Nous retrouvons M. Lagarde à Épinal, dans un appartement meublé de l’hôtel du Duc-de-Lorraine.
Assis devant une table-bureau couverte de papiers, il a déjà écrit trois ou quatre lettres qui sont là, prêtes à être jetées dans une boîte de l’administration des postes ; maintenant il copie des notes et met, en même temps, de l’ordre dans les papiers étalés devant lui.
La demie de huit heures sonne à la pendule placée sur le marbre de la cheminée. Presque aussitôt, on frappe légèrement à la porte de la chambre.
– Entrez, dit M. Lagarde.
Un domestique paraît, apportant des lettres sur une assiette de porcelaine. C’est le courrier du matin : quatre lettres.
Le domestique n’est pas un garçon de l’hôtel : nous le connaissons : il se nomme Landry.
M. Lagarde prend les lettres.
– Une de Londres, une de Liverpool, dit-il, en les jetant sur la table, je sais ce qu’elles contiennent. Ah ! deux lettres de Paris, probablement celles que j’attends. Merci, mon brave Landry.
Le serviteur se retira.
M. Lagarde décacheta d’une main fiévreuse les deux lettres venant de Paris et les lut rapidement ; elles n’étaient pas longues, d’ailleurs.
– Bien, très bien, murmura-t-il.
Sa physionomie exprimait une vive satisfaction.
Il ramassa ses papiers et les enferma dans un meuble dont il mit la clef dans sa poche.
Cela fait, il revêtit un élégant costume de ville : pantalon, gilet et redingote noire, et glissa ses pieds dans de fines bottines de chevreau. Quand il fut ainsi habillé, bien cravaté et bien ganté, il sonna Landry.
– Mon fidèle Landry, lui dit-il, je vais faire une visite ; je reviendrai le plus vite possible. À mon retour, je te donnerai probablement l’ordre de louer immédiatement la maison. Voilà des lettres que tu porteras au bureau des postes.
Sur ces mots, M. Lagarde mit son chapeau, jeta son pardessus sur son bras, prit sa canne et sortit.
Un quart d’heure après, il entrait dans une grande et belle maison et sonnait bientôt à la porte d’un appartement du premier étage.
– Je désire voir M. le procureur de la République, dit-il au domestique qui vint lui ouvrir.
– Qui dois-je annoncer ?
– M. Lagarde.
Le valet de chambre s’éloigna et revint au bout d’un instant, disant :
– M. le procureur de la République vous attend.
Le magistrat s’avança jusqu’à la porte du cabinet pour recevoir le visiteur ; il le fit entrer avec empressement, le pria de prendre place dans un fauteuil et s’assit lui-même en face de M. Lagarde.
– Je vous attendais, monsieur, dit-il ; j’ai reçu hier la lettre du ministre m’annonçant votre visite.
– N’avez-vous pas reçu, monsieur, une seconde lettre, moins officielle, mais d’un personnage également haut placé ?
– Parfaitement.
– Alors vous savez de quoi il s’agit.
– Et je vous prie de croire que je suis tout disposé à vous être agréable.
– Merci, monsieur, merci. Avant de vous dire ce que je désire obtenir du parquet, il n’est pas inutile que vous soyez complètement édifié au sujet du malheureux auquel je m’intéresse. Je commence donc par vous apprendre que Jean Loup est innocent.
Le magistrat fit un mouvement brusque.
– Oui, monsieur, l’accusation portée contre ce malheureux est fausse ; elle est le résultat d’une déplorable erreur.
Un sourire effleura les lèvres du procureur.
– Nous avons la lettre de la jeune fille, dit-il.
– Oui, je sais que vous avez une lettre de Jeanne Vaillant, et j’en connais le contenu ; mais cette lettre, écrite dans un moment d’égarement, de folie, ne peut faire foi à elle seule.
– Il y a eu d’autres constatations qui prouvent surabondamment que Jean Loup s’est introduit dans la chambre de la malheureuse jeune fille.
– Oui, monsieur, Jean Loup a grimpé à l’échelle, a escaladé la fenêtre ; mais il n’a point joué dans ce drame nocturne le rôle qu’on lui attribue ; son rôle dans la chambre, monsieur, a été celui de sauveur !
– Devant votre affirmation, monsieur, je ne veux rien opposer. Mais il y a eu un attentat…
– Non suivi d’exécution.
– Qui peut le dire ?
– Jean Loup, quand il parlera, et ceux qui, comme moi, sont convaincus de l’innocence du prisonnier.
– Enfin vous prétendez que Jean Loup n’est pas coupable ?
– Oui, monsieur.
– Et vous reconnaissez qu’il y a eu, tout au moins, une tentative de crime ?
– Je le reconnais.
– Qui donc alors est le coupable ?
– Jusqu’à présent, monsieur, ce misérable est inconnu.
Le magistrat eut un nouveau sourire.
– Oui, il est inconnu, continua M. Lagarde ; mais, soyez tranquille, un jour on saura son nom.
– Comment ?
– J’ai des moyens pour cela, monsieur. Du reste, comme je vous l’ai déjà dit, Jean Loup parlera.
– C’est douteux.
– Il parlera, monsieur, il parlera, il le faut !… Mais laissons de côté, pour le moment, le coupable inconnu.
– Pourtant, monsieur, la justice a tout intérêt à être éclairée.
– Elle ne peut l’être, puisqu’on ne saurait lui dire : voilà le coupable. Mais n’est-ce donc pas l’éclairer que de venir lui déclarer : vous avez incarcéré un innocent !
– Malheureusement, monsieur – permettez-moi de vous le faire remarquer – vous ne me présentez aucune preuve de sa non culpabilité ; il y a votre conviction : c’est quelque chose, sans doute, mais ce n’est pas assez.
» Ce qu’il faut à la justice, ce sont des preuves irrécusables.
– Jean Loup vous les fournira lui-même.
– Je le souhaite, je le désire. En attendant, monsieur, pouvez-vous me dire sur quoi vous basez votre conviction ?
– Le passé du pauvre sauvage de la forêt de Mareille, ce qu’il a fait, ses actions héroïques protestent éloquemment contre l’accusation. Vous n’ignorez pas, sans doute, quelle a été sa conduite dans plusieurs circonstances ?
– Oui, je sais qu’il a accompli certains actes…
– Admirables, monsieur, surtout quand on considère que ces actes ont été l’œuvre d’un pauvre sauvage obéissant à ses seuls instincts ! Et l’on voudrait qu’il fût coupable d’une chose monstrueuse, cet homme qui a sauvé un enfant qui se noyait, qui a tué un loup ravisseur d’un agneau, qui a arraché Mlle Henriette de Simaise à une mort horrible, certaine ! Serait-ce lui, un coupable, qui, indigné de voir un Prussien frapper Jacques Vaillant, le père de Jeanne, un vieillard, aurait fait sentir immédiatement à l’insulteur que son action était odieuse et lâche ?
» Voilà des faits, monsieur, qui, pour le défendre, parlent haut ! Celui qu’on voit toujours inspiré par les plus nobles sentiments du cœur ne peut pas être un monstre !
» Je suis allé à Mareille où je me suis livré, de mon côté, à une enquête. Eh bien, monsieur, c’est ce que j’ai recueilli dans le pays qui m’a convaincu de l’innocence de Jean Loup. Mon affirmation n’est pas suffisante, je le sais : oui, je le comprends, ce sont des preuves qu’il faut à la justice. Quand le moment sera venu de les fournir à la justice, ces preuves, je les aurai, je les aurai !… Laissons le temps accomplir son œuvre.
» Ce que je veux est ce que vous désirez vous-même, monsieur : mettre le plus vite possible Jean Loup en état de répondre à l’accusation. Comment va-t-il ? Que fait-il ?
Le magistrat secoua la tête.
– Il n’est malheureusement point tel que nous le voudrions, répondit-il.
– Serait-il malade ?
– Non, mais le médecin, qui le visite souvent, a des craintes sérieuses pour sa santé.
– C’est l’air de la prison qui ne lui convient point, n’est-ce pas, monsieur ?
– Je le crois, bien que le régime de la captivité ait été adouci pour lui d’une façon particulière. En réalité, il n’est pas en prison…
– Habitué à vivre dans les bois, à courir libre, au grand air, il est en prison du moment qu’il est enfermé et n’a pas toute sa liberté. Hélas ! si vaste que soit l’espace qu’on peut lui donner, pendant longtemps encore il le trouvera trop étroit. Vous dites donc, monsieur, que le médecin craint pour sa santé ?
– Oui, il est toujours dans un état de prostration qui inquiète le docteur.
– Mange-t-il ?
– Les deux premiers jours, il a absolument refusé toute espèce de nourriture ; mais la faim a eu raison de sa résistance ; le troisième jour il a mangé un morceau de pain et bu un verre d’eau. Depuis, il mange un peu chaque jour ; mais toujours des pommes de terre, des haricots et autres légumes ; on n’a pu encore vaincre la répugnance qu’il paraît avoir pour les viandes de boucherie.
» Je n’ai pas besoin de vous dire qu’on évite de le contrarier et qu’on le traite avec douceur ; malgré cela il reste sombre, taciturne, concentré en lui-même. Très doux, d’ailleurs, il ne témoigne ni impatience, ni colère : mais il est tellement absorbé qu’il n’a pas l’air d’entendre quand on lui parle. Accroupi dans un coin de sa cellule, tenant sa tête dans ses mains, il reste des heures entières sans faire un seul mouvement.
» Parfois, on l’entend pousser des plaintes, des gémissements et il pleure souvent. Comme je viens de vous le dire, il n’a jamais ni emportement, ni colère. Seulement, il est impossible de lui faire prononcer un mot, et je crois bien qu’on n’a pas encore entendu le son de sa voix. Mais nous savons qu’il connaît la signification d’un certain nombre de mots, qu’il prononce, et qu’il comprend assez facilement ce qu’on lui dit.
» Nous avons mis en sa présence un maître de français ; cet homme a employé tous les moyens possibles pour faire sortir Jean Loup de son mutisme ; il n’a pas réussi. Est-ce mauvaise volonté ou tout autre motif ? Jean Loup paraît être insensible à tout et rien ne peut le tirer de sa torpeur, de son espèce d’engourdissement. Nous avons dû renoncer, quant à présent, à commencer l’œuvre difficile de son instruction.
» Le directeur de la prison a un jardin réservé : on y a conduit Jean Loup une fois ; mais on a remarqué qu’il était inquiet, tout prêt à s’effrayer, et qu’il se dirigeait constamment vers la porte pour sortir de l’endroit ; on n’a pas renouvelé cette tentative de distraction. Du reste, il faut la croix et la bannière pour faire sortir Jean Loup du sa cellule ; on pourrait laisser la porte ouverte sans avoir à craindre qu’il cherche à s’échapper.
» Il n’a l’air de se trouver bien, de se plaire, que dans sa cellule, et les coins les plus sombres sont ceux qu’il préfère, comme si le grand jour lui fatiguait les yeux et lui faisait peur.
» Il n’aime pas la société, c’est la solitude complète qu’il lui faut ; il s’est habitué au gardien chargé de le servir et de veiller sur lui ; mais si un autre homme entre dans sa cellule, aussitôt il devient inquiet, s’agite, regarde autour de lui avec une sorte d’effroi, en ayant l’air de chercher un endroit pour se cacher.
» Voilà, monsieur, tout ce que je peux vous dire du malheureux auquel vous vous intéressez.
– Eh bien, monsieur le procureur de la République, d’après ce que vous venez de me dire, j’ai la certitude que Jean Loup serait mort dans trois mois, s’il restait dans sa prison.
– Ce n’est pas ce que nous voulons.
– Je le sais.
– À moins de le reconduire dans la forêt de Mareille, ce qui est impossible, que pouvons-nous faire ?
– Je vais vous le dire, car c’est là, précisément, l’objet de ma visite.
– Je vous écoute.
– Faire parler Jean Loup, l’instruire, lui donner une éducation aussi complète que possible, voilà le but à atteindre, n’est-ce pas ?
Le magistrat approuva par un mouvement de tête.
– Assurément, l’entreprise est difficile.
– Je la crois malheureusement impossible.
– Oui, dans les conditions actuelles, mais changez ces conditions et la réussite est assurée ; j’ai un moyen dont je réponds.
– Dites, monsieur.
– Il faut d’abord que Jean Loup sorte de prison.
– Mais…
– Écoutez-moi, monsieur, écoutez-moi : Je ne viens pas pour vous dire : Faites ouvrir toutes les portes devant lui et laissez-le aller ou il lui plaira. Je vous demande seulement de me confier votre prisonnier. C’est sous ma responsabilité, une liberté apparente et conditionnelle que vous lui donnerez. Il ne quittera point la ville, et vous et les autres membres du parquet pourrez le voir aussi souvent qu’il vous plaira. Il sera placé dans une maison que j’ai visitée hier et que je suis prêt à louer aujourd’hui même.
» Cette maison, suffisamment spacieuse, a un beau et grand jardin entouré de murs et planté d’arbres magnifiques. Bref, l’habitation est convenable sous tous les rapports, et elle répond à toutes les exigences du projet que je veux mettre à exécution.
» La maison aura besoin de domestiques des deux sexes, je vous prierai de les désigner vous-même ; si un médecin est nécessaire, je ne repousserai pas celui de la prison ; je me réserve seulement le droit de choisir les maîtres que je donnerai à Jean Loup.
» Je n’ai pas besoin d’ajouter, monsieur le procureur, que l’administration des prisons n’aura à participer dans aucun frais ; c’est moi qui payerai les maîtres, les domestiques ; enfin je me charge de toutes les dépenses.
Le magistrat avait écouté avec un étonnement facile à comprendre.
Sans doute, ce M. Lagarde était immensément riche et pouvait s’offrir n’importe quelle fantaisie ; mais ce millionnaire, recommandé en haut lieu, n’était certainement pas un personnage ordinaire. Ce qu’il voulait faire pour Jean Loup, un être misérable, semblait indiquer qu’il y avait entre lui et le sauvage, un lien, une attache quelconque.
Le magistrat sentait très bien qu’il était en face d’un mystère ; mais, homme du monde, il ne se permit point d’adresser une question, qui eût peut-être embarrassé l’étranger.
– Eh bien ! monsieur, quelle réponse me faites-vous ? demanda M. Lagarde.
– J’ai eu l’honneur de vous dire que j’étais disposé à vous être agréable.
– Alors ?
– Je ne vois pas que votre proposition puisse être repoussée.
Le regard de M. Lagarde eut un éclair de joie.
– Seulement, continua le magistrat, il y a quelques formalités à remplir ; il faut une décision du parquet.
– Je le comprends.
– Vous voudrez bien adresser votre demande écrite.
– J’ai pensé à cela, monsieur, répondit M. Lagarde, tirant un papier de sa poche ; voici ma demande.
Le magistrat prit le papier, l’ouvrit, le parcourut rapidement des yeux et lut la signature : Antonin Lagarde, ex-capitaine de francs-tireurs.
– C’est bien, dit-il, aujourd’hui même nous nous occuperons de l’affaire.
– Pour tout ce qu’on pourra exiger de moi, je me mets entièrement à la disposition de messieurs du parquet.
– C’est entendu !
– Je ne veux pas abuser plus longtemps de vos instants ; mais, avant de me retirer, j’ai une faveur à vous demander.
– Laquelle ?
– Je vous prie de m’accorder l’autorisation de faire aujourd’hui uns visite au prisonnier.
– Seul ?
– Oui, monsieur, seul.
Le magistrat prit un feuillet de papier sur lequel il écrivit quelques lignes et le remit à M. Lagarde.
– Monsieur, je vous remercie infiniment, dit celui-ci en se levant.
Les deux hommes se saluèrent courtoisement et M. Lagarde sortit du cabinet.