IV La maison de Chatou

Nous franchissons un espace de sept mois. Que d’événements terribles se sont passés en France pendant ce laps de temps ! Mais tout cela est du domaine de l’histoire et appartient à l’historien. Passons.

Transportons-nous à Chatou, à quelques lieues de Paris, dans une habitation blanche et coquette, gracieusement assise au bord de la Seine, dans un endroit charmant. Son mur, en bordure du chemin de halage, a une belle grille à fleurons dorés, qui ne s’ouvre jamais, et à côté une petite porte de service.

La maison est petite, mais bien bâtie et d’un joli aspect. De grands tilleuls l’ombragent ; toutefois, se glissant à travers les branches aux feuilles argentées, les rayons du gai soleil de mai jettent par endroits, sur sa façade, comme un crépi d’or pâle.

Le jardin, entouré de murs au long desquels courent des espaliers, est vaste, planté de massifs, jetés avec goût de tous les côtés, avec une belle pelouse au centre égayée par de magnifiques corbeilles de fleurs. Au milieu de la pelouse, un bassin avec un jet d’eau, qui fait tomber autour de lui comme une pluie de diamants.

Dans les massifs et sur les arbres les oiseaux chantent.

À droite, dans un érable au feuillage panaché, le pinson a construit son nid ; de l’autre côté, la fauvette a mis le sien dans une touffe de saphorine ; un peu plus loin, celui du merle est à peine caché dans un laricia ; au fond du jardin le rouge-gorge fait entendre ses trilles amoureuses, sa couvée doit être tout près, cachée dans des feuilles sèches sous une broussaille.

Les allées, bien entretenues, sont couvertes d’un sable fin sur lequel le râteau passe souvent.

Cet endroit est un véritable Éden ; on se croirait là dans un petit coin du Paradis.

Hélas ! ce délicieux séjour où il ne devrait y avoir que joie et gaieté, tendres regards, ravissants sourires, joyeux éclats de rire d’enfants ou doux murmure de deux voix amoureuses, est la demeure d’une folle, d’une pauvre jeune fille dont la raison semble s’être éteinte pour toujours.

Et pourtant les soins ne lui manquent point.

Elle a une femme de chambre d’une grande douceur, d’une admirable patience pour la servir, satisfaire tous ses caprices d’enfant malade et veiller sur elle sans cesse.

Près d’elle, pour elle seule et demeurant dans la maison, il y a un savant médecin aliéniste. C’est le docteur Legendre, un homme de cinquante ans, d’une grande expérience, dont le travail incessant a de bonne heure blanchi les cheveux.

Le docteur Legendre n’a jamais été directeur d’une maison de santé ; il n’a occupé aucune fonction dans un des hospices de l’État ou de la ville de Paris ; mais il est depuis longtemps célèbre par ses nombreux ouvrages sur les névroses et en général sur toutes les affections mentales.

On lui a offert de hautes positions, il ne les a pas acceptées, afin de garder sa liberté et de rester tout entier à ses travaux.

Le docteur Legendre a beaucoup écrit, trop même, si l’on considérait la fortune comme étant tout. Il a donné sa vie à la science et en se dévouant à l’humanité il ne s’est pas enrichi. Ses livres se vendent, mais les gros bénéfices sont pour ses éditeurs.

L’année précédente, un jour du mois d’août, un homme bien mis et de manières distinguées vint le trouver dans son modeste appartement de la rue du Vieux-Colombier.

– Monsieur le docteur, lui dit le visiteur, je me nomme Lagarde ; je suis envoyé près de vous par votre confrère et ami le docteur B… dont voici une lettre ; veuillez lire.

– Mon ami, monsieur, dit le docteur après avoir lu, vous recommande d’une façon très chaleureuse ; que dois-je faire pour vous être agréable ?

– Donner vos soins à une pauvre jeune fille frappée, récemment, d’aliénation mentale.

– Le docteur B… a dû vous dire que je donne tout mon temps à la science ; j’écris et ai renoncé depuis longtemps à entreprendre aucun traitement.

– Oui, oui, je sais ; mais quelque chose me dit que ma chère malade ne peut être confiée qu’à vous, qu’en dehors de vous je ne puis rien espérer. La jeune fille est très intéressante, docteur ; que vous la voyiez seulement et vous voudrez la guérir. Oh ! vous la guérirez, j’en suis convaincu. Écoutez-moi, docteur, écoutez-moi : j’ai acheté une petite maison et un jardin à Chatou ; c’est là qu’est la pauvre mignonne depuis trois jours. Je vous raconterai à la suite de quel choc terrible la pauvre créature a perdu la raison, mais voici ma proposition : Vous quitterez votre appartement et vous vous installerez dans la maison de Chatou, qui deviendra la vôtre, car je n’y demeure pas. Je ne vous enlève point à vos précieux travaux, docteur ; non, non. Vous emporterez vos livres, vos manuscrits ; et au bord de la Seine, au milieu du silence qui plaît à la pensée féconde, dans le calme d’une solitude charmante, ayant votre malade près de vous, sous vos yeux, vous pourrez travailler autant que vous le voudrez. Vous aurez à vos ordres autant de domestiques qu’il vous en faudra ; vous les choisirez vous-même.

» Je ne vous parle pas de vos honoraires, docteur, vous les fixerez. Dieu merci, je possède une fortune qui me permet de récompenser comme il convient les services qui me sont rendus.

» En attendant, pour l’entretien de votre maison, docteur, je vous remettrai une provision de vingt-cinq ou trente mille francs ; d’ailleurs, je puis aussi vous ouvrir un crédit illimité à la Banque de France.

Le docteur resta encore assez longtemps hésitant.

À la fin, séduit, non par la brillante promesse de M. Lagarde, mais par sa franchise, son grand air de loyauté, le ton affectueux de sa voix, et surtout la sympathie qu’il lui inspirait, il accepta.

Et le soir même, emportant ses livres, dont il ne pouvait se séparer, il quittait la rue du Vieux-Colombier pour aller s’installer dans la maison de Chatou.

Il était autorisé à prendre plusieurs domestiques. Ayant conservé sa vieille gouvernante, à laquelle il était habitué et qui, au point de vue culinaire, connaissait tous ses goûts, d’ailleurs très simples, il n’avait besoin que d’une autre femme pour veiller constamment sur sa malade. Cette femme lui fut envoyée par son ami le docteur B…, qui l’avait choisie parmi les plus méritantes de sa maison de santé.

Le docteur Legendre travaillait dans son cabinet ; pour l’instant il était absorbé par la lecture d’une page d’un livre gros comme un missel d’église.

La porte du cabinet s’ouvrit doucement. Le docteur leva la tête.

– Ah ! monsieur Lagarde, s’écria-t-il.

– Vous étiez en train de travailler, je vous dérange.

– Vous, me déranger ! Jamais !

Il ferma son gros livre, se dressa debout et prit la main que M. Lagarde lui tendait.

– Je pars demain, dit celui-ci, et je ne saurais dire pour combien de temps ; je n’ai pas voulu entreprendre ce nouveau voyage sans vous avoir serré la main et demandé si vous avez besoin d’argent.

– Mais vous savez bien que nous ne manquons de rien ici ; quand vous êtes venu, il y a quinze jours, j’avais encore près de vingt mille francs ; s’il y a quelques centaines de francs de moins aujourd’hui, c’est tout.

– Vous êtes bien économe, mon cher docteur !

– Mais je trouve, au contraire, que je dépense énormément.

– Oh !

– Ah ! ça, fit M. Legendre d’un ton très drôle, faudrait-il donc, pour vous faire plaisir, que je m’amusasse à lancer des louis d’or dans la Seine en guise de petits cailloux ?

M. Lagarde ébaucha un sourire.

– Allons, docteur, fit-il, ne vous fâchez pas.

– Mais c’est vrai, aussi, vous êtes toujours à me demander : « Docteur, voulez-vous de l’argent ? ». Vous êtes un homme généreux, magnifique, c’est très bien ; vous êtes un Crésus, un Nabab, plus que cela, peut-être, c’est très bien encore ; mais sacrebleu, monsieur, ce n’est pas une raison pour que les gens qui vous servent se jettent sur vos trésors comme des chiens à la curée ! Vous m’avez dit : « Ne regardez pas à la dépense ». Eh bien je dépense autant que je peux ; je vis ici comme un grand seigneur ! Accordez-moi donc la grâce, monsieur, de ne plus me parler d’argent.

– Docteur, j’attendrai, maintenant, que vous m’en demandiez.

– À la bonne heure ; j’aime mieux cela.

– C’est convenu. Docteur, comment va la malade aujourd’hui ?

– Toujours la même, répondit M. Legendre, reprenant aussitôt sa gravité.

– L’autre jour vous me parliez de symptômes, que vous observiez, et qui vous paraissaient favorables ; est-ce qu’ils ont disparu ?

– Non, je continue à les observer, mais ils sont moins fréquents.

– Ce qui veut dire, docteur, répliqua M. Lagarde en soupirant, que le mieux espéré ne se réalise point.

– Il y a certainement une amélioration dans l’état général de la malade, mais si peu sensible…

– Que vous ne pouvez pas me dire encore : j’espère.

– Si je n’espérais plus, je ne serais plus ici.

– Docteur, vous me dites peut-être cela pour me tranquilliser.

– La folie de votre protégée, monsieur Lagarde, n’a point le caractère de celles qui, jusqu’ici, ont été reconnues incurables ; donc nous pouvons encore conserver l’espoir. Mais de cela à vous dire : elle guérira, il y a loin. Depuis cinquante ans, la science a fait d’immenses progrès ; si, dans beaucoup de cas, elle est absolument sûre d’elle-même, bien souvent aussi elle marche en tâtonnant. Celui qui pourrait dire : dans tant de temps, tel jour, à telle heure voici ce qui arrivera, celui-là, monsieur, serait plus qu’un grand médecin, plus que le plus illustre des savants, ce serait un dieu !

M. Lagarde laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

– Pauvre Jacques ! Pauvre Jeanne ! murmura-t-il.

– Voulez-vous la voir ? demanda le docteur au bout d’un instant.

– Oui, docteur, oui.

– Elle est dans le jardin, venez.

Jeanne était assise sur un banc rustique à l’ombre d’un superbe acacia-boule. Elle était vêtue d’un délicieux peignoir de cachemire rose, serré à la taille par une ceinture de la même étoffe, et avait ses petits pieds chaussés de bottines de satin également roses. Ses magnifiques cheveux noirs tombaient jusque sur ses hanches en deux grosses nattes, arrêtés à leur extrémité par un nœud de rubans.

La tête penchée sur son épaule, elle avait une attitude pleine de mélancolie. Sa figure pâle était calme, mais sans expression. Ses grands yeux d’une douceur exquise toujours, n’étaient animés par aucune lueur. Comme la raison, le regard, qui est le reflet de la pensée, s’était éteint.

Sa main gauche tenait une rose, et pendant que les doigts de son autre main l’effeuillaient, d’une voix douce et dolente elle chantonnait :

Ils sont gais, ils sont beaux, les garçons du village ;

À Suzon, plus de vingt voudraient faire la cour.

Mais Suzon ne veut pas qu’on parle mariage.

Elle rit et leur dit : J’ai trop peur de l’amour !

Les deux hommes s’approchèrent. Elle se tut, redressa lentement sa tête et les regarda. Un sourire triste effleura ses lèvres.

– Bonjour, bonjour ! dit-elle.

– Me reconnaissez-vous, mon enfant ? lui demanda M. Lagarde.

– Oui, je vous reconnais. Pourquoi ne venez-vous pas souvent ? J’aime toujours voir ceux qui sont bons.

– Seriez-vous contente de voir Jacques ?

– Jacques, Jacques ! fit-elle tout bas.

– Elle cherche à se souvenir, dit M. Legendre.

– Oui, votre ami Jacques, le jeune soldat de Mareille.

– Jacques ! Jacques ! répéta-t-elle.

– Bientôt, Jacques viendra voir mademoiselle Jeanne.

Elle eut comme un tressaillement. Et, avec des larmes dans la voix :

– Jeanne dort là-bas, au fond de la rivière, dit-elle ; je l’ai connue, il y a longtemps de cela ; c’était une bonne jeune fille. Chut, ne faites pas de bruit, Jeanne dort au fond de la rivière… Ne la réveillez pas ; elle est si bien au fond de la rivière !

– Pauvre petite ! murmura M. Lagarde prêt à pleurer.

Soudain la jeune fille s’agita et un éclair traversa son regard.

– Avez-vous entendu ? s’écria-t-elle, quel coup de tonnerre ! Oh ! l’épouvantable nuit ! Écoutez, écoutez, entendez-vous ? On vient, c’est lui…

À mesure qu’elle parlait, ses yeux s’ouvraient plus grands et l’épouvante, l’horreur se peignaient sur son visage.

– Le voilà, le voilà ! exclama-t-elle en se dressant comme mue par un ressort. Ah ! Jean Loup ! Jean Loup !

Elle resta un instant effarée, toute tremblante, puis la lumière de son regard s’éteignit, sa figure reprit son calme habituel et elle s’affaissa sur le banc.

– Jeanne, lui dit alors M. Lagarde, ce Jean Loup, cet homme, qui vous cause une si grande frayeur, est celui qui vous a sauvée, celui qui a tiré la pauvre Jeanne du fond de la rivière.

Elle n’eut pas l’air d’avoir entendu. Sa tête reprit la position qu’elle avait précédemment, penchée sur l’épaule, et, continuant à effeuiller la rose, elle se remit à chanter :

Ils sont gais, ils sont beaux, les garçons du village…

– Venez, monsieur, venez, dit le docteur, prenant la main de M. Lagarde et l’entraînant ; c’est fini. Après la crise, le calme, l’insensibilité complète. Inutile de rester près d’elle plus longtemps ; maintenant elle ne ferait plus attention à nous.

– Hélas ! soupira M. Lagarde.

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