XXXIII L’UN VAUT L’AUTRE

– Quel homme, quel homme ! pensait le baron.

Et les yeux écarquillés, la bouche ouverte, ahuri, il le contemplait, en extase, ébloui comme devant une lumière trop éclatante.

Il lui semblait que ce petit homme trapu, chauve, laid, au regard de vautour, emmitouflé dans une robe de chambre crasseuse, avait la taille d’un géant.

Ce que lui inspirait Blaireau était une sorte de respect mêlé à une impression de terreur.

Blaireau examinait son nouveau client d’un air goguenard ; il se donna, pendant un instant, le plaisir de jouir de l’effet qu’il venait de produire.

– Quelle drôle de figure vous faites, monsieur le baron ! dit-il, dissimulant mal son ironie ; pourquoi me regardez-vous ainsi ?

– Je vous admire, monsieur Blaireau ; énergique, fort dans votre volonté, vous êtes superbe !

– Chez l’homme, répliqua Blaireau gravement, la volonté est tout ; sans elle plus de force, il n’y a que faiblesse.

– C’est vrai.

– Mais revenons à notre affaire, monsieur le baron.

– Déjà, m’avez-vous dit, vous avez tout combiné, tout arrêté.

– Oui, sauf ce que l’imprévu pourrait m’obliger à changer dans mon plan.

– Ce plan, pouvez-vous me le faire connaître ?

– C’est inutile : vous en verrez l’exécution, puisque cela se passera sous vos yeux… Une fois votre belle-sœur en lieu sûr, vous n’aurez plus à vous occuper d’elle ; elle appartiendra à ceux à qui je l’aurai confiée. Oh ! je fais bien les choses, moi. Avec moi, monsieur le baron, on en a toujours pour son argent : mieux on paye, mieux on est servi. Je vous dirai comment j’aurai arrangé l’existence de la folle ; elle ne manquera de rien, sera bien soignée et surtout bien gardée. Je vous verrai de temps à autre et vous tiendrai au courant de la situation ; d’ailleurs rien ne sera fait plus tard sens votre assentiment ou votre approbation.

– Pour le moment, que vais-je avoir à faire ?

– Peu de chose. Dans un instant nous allons nous quitter ; vous retournerez aussitôt à Port-Marly où je vous consigne, vous entendez ? Vous ne devez plus vous éloigner de votre belle-sœur. Vous-même vous veillerez sur elle. Personne ne doit la voir. Combien y a-t-il de domestiques ?

– Quatre.

– Leur avez-vous donné leur compte ?

– Pas encore ; mais ils s’attendent à être congédiés.

– C’est ce que vous ferez dès aujourd’hui, en leur donnant à chacun une gratification convenable, à titre d’indemnité.

– Devront-ils partir immédiatement ?

Blaireau resta silencieux, il réfléchissait.

– Monsieur le baron, dit-il au bout d’un instant, je pense à une chose ; les domestiques de votre belle-sœur n’ont pas assisté à son mariage ?

– Cela leur eût été difficile, répondit de Simaise, étonné de la question.

– L’un ou l’autre pourrait-il affirmer, ayant vu, par exemple, l’acte de mariage, que votre belle-sœur… Comment s’appelait-elle quand votre frère l’a connue ?

– Lucy Glandas.

– Pourrait-il affirmer que Lucy Glandas, légitimement mariée, est marquise de Chamarande ?

– Non, certes. Mon frère a négligé d’apporter en France son acte de mariage ; moi-même je n’ai du mariage que des preuves morales.

– Parfait. Eh bien ! monsieur le baron, pourquoi ne diriez-vous pas aux domestiques – et cela de manière à les en convaincre – que celle qu’ils ont servie et qu’ils appelaient madame la marquise, n’est pas marquise du tout, mais était simplement la maîtresse de votre frère ? Follement éprise du marquis, elle a tout abandonné là-bas pour le suivre à Paris.

– Sans doute, je peux dire cela, mais dans quel but ?

– Vous allez voir. Vous ajouteriez que Lucy Glandas a des parents en Angleterre, un oncle à qui vous avez écrit, l’informant de la triste situation dans laquelle se trouve sa nièce. Naturellement, n’étant pas marquise de Chamarande, et par conséquent votre belle-sœur, Lucy Glandas appartient à ses proches ; n’ayant aucun droit sur elle, vous ne pouvez prendre aucune décision la concernant.

» Vous avez écrit à l’oncle d’Angleterre aussitôt après avoir appris la mort de votre frère et vous lui avez écrit une seconde lettre pour lui annoncer que sa nièce venait d’être subitement frappée d’aliénation mentale. Vous attendez sa réponse, qui ne saurait tarder à arriver.

– Mais qui ne viendra pas.

– Erreur, monsieur le baron, vous aurez cette réponse, pas demain, mais après-demain dans la matinée. Et il se passera sous les yeux des domestiques une petite scène intéressante, qui ne leur laissera aucun doute sur ce que vous leur aurez dit.

» Voilà donc comment vous devez parler à vos serviteurs en réglant leur compte. Vous les prierez, toutefois, de vouloir bien rester près de vous pendant quelques jours encore. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?

– Parfaitement.

– Alors la chose est entendue.

– Mais le but, monsieur Blaireau, le but ?

– Voici : les domestiques sont tous les mêmes, cancaniers, bavards, médisants : à peine leur aurez-vous fait votre petit discours, qu’ils iront répéter vos paroles aux gens du pays qu’ils connaissent, principalement aux fournisseurs ; ceux-ci s’empresseront d’instruire leurs amis ; les commères seront aux anges : c’est si agréable d’avoir à s’égayer aux dépens d’autrui, c’est si doux de pouvoir faire aller sa langue, d’avoir un petit scandale à exploiter ! Bref, en moins de vingt-quatre heures tout le monde saura, à Port-Marly, que celle qu’on croyait marquise n’était qu’une fille entretenue, comme il y en a tant. Dès lors, nul ne s’intéressera plus à votre belle-sœur, et après son enlèvement de Port-Marly et sa disparition, nul ne gardera le souvenir de son court séjour dans la localité. D’un autre côté, les domestiques diront, partout où ils se replaceront, s’ils parlent de leur ancienne maîtresse, qu’elle n’était pas mariée.

» On peut chercher à savoir ce qu’est devenue une épouse légitime, surtout quand elle a le titre de marquise, mais d’une fille entretenue, même par un marquis, le monde dans lequel vous vivez s’en soucie comme d’une guigne.

» Enfin, monsieur le baron, grâce à ce petit truc – en réalité, ce n’est que cela – que de questions plus on moins indiscrètes, plus ou moins malveillantes, mais toutes embarrassantes, vous vous évitez dans l’avenir ; car, ne vous y trompez pas, il arrivera tôt ou tard aux oreilles de quelques-unes des personnes qui vous connaissent, qu’une femme, portant le nom de votre frère, a habitée Port-Marly pendant quelques mois. Mais vous ne serez pas pris à l’improviste. À ceux qui vous interrogeront vous répondrez sans hésiter, sans trouble ni embarras, négligemment : « En effet, mon frère avait amené en France une jeune fille fort jolie, qui a quitté les Indes, sa famille, pour le suivre. Ne voulant pas qu’on sût qu’il avait une maîtresse, le marquis l’avait installe à Port-Marly, dans une charmante propriété, un vrai nid d’amoureux… Les gens du pays l’appelaient madame la marquise. Elle vécut là pendant quelque temps, puis, tout à coup, elle devint folle. Mon frère n’était plus. La malheureuse jeune femme fut réclamée par sa famille ; on vint la chercher, pour l’emmener en Angleterre, et depuis je n’en ai plus entendu parler, j’ignore ce qu’elle est devenue. Eh bien, monsieur le baron, comprenez-vous, maintenant ?

– Oui, oui, je comprends. Ah ! décidément, vous êtes un homme merveilleux ! Vous voyez tout, vous pensez à tout.

– Il faut cela. Je ne m’embarque jamais dans une aventure sans prendre les plus minutieuses précautions.

Les deux coquins, si bien faits pour s’entendre, causèrent encore pendant quelques minutes, Blaireau complétant ses instructions afin que le rôle qu’allait jouer le baron à Port-Marly ne laissât rien à désirer.

Tout ayant été dit, M. de Simaise se leva. Blaireau le reconduisit jusqu’à sa porte, dérogeant ainsi à ses habitudes, et ils se séparèrent sur ce mot de l’homme terrible :

– À bientôt.

Blaireau rentra dans son cabinet, le rictus grimaçant, ayant dans le regard comme un jaillissement d’étincelles.

– Enfin, murmura-t-il, la fortune me sourit de nouveau. Allons, j’avais tort de me plaindre, de désespérer. Le diable, mon patron, est toujours là pour me protéger. Mille tonnerres ! on ne jette pas ainsi le manche après la cognée ! Non, non, le monde n’est pas changé, les hommes sont et resteront toujours les mêmes ! Oh ! les passions humaines ! Quelle mine riche, inépuisable à exploiter !… Il me plaît, ce petit baron ; il a la marque de l’audace sur le front, dans le regard quelque chose de prédestiné !

» Hé ! hé ! fit-il en ricanant, il ira loin, très loin, s’il ne se casse pas les reins au beau milieu du chemin. Il a hâte de mordre au gâteau… Deux millions, et probablement deux autres dont il n’a point parlé ! Morceau friand, dont nous aurons une croûte, moi et mes loups ; mais à moi la part du lion, aux loups ce qu’ils pourront m’arracher avec leurs dents !

» M. le baron est généreux, cela se comprend : il a des écus qui ne lui coûtent guère, comme dit la vieille chanson : il payera bien, sans marchander, rubis sur l’ongle. Excellente affaire, affaire superbe !… Vous serez servi comme un empereur, mon gentil baron, et pendant des années je vous tiendrai entre mes serres !

Et il se mit à rire, d’un rire strident, convulsif, le buste en arrière, les poings serrés, regardant insolemment le ciel, comme si, ne reconnaissant aucune puissance supérieure à la sienne, sûr de sa destinée, il eût jeté un défi à Dieu.

– Maintenant, à l’œuvre, à l’œuvre ! exclama-t-il.

Lestement il se débarrassa de sa robe de chambre, qu’il jeta sur un fauteuil, et entra dans son cabinet de toilette.

Quand il reparut, au bout d’un quart d’heure, il était métamorphosé. Après la chrysalide, le papillon. L’œil le plus exercé aurait eu de la peine à le reconnaître. Une perruque sur son crâne chauve, une barbe postiche changeaient complètement sa physionomie, en la rajeunissant. Vêtu à la dernière mode : pantalon noir, tombant sur des bottines vernies, gilet ouvert sur une chemise à plis fins, redingote boutonnée, tenant son chapeau d’une main, sa canne de l’autre, il avait tout à fait l’extérieur d’un héros de salon qui se dispose à aller faire des visites mondaines.

Il se plaça devant une glace, se trouva bien, sourit, puis sortit d’un pas léger, se dressant, se carrant, se dandinant, la tête haute, l’œil fier, hautain, toisant les passants avec dédain, ayant l’air vainqueur d’un Céladon qui court à un rendez-vous d’amour longtemps attendu. Mais Blaireau n’allait point pirouetter dans le salon d’une femme à la mode ou roucouler des mots langoureux dans le boudoir réservé de madame ; il n’en était plus à ce jeu qui consiste à se pâmer aux genoux d’une Dalila quelconque, et il avait un profond mépris pour les mièvreries des galantins.

De l’or, de l’or ! Un monceau… Un piédestal d’or massif, le seul digne de lui, pour se dresser superbe, majestueux ! Sa fortune commencée, il voulait l’achever. Il lui fallait des millions !

Blaireau entrait en campagne ; il se rendait près de ses loups, ainsi qu’il appelait ses agents, afin de leur donner ses instructions, de dicter à chacun son rôle ; et ceux-ci allaient aiguiser leurs dents, pour être prêts à bondir sur les proies nouvelles qu’on leur donnerait à dévorer.

Share on Twitter Share on Facebook