Un beau matin, Raoul de Simaise arriva à Vaucourt pimpant et joyeux. Sans doute, après les graves événements des mois précédents, il se sentait heureux de revoir sa mère et sa sœur ; toutefois, il ne venait pas au château sans avoir l’espoir que, comme toujours, au moment de son départ, son excellente mère remplirait ses poches, toujours vides, hélas !
Mme de Simaise reçut son fils comme d’habitude avec beaucoup de tendresse.
L’accueil fait au frère par la sœur fut tout différent. Henriette témoigna à Raoul une froideur marquée et ne lui permit même pas de l’embrasser. Le jeune homme s’étonna ; ce fut tout. Un autre aurait éprouvé une peine réelle ; lui, point.
La baronne fut surprise également. Elle vit bien qu’Henriette avait quelque chose contre son frère. Quoi ? Elle ne pouvait le deviner ; mais elle se réserva d’interroger plus tard sa fille à ce sujet.
Mme de Simaise n’avait pas été inquiète sur le sort de son fils pendant la guerre. Elle avait appris par M. de Violaine, qui les avait rencontrés à Gênes, que le baron de Simaise et Raoul avaient tranquillement passé les six mois terribles en Italie, à l’abri des bombes et des balles prussiennes.
C’est aussi par M. de Violaine que Raoul avait su le triste dénouement du drame de Mareille. Après sa tentative criminelle, il s’était empressé de quitter Vaucourt : mais effrayé par le cri de sa conscience, il était très inquiet, car il redoutait, avec raison, les conséquences terribles de son odieuse action ; pendant plusieurs jours il fut en proie aux plus noires appréhensions : il voyait le châtiment suspendu sur sa tête comme l’épée de Damoclès. Aussi quand son père eut manifesté son intention de se réfugier en Italie, le pressa-t-il vivement de mettre ce projet à exécution.
Or, quand il apprit que Jeanne s’était noyée et qu’avant de se jeter dans la rivière elle avait, par une lettre, accusé Jean Loup, toutes ses craintes s’évanouirent. Enfin, il respirait. Jeanne ne l’avait pas reconnu, elle l’avait pris pour Jean Loup. En vérité, c’était une fière chance. Maintenant, il pouvait être tranquille, dormir sur ses deux oreilles, le secret de l’épouvantable nuit resterait enseveli dans l’ombre.
Certainement, Jean Loup serait arrêté ; mais Jean Loup ne parlait pas… Non, non, il n’avait plus rien à redouter. Le sauvage serait jugé, condamné, probablement. Mais que lui importait, à lui, qu’un innocent portât la peine du coupable ?
Nous n’avons plus à nous étonner, en voyant Raoul de Simaise reparaître dans le pays avec son air vainqueur d’autrefois, le front haut, l’œil brillant, le sourire aux lèvres.
Dans l’après-midi, profitant d’un moment où la baronne donnait audience à un de ses fermiers, Henriette dit à son frère :
– Si vous voulez me suivre dans ma chambre, Raoul, j’ai quelque chose à vous remettre.
– Tout de suite, petite sœur, je te suis.
Ils montèrent au premier. La jeune fille fit entrer son frère dans sa chambre dont elle ferma soigneusement la porte.
– Avoue, ma sœur, dit Raoul, que tu m’as fait ce matin une singulière réception.
– Ah ! vous trouvez ? répondit froidement Henriette.
– Tu ne m’as pas habitué à tant de froideur, à tant de sévérité ; autrefois, tu me tutoyais – c’est charmant entre frère et sœur – aujourd’hui tu m’envoies des vous en veux-tu en voilà. Est-ce que tu m’en veux parce que je ne t’ai pas écrit pendant notre séjour en Italie ? Mais tu sais bien que j’ignorais où vous étiez, ma mère et toi.
Henriette secoua la tête.
– Si ce n’est pas cela, qu’est-ce donc ? Tu as quelque chose contre moi, c’est certain. Voyons, que t’ai-je fait ?
– Rien.
– Alors, tu es de mauvaise humeur, tu as tes nerfs ; mais si tu es contrariée, pourquoi t’en prendre à moi ?
– Je vous ai prié de monter dans ma chambre pour vous remettre quelque chose, dit Henriette, coupant court aux interrogations de son frère.
– C’est vrai !
Elle ouvrit un tiroir, plongea sa main jusqu’au fond et en retira un petit paquet enveloppé dans un chiffon de soie. Elle enleva l’enveloppe et, montrant à Raoul le portefeuille et l’anneau rapportés par Jean Loup :
– Connaissez-vous ces objets ? demanda-t-elle.
– Assurément, c’est mon portefeuille et ma bague que j’ai oubliés ici l’année dernière.
– Ah ! vous croyez les avoir oubliés ici ?
– Dans ma chambre.
– En êtes-vous bien sûr ?
– Dame, non ; je puis les avoir perdus dans le parc.
– Ou ailleurs.
– Ou ailleurs, répéta-t-il. Est-ce vous qui avez trouvé ces objets ?
– Non.
– Qui donc ?
– Jean Loup.
Raoul tressaillit et changea de couleur.
– Où donc les a-t-il trouvés ? demanda-t-il en balbutiant.
– Vous le saurez, Raoul, en vous rappelant où vous les avez perdus.
Le misérable perdait contenance.
– Je ne vois pas à quel endroit… bégaya-t-il.
– Ah ! vous ne voyez pas l’endroit, dit Henriette avec ironie ; eh bien, je vais vous le désigner, moi ; vous avez perdu ce portefeuille et cette bague à Mareille, dans la chambre d’une jeune fille, sanctuaire sacré, inviolable pour un homme d’honneur.
Raoul recula, blême de terreur.
– Eh bien, reprit Henriette, vous demanderez-vous encore pourquoi je ne vous ai pas accueilli comme autrefois, les bras ouverts ?
» Misérable, misérable ! s’écria-t-elle, ne pouvant plus contenir son indignation, voilà ce que vous avez fait !… Et vous êtes mon frère ! Et vous êtes le fils d’une femme qui a toutes les vertu ! Elle ne sait rien, la pauvre mère ; j’ai eu la force de lui cacher l’horrible vérité… Ah ! mon Dieu, si elle avait seulement un doute, un soupçon, ce serait sa mort !
Raoul essaya de nier.
– Arrêtez ! exclama la jeune fille en le foudroyant du regard, n’ajoutez pas à votre infamie le mensonge lâche ! Ce qui s’est passé dans la chambre de Jeanne Vaillant, je le sais… Jean Loup ne parle pas, c’est vrai ; et pourtant c’est lui qui est venu m’apprendre que mon frère est un misérable ! Il ne parle pas ; mais il se fait comprendre, puisqu’il a su tout me dire… Et vous oseriez nier ! Non, non, vous ne pouvez avoir celle audace !
Raoul était écrasé.
– Henriette, dit-il, croyant pouvoir se justifier ainsi, je vous le jure, je n’ai pas touché à Jeanne Vaillant.
– Oui, mais la malheureuse est morte ! C’est vous qui l’avez poussée au suicide. Oui, vous avez tué Jeanne Vaillant, la fiancée aimée, adorée d’un brave jeune homme, qui est aujourd’hui chevalier de la Légion d’honneur et officier dans l’armée française ! Voilà ce qui fait de vous un misérable, ce qui imprime sur votre front la marque ineffaçable des infâmes !
Éperdu, il se laissa tomber sur ses genoux et, tendant vers sa sœur ses mains frémissantes :
– Henriette, grâce, grâce ! s’écria-t-il.
– Ah ! tenez répliqua-t-elle avec une sorte de dégoût, vous me faites pitié !… Relevez-vous, continua-t-elle, ce n’est pas à moi qu’il faut demander grâce ; je ne suis pas votre juge. Relevez-vous !
Il obéit. La jeune fille poursuivit :
– Jeanne Vaillant n’a pas reconnu son lâche agresseur, le savez-vous ?
– Oui.
– C’est Jean Loup, accouru à son secours, c’est Jean Loup innocent, qu’elle a désigné comme étant le coupable ; le savez-vous ?
– Oui.
– Eh bien, si vous l’ignorez encore, je vous apprends que Jean Loup, faussement accusé, a été pris par les gendarmes et traîné en prison.
– Je savais cela, Henriette, je le savais.
– Ah ! vous le saviez !… Et ce matin vous êtes arrivé à Vaucourt joyeux, le cœur léger… Raoul de Simaise n’a donc ni conscience, ni honneur, ni cœur !… Vous le saviez !… Et vous n’avez pas eu honte de vous montrer dans ce pays où vous entendrez dire à chaque pas que vous ferez : « Jean Loup est un misérable ! Jean Loup est un assassin ! ». Car on a vite oublié le bien qu’il a fait pour ne plus voir en lui qu’une espèce de monstre, capable de tous les crimes !
– Henriette, ma sœur, je regrette amèrement ma folie, je vous le jure !
– Ah ! vous appelez cela simplement une folie ! Mais qu’importe ! Vous regrettez… il y a loin du regret au repentir. Malheureusement, le mal que vous avez causé est irréparable… Enfin, Jean Loup est en prison, qu’allez-vous faire ?
– Ce que je vais faire ?
– Oui.
– Mais, mais… balbutia-t-il.
– Répondez donc.
– Que puis-je faire ? Que voulez-vous que je fasse ?
– Ah ! oui, c’est vrai, vous ne pouvez rien faire, fit amèrement la jeune fille.
Raoul reprit un peu d’assurance.
– Je ne peux pourtant pas, dit-il, m’en aller crier partout : « Jean Loup est innocent ; le coupable, c’est moi ! » et courir ensuite prendre sa place dans la prison d’Épinal.
– Et pourtant voilà ce que le devoir ordonnerait, répliqua la jeune fille, car un homme qui a le cœur haut placé ne permet pas qu’on condamne à sa place un innocent. Mais il y a la baronne de Simaise… Vous ne pouvez rien faire, rien. Si ma pauvre mère apprenait… Ah ! ce serait un coup épouvantable qui la tuerait !
– D’ailleurs, Henriette, M. de Violaine m’a affirmé que Jean Loup ne serait pas condamné.
– Et cela vous tranquillise et vous met en paix avec votre conscience, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous dis, moi, tremblez ! Jean Loup dans sa prison est menaçant pour vous.
– Il ne parlera pas.
– Ne vous bercez point dans cette illusion. Jean Loup apprendra à parler et à lire ; sans doute, cela demandera du temps, mais la justice est patiente, les années ne sont rien pour elle, car elle est éternelle. Le jour où Jean Loup parlera, comprendra, il se révoltera contre l’accusation dont il est l’objet et protestera de son innocence. Alors il dira ce qui s’est passé dans la chambre de Jeanne Vaillant, et il expliquera l’erreur de la malheureuse jeune fille.
» Peut-être rencontrera-t-il des incrédules ; mais il y à les deux objets qu’il m’a rapportés ; on invoquera mon témoignage et je ne mentirai pas : courbée sous le poids de la honte, j’accuserai mon frère !
» Allez, j’ai examiné la situation sur toutes ses faces. J’admets qu’on ne parvienne pas à apprendre à parler à Jean Loup. Qu’arrivera-t-il, alors ? Il lui sera impossible de prouver son innocence. Mais comme on ne peut pas le garder éternellement en prison préventive, il faudra, pour continuer à le détenir, un jugement, une condamnation. Et le malheureux, incapable de se défendre, sera traîné comme un vil malfaiteur devant une cour d’assises ou un tribunal correctionnel. Eh bien, croyez-vous, si je suis encore de ce monde, alors, croyez-vous que moi, Henriette de Simaise, sachant ce que je sais, je serai assez misérable, assez lâche pour laisser flétrir un innocent ?
» Une autre hypothèse : Je suppose que, ayant appris à parler, Jean Loup pour une cause ou pour une autre, ne veuille point éclairer la justice, c’est-à-dire faire connaître le coupable : il comparait également devant les juges, condamné d’avance. Eh bien, croyez-vous que j’aurai le triste courage de laisser Jean Loup accomplir ce sacrifice ? Croyez-vous que, dans ce cas comme dans l’autre, je laisserai condamner l’innocent ?
» Raoul de Simaise est mon frère ; mais Jean Loup m’a sauvé là vie !
» Et puis, il y a en moi ma conscience et le sentiment du devoir !
» Maintenant, dites, dites, malheureux, voyez-vous l’abîme effroyable que vous avez ouvert sous vos pieds, sous les miens ?
Raoul ne répondit pas. Il était terrifié. Un tremblement convulsif secouait ses membres et il restait le front courbé, n’osant plus lever les yeux sur sa sœur.
– Je n’ai plus rien à vous dire, reprit la jeune fille, et je ne puis, malheureusement, vous donner aucun conseil. Cependant, vous ferez bien de changer de vie ; je sais, depuis quelque temps, quelle est votre existence à Paris ; elle est déplorable et j’en suis honteuse. Vous ne faites rien, vous êtes un oisif, un inutile : vous gaspillez sottement les jours de votre jeunesse.
» Raoul, repentez-vous, corrigez-vous, il en est temps encore, et devenez meilleur si vous voulez que, plus tard, ceux qui auront à vous juger soient indulgents pour vous !
Il releva lentement la tête. Les adjurations de sa sœur l’avaient vivement impressionné ; ses yeux étaient pleins de larmes.
– Pardon, ma sœur, pardon, dit-il d’une voix brisée ; oui, vous avez raison, je suis un indigne, un misérable ! Jusqu’à présent, je le reconnais, j’ai suivi une mauvaise voie ; mais vous le savez, Henriette, abandonné à moi-même, il n’y avait personne pour me crier : « Prends garde ! Arrête-toi !… ». Henriette, je me repens… Pour notre bonne mère et pour vous, je changerai de conduite, je vous le promets, je vous le jure !
– Nous verrons, dit sèchement la jeune fille.
Et elle lui fit signe de se retirer.
Il sortit, la tête basse, en chancelant comme un homme ivre.
Henriette se laissa tomber sur un siège et se mit à pleurer à chaudes larmes.