elle, qui a agi ainsi sur le caractère léger de mon fils ; Raoul a été touché au cœur par les malheurs immérités de la France. L’étourdi, le fou d’autrefois s’est amendé ; il est maintenant sérieux, réfléchi, plus digne. Allons, l’espoir me revient : Raoul ne marchera pas sur les traces de son père.
Et l’excellente mère, à qui il fallait si peu pour beaucoup de joie, ajoutait :
– En vérité, je ne comprends pas Henriette ; pourquoi, quand son frère nous revient complètement changé sous tous les rapports, se montre-t-elle avec lui si réservée, si froide ? Ils sont contraints, gênés, quand ils sont en face l’un de l’autre. Évidemment, c’est la faute d’Henriette, qui a presque repoussé son frère quand il est arrivé. Qu’a-t-elle donc ? Ah ! elle aussi est bien changée depuis quelques mois. Elle n’a plus cette gaieté charmante qui égayait le silence de notre solitude ; elle est souvent triste, songeuse ; son sourire est forcé ; on dirait qu’il y a en elle une souffrance secrète qu’elle s’étudie à me cacher.
Et la baronne, qui n’avait plus autre chose à désirer au monde que le bonheur de ses deux enfants, devenait pensive.
Raoul paraissait bien un peu triste, mais il n’avait point cet air ennuyé qu’il apportait au château à chacune de ses précédentes visites. Il était à Vaucourt depuis quatre jours et il n’avait pas encore manifesté l’intention de faire une promenade au dehors.
Ce fut sa mère qui, après le déjeuner, lui conseilla de monter à cheval pour aller faire une visite à M. et Mme de Violaine. Tous deux seraient certainement enchantés de le voir.
– M. de Violaine, chère mère, m’a toujours témoigné de l’amitié, répondit Raoul, j’irai chez lui avec plaisir. Du reste, je désire lui parler de moi.
– De toi ?
– Oui, chère mère, et lui demander en même temps un service.
– Ah !
– M. de Violaine a de grandes relations.
– Plusieurs amis intimes parmi les députés les plus influents.
– Il faut que je fasse quelque chose, ma mère ; je prierai M. de Violaine de m’aider à me trouver une position en rapport avec mes aptitudes.
– Bien, Raoul, bien, dit Mme de Simaise en embrassant le jeune homme avec émotion. Va, mon ami, continua-t-elle, va causer avec M. de Violaine de tes projets d’avenir.
Raoul partit. Mme de Simaise rejoignit sa fille, qui était restée seule dans le salon. Henriette était rêveuse. La baronne s’assit en face de sa fille et l’enveloppa de son regard plein de tendresse.
– Henriette, demanda au bout d’un instant Mme de Simaise, comment trouves-tu ton frère ?
– Mieux pour vous, chère mère.
– N’est-il pas affectueux pour toi aussi, Henriette ?
– Si, ma mère.
– Raoul n’est plus du tout le même : aussi je n’ai pas besoin de te dire toute la joie que j’en éprouve : je sens se dissiper toutes mes inquiétudes à son sujet et je commence à être rassurée sur son avenir. Il a pris une résolution dont je suis ravie : il a honte de son oisiveté ; il veut travailler, se rendre utile. C’est bien, cela, c’est très bien. C’est le désœuvrement qui perd la plupart des jeunes gens. Raoul, occupé, n’aura plus de mauvaises fréquentations, ne fera plus de folies. Il n’est pas méchant, je le constate avec bonheur ; il n’était que léger. Il a subi les entraînements de la jeunesse ; ce sont les conseils sages et une bonne direction qui lui ont manqué. Aujourd’hui, il s’aperçoit qu’il marchait sur une route dangereuse, semée de périls, et il retourne en arrière. Enfin, Henriette, si je suis contente de Raoul, tu dois être, toi aussi, satisfaite de ton frère.
– Certainement, chère mère.
– Cependant, tu es pour lui d’une froideur… Tu lui parles à peine et je m’aperçois qu’il est gêné avec toi ; il n’ose pas t’adresser la parole et il y a dans ton regard quelque chose qui semble paralyser les élans de tendresse de ton frère. On dirait que tu lui gardes rancune ; voyons, dis, est-ce qu’il t’a fait quelque chose ?
– Rien, ma mère.
– Alors, Henriette, permets-moi de te dire que je ne comprends rien à ta manière d’agir envers Raoul ; lui-même, le pauvre garçon, ne sait que penser, et cela le rend inquiet, triste… Je veux bien qu’il soit devenu plus réfléchi, plus grave ; mais l’on peut être sérieux sans perdre entièrement sa gaieté.
Des larmes, qu’elle ne put retenir, jaillirent des yeux de la jeune fille.
– Encore des larmes ! s’écria Mme de Simaise. Henriette, ma fille, mon enfant chérie ! Qu’as-tu, mais qu’as-tu donc ?
Les larmes de la jeune fille coulèrent plus abondamment.
– Ah ! j’en suis sûre maintenant, continua la mère d’un ton douloureux, tu me caches quelque chose, et cela depuis longtemps. Il y a en toi une douleur, une souffrance secrète…
Elle s’approcha vivement d’Henriette, l’entoura de ses bras et poursuivit d’une voix câline :
– Est-ce que tu n’aimes plus la mère, dis ? Si tu l’aimes toujours, pourquoi n’as-tu plus de confiance en elle ? Il n’y a pas encore bien longtemps de cela, tu me disais tous tes petits secrets, la fille n’avait rien de caché pour sa mère… Henriette, ma bien-aimée, dis-moi la cause de tes larmes afin que je puisse les essuyer comme autrefois, tu sais, quand tu étais toute petite !… Tu souffres, je le vois, je le sens… Parle, mon enfant, parle ; je t’en conjure, fais-moi connaître le motif de ton chagrin. À qui donc confieras-tu ta peine, si ce n’est à ta bonne mère ? N’est-ce donc pas dans mon cœur seulement que tu peux verser tes douleurs ?
La jeune fille se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains et, d’une voix faible, presque craintive :
– Ma mère chérie, dit-elle, je désire vous quitter.
Mme de Simaise se redressa, frappée de stupeur.
– Me quitter ! exclama-t-elle, tu veux me quitter !
– Il le faut.
– Henriette, où donc veux-tu aller ?
– Au couvent.
La mère tressaillit et devint affreusement pâle.
– Au couvent ! s’écria-t-elle éperdue, au couvent, toi, Henriette de Simaise !
– Oui, ma mère. J’ai beaucoup réfléchi depuis quelque temps et j’ai senti que je devais me faire religieuse. Je vous en prie, ma bonne mère, ma mère chérie, permettez-moi de partir, laissez-moi consacrer ma vie à Dieu.
La baronne resta un instant immobile, sans voix, les bras ballants. Elle était atterrée.
– Ma mère, ma bonne mère, je vous en prie ! ajouta la jeune fille d’une voix défaillante.
– Henriette, Henriette ! s’écria la baronne de Simaise, vous n’aimez plus votre mère !
– Oh ! ma mère ! ma mère ! gémit la jeune fille.
Un sanglot lui coupa la voix.
– Mais quelle chose affreuse, épouvantable s’est donc passée ici ! reprit la baronne avec une sorte de fureur ; quel horrible démon s’est donc introduit dans ma maison ! Ma fille veut m’abandonner, ma fille n’aime plus sa mère !
Elle resta un instant silencieuse, haletante, les yeux hagards fixés sur sa fille, toujours agenouillée.
– Henriette, Henriette ! reprit-elle avec véhémence, tu me dois une explication ; il faut que ta mère connaisse la raison qui te fait prendre une pareille détermination.
– Au nom de Dieu, ma mère, ne m’interrogez pas ! s’écria la jeune fille.
Ella se cacha la figure dans ses mains.
Mme de Simaise, bouleversée, sentit un frisson courir dans tous ses membres.
– Malheureuse enfant ! exclama-t-elle ; mais tu ne vois donc pas qu’en refusant de répondre tu me permets de supposer les choses les plus épouvantables ?
Henriette poussa un gémissement. Par un mouvement brusque, fiévreux, sa mère lui écarta les mains et l’obligea à relever la tête.
– Allons, dit-elle, regarde-moi en face, bien en face, tes yeux dans les miens.
– Oh ! maman, maman, fit Henriette avec un accent douloureux, douterais-tu de ta fille !
– Non, non, répondit vivement Mme de Simaise ; comme autrefois je lis dans tes yeux, et ton regard reflète toujours la pureté de ton âme ! Mais pourquoi ne veux-tu pas répondre à ta mère ?
Henriette resta silencieuse.
– Et tu crois, reprit la baronne, que je vais consentir à me séparer de toi ?
– Maman, répliqua la jeune fille, pour ma tranquillité, mon bonheur, cette séparation, si cruelle qu’elle soit, est nécessaire.
– Pour sa tranquillité, pour son bonheur, murmura Mme de Simaise.
– Oui, ma mère.
– Ah ! ingrate, ingrate !
– Mais vous savez bien que je vous aime !
– Tu parles de ton bonheur, et le mien, Henriette, le mien ! Ah ! ma fille, ma fille, vous avez une singulière manière d’aimer votre mère !… Mais non, mais non, c’est impossible ce que tu veux faire, c’est de l’exaltation, un accès de fanatisme d’enfant malade !
– Ma mère chérie, écoutez-moi : à vous, qui m’avez tant aimée, je ne veux point mentir : ce n’est pas par vocation que je veux entrer dans la vie religieuse ; mais j’ai besoin de prier, de m’exiler du monde. Croyez-moi, ma mère, je ne puis être heureuse, je ne puis vivre qu’en me consacrant à Dieu, en me donnant tout entière aux pratiques de la religion.
– Et c’est là seulement que tu vois ton devoir ! Après avoir été la plus malheureuse des épouses, tu veux que je sois la plus malheureuse des mères ! Pour toi, j’ai fait sans faiblesse tous les sacrifices, et voilà ma récompense !… Ma vie était brisée, devant ton berceau j’ai puisé la force de l’abnégation et du dévouement ; n’ayant plus rien à espérer pour moi, j’espérai pour toi ; j’avais à remplir une tâche nouvelle : travailler à l’œuvre de ton bonheur. Tu sais comment je t’ai élevée, tu sais si je t’ai donné toute la tendresse que peut contenir le cœur d’une mère… Et à côté de tant de plaies saignantes faites à mon cœur, c’est toi, ma fille, l’enfant de mon âme, ma dernière espérance, c’est toi qui ouvres, dans mon cœur déchiré, une nouvelle plaie plus terrible encore que toutes les autres !… Ton frère ne m’appartient pas, tu le sais bien ; je n’ai que toi, que toi… Et tu veux m’abandonner ! Ah ! autant vaudrait me dire : Je n’ai plus besoin de toi ; va, pauvre femme, tu peux mourir !
– Oh ! fit la jeune fille en se courbant jusqu’à terre.
– Ah ! continua Mme de Simaise d’une voix oppressée, je croyais trouver plus de reconnaissance dans le cœur de mon enfant ! C’est mal, ce que vous voulez faire, Henriette, oui, c’est bien mal !
Et la pauvre mère éclata en sanglots.
Henriette se traîna sur ses genoux jusqu’à la baronne, lui prit les mains et les couvrit de larmes et de baisers. Après un moment de douloureux silence, Mme de Simaise reprit d’une voix lente et grave :
– Henriette, que te manque-t-il donc ici ? Que peux-tu avoir à désirer ?
– Mais rien, ma mère chérie, rien !
– Henriette, presque toujours, quand une jeune fille de notre monde, belle comme toi, se retire dans un cloître, c’est qu’elle a l’âme désespérée.
La jeune fille tressaillit.
– Henriette, poursuivit la baronne, souvent aussi quand une jeune fille belle et tendrement aimée de sa mère comme tu l’es, songe à s’enfermer entre les murs sombres d’un cloître, c’est qu’il y a dans son cœur une blessure inguérissable, un amour malheureux, sans espoir !
– Ma mère ! exclama la jeune fille.
– Si tu aimes, Henriette, pourquoi ne le dirais-tu pas à ta mère ? Quand je pense à ton bonheur, à ton avenir, est-ce que tu crois que je ne te vois pas la jeune femme radieuse et aimée d’un bon et loyal jeune homme, à qui tu auras donné ton cœur ? Est-ce que je ne te vois pas mère à ton tour, penchée, les yeux irradiés, ravie, sur le berceau d’un enfant rose endormi ?
» Henriette, mon enfant, si tu aimes, dis-le moi. Mais je suis prête à lui ouvrir mes bras, à celui que tu aimeras !… Il est pauvre, peut-être, d’une famille obscure… Eh, qu’importe ! Ce n’est pas dans les salons dorés qu’on rencontre les hommes les meilleurs ; on peut en trouver de bons sous le toit d’une chaumière !… Henriette, je ne suis pas de ces femmes qui considèrent la pauvreté comme un vice ; tu as le droit de choisir ton fiancé ; la moitié de ce que je possède t’appartient.
– Je n’aime pas, ma mère, je n’aime pas ! s’écria la jeune fille d’une voix désespérée.
– Ah ! ton accent donne un démenti à tes paroles.
– Je ne veux pas aimer, ma mère, je ne veux pas aimer ! Le cloître, le cloître !
La malheureuse enfant se tordait convulsivement les bras.
À ce moment, on frappa à la porte du salon.
Henriette se releva vivement.
La baronne passa rapidement son mouchoir sur sa figure et alla ouvrir elle-même la porte, donnant ainsi à sa fille le temps de se remettre.
– Madame la baronne, dit le domestique, c’est un monsieur, un étranger, qui demande à parler à madame la baronne.
– Mais…
– Il s’agit, m’a-t-il dit, d’une affaire très importante.
– Ce monsieur a-t-il dit son nom ?
– Il se nomme M. Lagarde.
– Ce nom m’est tout à fait inconnu.
– Chère mère, dit Henriette, je vous laisse recevoir cette personne ; je monte dans ma chambre.
La mère jeta sur sa fille un regard brûlant de tendresse et lui dit :
– Va, mon enfant ; ce soir ou demain matin nous causerons encore.
Henriette sortit.
– Faites entrer M. Lagarde, dit la baronne au domestique.