En rentrant chez lui, M. Lagarde dit à Landry :
– Comme je l’espérais, j’ai réussi dans ma démarche ; nous pouvons louer la maison dès aujourd’hui. Tu verras le notaire, tu le prieras de préparer le bail de trois ans ; ce soir je passerai à l’étude pour le signer.
» Quand tu auras vu le notaire, tu iras trouver le tapissier et tu lui diras de se mettre à l’œuvre immédiatement : on travaillera jour et nuit ; s’il ne lui est pas possible de faire tout à lui seul, il se fera aider par ses confrères ; il faut que dans trois jours la maison soit meublée et toutes les tapisseries posées.
» Tu lui remettras cette note, que j’ai préparée hier soir : elle lui dit quel mobilier il doit acheter, il n’aura qu’à suivre exactement ces indications pour meubler et arranger chaque pièce ; qu’il apporte surtout tous ses soins à l’ameublement et à la décoration de l’appartement des deux dames.
Le déjeuner était prêt. M. Lagarde se mit à table.
Aussitôt après avoir pris son repas, il sortit et se rendit à la prison.
Les lourdes portes de fer s’ouvrirent devant lui ou plutôt devant le permis dont il était porteur. Le directeur de la prison se trouvant absent, on le fit entrer au greffe. Le greffier prit le permis, s’inclina respectueusement devant le visiteur et appela un gardien.
– Vous allez conduire monsieur à la cellule n° 2, lui dit-il.
M. Lagarde suivit le gardien.
On traversa une première cour, puis une seconde, après avoir passé sous une voûte ; par un escalier étroit, faiblement éclairé, on monta au premier étage du corps de bâtiment.
Le gardien s’arrêta.
– Monsieur, demanda-t-il, désirez-vous voir le sauvage avant que rien ne l’ait averti de votre présence ?
– Est-ce que c’est possible ?
– Oui, monsieur.
– Alors, faites.
Le gardien s’approcha d’une porte, fit glisser doucement dans sa rainure un petit panneau d’un décimètre carré, qui mit à découvert un judas, à peine grand comme le quart du panneau.
– Regardez, monsieur, dit le gardien à voix basse ; vous allez le voir dans sa position habituelle ; c’est ainsi qu’il est tous les jours ; c’est à peine s’il change d’attitude deux ou trois fois dans la journée.
M. Lagarde se baissa à la hauteur du trou et regarda.
Le prisonnier était dans un coin de la cellule, accroupi, le corps courbé, tenant dans ses mains sa tête appuyée sur ses genoux.
M. Lagarde se redressa en poussant un soupir, et le gardien ouvrit la porte. Le prisonnier ne fit pas un mouvement.
– Il croit que je suis seul, dit le gardien, sans cela il serait déjà debout.
Il s’approcha de Jean Loup et lui posa la main sur l’épaule.
La tête du prisonnier se redressa lentement et il jeta autour de la cellule un regard rapide qui rencontra le visiteur. Aussitôt ses yeux brillèrent et il bondit sur ses jambes, montrant les signes d’une grande inquiétude.
M. Lagarde paraissait en proie à une émotion extraordinaire.
– Peut-être ne me reconnaîtra-t-il point, pensa-t-il.
Lentement il s’avança vers Jean Loup, qui fixait vers lui ses yeux étincelants.
Soudain, le visage du prisonnier changea d’expression et il fit deux pas en avant, en criant :
– Jeanne, Jeanne !
– Ah ! il m’a reconnu ! se dit M. Lagarde.
El il répondit à l’exclamation de Jean Loup, en disant :
– Henriette, Henriette !
Jean Loup tressaillit, et son regard ardent courut vers la porte, comme s’il se fût attendu à voir paraître celle dont le nom venait d’être prononcé. Mais, aussitôt, comme s’il eût compris que son espoir était insensé, il fit entendre un gémissement et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.
Alors, le prisonnier se trouvant devant la fenêtre, dans la nappe de lumière, M. Lagarde se mit à l’examiner avec une attention singulière. Il était facile de voir que le malheureux sauvage bouleversait tout son être. Il y avait dans son regard comme du ravissement et il paraissait prêt à manifester son admiration.
– Laissez-nous, je vous prie, dit-il au gardien.
Celui-ci sortit de la cellule.
Jean Loup restait à la même place, immobile, comme galvanisé. Cependant un léger frémissement de son corps et les soulèvements de sa poitrine trahissaient son agitation intérieure.
Physiquement, Jean Loup n’était plus le même. Il n’avait plus l’aspect farouche et terrible du sauvage de la forêt de Mareille, qui avait été, dans un temps, la terreur de toute la contrée. Maintenant., plus rien ne le distinguait des autres hommes.
Les ciseaux avaient passé dans ses cheveux, qui étaient coupés ras, et le rasoir avait entièrement nettoyé son visage. Alors, sa barbe et ses cheveux flottants ne cachant plus ses traits, on pouvait remarquer la coupe correcte, le dessin très pur de sa belle et virile figure de jeune homme. La partie rasée, d’un blanc mat et bleuâtre, contrastait avec le reste d’un ton cuivré, mais n’enlevait rien au caractère de la physionomie. Tous les traits se détachaient, s’accusaient nettement. Le nez, plutôt long que court, était beau. La bouche était un peu grande, peut-être ; mais on ne s’en apercevait point, on ne voyait que ses lèvres roses, dont le pli indiquait la bonté, de même que l’expression du regard, dont l’éclat était singulièrement adouci.
Il paraissait avoir maigri ; mais sa vigueur, pouvant résister à toutes sortes de chocs, on ne remarquait chez lui aucun signe d’affaissement.
On l’avait dépouillé de ses peaux de bêtes et des misérables loques qui complétaient son pittoresque costume d’homme des bois. Il avait une chemise de grosse toile et portait un vêtement de gros drap marron, pantalon, gilet et vareuse, le tout taillé dans la même pièce.
On n’avait pu encore l’obliger à garder une coiffure sur sa tête, une cravate autour du cou et à emprisonner ses pieds dans des chaussures quelconques. Le pantalon, long et large des jambes, tombait sur ses pieds nus.
– Jean Loup ! prononça M. Lagarde d’une voix tremblante.
Le prisonnier releva brusquement la tête.
– Tu me reconnais, n’est-ce pas ?
– Jeanne, Jeanne ! fit Jean Loup.
– Jeanne, qui te doit la vie, Jeanne, que nous avons sauvée des eaux de la rivière… Tu la reverras, j’espère, et elle te remerciera. Dis-moi, Jean Loup, mon ami, tu voudrais bien revoir aussi Henriette !
– Henriette ! murmura le malheureux avec un accent de tendresse indicible.
– Jean Loup, tu reverras Henriette, je te le promets.
Le prisonnier regarda fixement M. Lagarde, comme s’il eût voulu lire dans ses yeux. On voyait à la contraction de ses traits qu’il faisait, hélas ! de vains efforts pour comprendre.
– Malheureuse victime ! dit M. Lagarde d’un ton douloureux.
Et il tendit ses mains à Jean Loup. Le prisonnier les saisit avec humilité et les porta à ses lèvres.
– Ah ! mon cœur se brise ! murmura M. Lagarde.
Il jeta un regard sur la porte, puis, ouvrant ses bras :
– Viens, viens ! dit-il.
Jean Loup comprit. Son regard eut un éclair de bonheur, et il se jeta dans les bras de M. Lagarde.
L’homme riche colla ses lèvres sur le front du pauvre déshérité.
Jean Loup pleurait. M. Lagarde avait des sanglots noués dans la gorge. Il eut peur de son émotion.
– À bientôt, mon ami, à bientôt, dit-il au prisonnier.
Et il sortit précipitamment.
Le gardien attendait dans le corridor ; il ferma la porte de la cellule.
Quand il fut hors de la prison, M. Lagarde respira bruyamment, à pleins poumons. Toujours très agité, il ne parvenait pas à se calmer. Il gagna le faubourg et continua de marcher loin des maisons, sur des chemins déserts. Il avait besoin de solitude, de se trouver un instant seul avec lui-même, au grand air, afin de se reconnaître dans le désordre de ses pensées.
En rentrant dans la ville, deux heures plus tard, son visage avait repris son calme habituel.
Il se rendit chez le notaire. Le bail était prêt. Il le signa. Il passa ensuite chez le tapissier. Celui-ci avait reçu les ordres définitifs de M. Lagarde, transmis par Landry. Déjà, lui et ses ouvriers étaient à l’ouvrage. Il promit que dans trois jours., quatre jours au plus tard, la maison pourrait recevoir ceux qui devaient l’habiter. Il avait reçu de Landry, de la part de son maître, une avance de six mille francs.
M. Lagarde rentra chez lui.
Landry lui remit un pli cacheté de cire rouge, qu’un homme avait apporté un instant auparavant.
M. Lagarde ouvrit la dépêche et lut :
» J’ai l’honneur de vous informer que votre demande, adressée au parquet d’Épinal, a été favorablement accueillie. Dès que vous le désirerez, Jean Loup vous sera confié.
« Recevez, monsieur, etc. »
M. Lagarde eut en même temps un sourire et un soupir.
– Monsieur est satisfait ? hasarda le domestique.
– Oui, mon brave Landry ; enfin, je commence à espérer que j’arriverai au but.
On n’entendait plus aucun bruit dans la ville, et l’hôtel du Duc-de-Lorraine, où l’on se couche tard, était lui-même silencieux. Toutes les lumières, à l’exception d’une seule, s’étaient éteintes les unes après les autres.
L’unique lumière qui persistait à briller à travers les vitres, malgré l’heure avancée de la nuit, éclairait la chambre de M. Lagarde.
Le protecteur mystérieux de Jean Loup écrivait des lettres.