Il y eut un assez long silence.
M. Lagarde repassait dans sa mémoire les choses aussi étranges que terribles qu’il venait d’entendre.
À force de volonté, il parvenait à se contenir, à ne point laisser deviner ce qui se passait en lui par des démonstrations extérieures.
– Père Monot, dit-il, j’ai encore quelques questions à vous adresser.
– Si je le peux, monsieur, j’y répondrai.
– Quand vous partez en tournée, vous allez quelque fois très loin ?
– À dix lieues d’ici et même plus.
– Avez-vous pu savoir si les saltimbanques, qui ont acheté l’enfant, ont reparu dans les Vosges ?
– Oui, monsieur, ils sont revenus dans nos pays au bout de quelques années.
– Avec l’enfant ?
– Avec l’enfant, monsieur, ou plutôt avec le jeune homme, car il avait vieilli et grandi. Je puis même vous dire qu’ils ont dû amasser une assez belle fortune, grâce à leur sauvage, qu’ils montraient au public les jours de fête et de foire.
– Est-ce que vous l’avez vu ? demanda vivement M. Lagarde.
– Non, monsieur ; mais à Remiremont, à Gérardmer, à Épinal et dans n’importe quelle autre ville de l’Est, vous trouverez facilement des gens à qui il a été offert en spectacle.
– Le malheureux enfant !
– Vous pouvez le dire, monsieur, malheureux sous tous les rapports.
– N’a-t-on point soupçonné, à Blaincourt, ce qui se passait au château ?
– On n’a jamais rien su, grâce à la prudence et aux précautions prises par les misérables.
– Pouvez-vous me fournir quelques renseignements au sujet de la pauvre folle ?
– Aucun, monsieur ; comme je vous l’ai dit, le père Grappier lui-même n’a jamais su ce qu’elle était devenue.
– Revenons à… au jeune sauvage. Les saltimbanques sont-ils toujours dans l’Est ?
– Longtemps avant la guerre, ils avaient tout à fait disparu du pays.
– Ah !… Mais n’importe, je les retrouverai.
– Ce n’est pas chose impossible ; toutefois, je dois vous dire qu’ils n’exercent plus leur métier. Se trouvant assez riches, sans doute, ils ont vendu leur baraque.
– Je me mettrai sur la piste de leur successeur.
– Est-ce pour retrouver le sauvage, monsieur ?
– Certainement.
– En ce cas il est inutile que vous couriez après les saltimbanques.
– Que voulez-vous dire ?
– Un beau jour, le sauvage a faussé compagnie à ceux qui l’avaient acheté. Las du rôle triste et misérable qu’on lui faisait jouer, il s’est échappé de sa cage et a pris la fuite.
– Et on ne sait plus ce qu’il est devenu ? exclama M. Lagarde.
– Attendez, monsieur, attendez. Quand le sauvage s’est échappé, les saltimbanques visitaient nos villes des Vosges. Or, un jour, un sauvage fut aperçu dans la forêt de Mareille.
– De Mareille ?
– Quoi ! vous ne savez pas cela ?
– Comment le saurais-je ?
– Jacques Grandin aurait pu vous raconter beaucoup mieux que moi l’histoire du sauvage de la forêt de Mareille. Mais puisque Jacques ne vous a point parlé de lui, je vais vous dire ce que je sais.
Et le vieux mendiant fit à M. Lagarde le récit d’une partie des faits que nous connaissons.
– On vous racontera dans la contrée des choses incroyables au sujet du sauvage de la Bosse grise, poursuivit-il : on vous dira qu’il est né à Voulvent et est le fils d’un bûcheron ; qu’un jour, à l’âge de deux ans, il fut enlevé par une louve, qui voulait le donner en pâture à ses petits ; que la louve n’ayant plus trouvé dans son repaire ses louveteaux, lesquels avaient été pris en son absence par des chasseurs, s’était prise d’affection pour l’enfant et l’avait élevé. Mais ça, c’est tout simplement stupide, un conte à faire dormir debout. Le sauvage de la forêt de Mareille est celui qui, enfant, vivait déjà à l’état sauvage, en compagnie d’une chèvre, dans le parc du château de Blaincourt, le malheureux que, plus tard, des saltimbanques exhibaient aux yeux du public comme une bête curieuse ou un phénomène.
M. Lagarde appuya fortement sa main sur son cœur comme pour en comprimer les battements.
– Maintenant, monsieur, ajouta le père La Bique, Jean Loup n’est plus dans les bois de Mareille.
– Il n’y est plus, fit M. Lagarde, où donc est-il ?
– Les gendarmes l’ont pris ; il est en prison !
– En prison ! exclama M. Lagarde, en se dressant comme mû par un ressort.
Cette fois, malgré son empire sur lui-même, il lui était impossible de se maîtriser.
– En prison, répéta-t-il, en prison ! Et pourquoi ?
Le vieux mendiant répondit en disant quelle grave accusation pesait sur Jean Loup.
– Ce malheureux n’a pas fait cela ! s’écria l’étranger : l’accuser est une infamie !
Le père La Bique le regarda avec une nouvelle surprise. Puis, secouant la tête :
– C’est la pauvre Jeanne Vaillant elle-même qui l’a accusé, répliqua-t-il, dans une lettre qu’elle a écrite au vieux capitaine Vaillant avant d’aller se jeter dans la rivière.
M. Lagarde prit sa tête dans ses mains et retomba lourdement sur son escabeau, comme un homme écrasé.
– Que de malheurs, mon Dieu, et que de monstruosités ! murmura-t-il.
Il resta longtemps immobile, silencieux, absorbé, perdu dans le dédale de ses pensées.
– Singulier personnage ! se disait le vieux mendiant ; il est impossible de deviner ce qu’il pense. Quel intérêt peut-il avoir à connaître ce que je viens de lui dire ? C’est drôle, c’est drôle… Je voudrais bien savoir qui il est. J’aurais bien la hardiesse de le lui demander ; mais à quoi bon ? il ne me répondrait point.
M. Lagarde releva la tête.
– Quelle heure peut-il être ? demanda-t-il d’un ton presque calme.
– Bientôt quatre heures.
– Où se trouve le cimetière de Blaincourt ?
– À l’entrée du village, à droite, sur la pente.
– Peut-on y entrer librement ?
– Certainement, monsieur, il n’y a qu’une simple petite porte de fer, à claire voie, qui tourne sur ses vieux gonds rouillés et qu’on ne ferme jamais à clef.
– Je vais aller au cimetière. Trouverai-je facilement l’endroit où ont été enterrées les deux victimes ?
– Oui, monsieur, facilement. Notre cimetière est un petit carré de terre, entouré de quatre murs, et non un grand parc comme le cimetière du Père-Lachaise. Au fond de l’enclos, contre le mur de l’Ouest, vous verrez deux grosses pierres carrées, plantées l’une près de l’autre et qui ne sont pas encore entièrement cachées par le lierre qui grimpe autour ; sur chaque pierre une même date est gravée, c’est tout. C’est là, monsieur, sous ces pierres, qu’on a mis les deux cercueils.
M. Lagarde se leva.
– Père Monot, dit-il en serrant la main du mendiant, je vous remercie de votre complaisance, de votre bon vouloir, de m’avoir appris tant de choses terribles, malgré votre répugnance à parler ; vous pouvez compter sur mon éternelle reconnaissance. Votre existence tranquille ne sera pas troublée, je vous le promets ; non, vous n’aurez pas à répéter vos paroles devant un juge d’instruction.
» Père Monot, je vous dois beaucoup : mais je saurai m’acquitter envers vous. En attendant, vous allez accepter ces quelques pièces d’or.
Le mendiant commença une phrase de refus.
– Vous me désobligeriez, interrompit l’étranger ; prenez, prenez ceci. À votre âge on a besoin de bien des choses, de certaines douceurs.
– Enfin, monsieur, puisque vous le voulez absolument.
– À la bonne heure. Maintenant, je vous quitte ; au revoir !
L’étranger s’éloigna rapidement.
– C’est égal, grommela le père La Bique entre ses dents, je voudrais bien savoir qui il est, ce généreux monsieur.
Un quart d’heure après, M. Lagarde entrait dans le cimetière de Blaincourt.
Plusieurs personnes le virent ouvrir la porte de la nécropole et se glisser à travers les tombes ; mais il n’attira pas autrement leur attention, et ils ne s’étonnèrent point qu’un personnage qui leur était inconnu rendit visite à leurs morts.
Sans avoir cherché longtemps, M. Lagarde s’arrêta devant les deux pierres noircies par le temps et la pluie, et grossièrement taillées dans des blocs de granit.
Il se découvrit et s’agenouilla.
– Pauvre Charles, pauvre Zélima ! prononça-t-il d’une voix lente, pleine de larmes ; vous aussi, frappés tous les deux, vous avez été victimes de votre affection et de votre dévouement !… Je ne sais pas encore quel sera le châtiment des infâmes ; mais vous serez vengés !
» Votre chère orpheline est devenue mon enfant ; ah ! c’est le moins que je vous devais ! Du haut des cieux continuez de veiller sur la pauvre Jeanne… Que vos deux âmes unies à la mienne demandent à Dieu de lui rendre la raison !
Il resta encore un instant la tête inclinée, comme en prière, puis il se releva, prononça le mot : « Adieu ! » et sortit du cimetière.