III

Il y eut un moment de silence.

– Voulez-vous que je vous dise, monsieur ? reprit Blaireau.

– Dites.

– Eh bien, je crois que vous connaissez beaucoup mieux que moi l’histoire, de la demoiselle.

– D’abord, monsieur, la jeune femme que vous avez vue au château de Blaincourt n’était pas une demoiselle, c’était une veuve.

– Ah !

– Mariée depuis dix-huit mois, elle venait de perdre son mari, mort en mer.

– Ainsi, tout ce qu’on a raconté ?

– Pure invention, monsieur.

– La folie aussi ?

– Cela, malheureusement, peut être vrai.

– Mais pourquoi aurait-on séquestré cette jeune veuve ?

– Je vous l’ai dit : pour faire disparaître l’enfant.

– Je vous avoue franchement que je ne comprends pas. Pourquoi faire disparaître l’enfant ? Dans quel but ?

– Dans quel but ? Pour s’emparer de sa fortune, plusieurs millions.

– Diable, diable ! fit Blaireau.

– On n’a reculé devant rien ; avant la naissance de l’orphelin l’œuvre de spoliation était accomplie. Mais je suis en France ; je m’adresserai aux tribunaux, je dénoncerai les infamies, les crimes, les victimes seront vengées !

Blaireau eut un mauvais sourire, pendant qu’un pli sombre se creusait sur son front.

– On a prétendu – première infamie – continua l’inconnu, que la jeune femme n’était pas mariée, qu’elle n’était que la maîtresse de son mari… Ah ! il me sera facile de prouver qu’on a menti !

– Il suffit d’un acte de mariage.

– Je l’ai, cet acte, ainsi que plusieurs autres papiers non moins importants.

– Permettez-moi de vous dire, monsieur, qu’il est peut-être imprudent de voyager avec des documents aussi précieux.

L’inconnu ébaucha un sourire.

– Rassurez-vous, monsieur, dît-il, je n’ai pas sur moi ces précieux papiers. Pour ne pas m’exposer à les perdre et dans la crainte qu’ils ne me soient dérobés, je les ai prudemment laissés à Paris.

– C’est bon à savoir, pensa Blaireau.

Il reprit à haute voix :

– Comment se fait-il que vous ne vous soyez pas déjà adressé à la justice ?

– Certaines considérations m’ont jusqu’à présent empêché d’agir. À côté du coupable il y a des innocents… Et puis, avant tout, je voudrais retrouver la jeune femme et savoir si son enfant existe.

– Oui, je comprends cela.

Après un court silence, l’inconnu reprit :

– Il faut absolument que je vois le vieux gardien du château.

– C’est mon avis, monsieur.

– Et que j’obtienne de lui…

– Tous les renseignements que lui seul à Blaincourt peut vous donner, acheva Blaireau.

– Tout sauvage qu’il est, j’espère qu’il m’écoutera.

– Oh ! pour vous écouter, il vous écoutera ; mais vous répondra-t-il ?

– Ainsi vous croyez…

– Je vous l’ai dit, lui délier la langue est une grosse grosse affaire.

– Même en le menaçant ?

– Oh ! alors, si vous employez ce moyen, il sera tout à fait muet. Qu’est-ce que ça peut lui faire, vos menaces ?

» Domestique, il a servi, il sert ses maîtres ; si ceux-ci sont des criminels, cela ne le regarde pas, il s’en lave les mains. Menacer, mauvaise chose, monsieur. Souvenez-vous de ce proverbe : « C’est avec du miel et non avec du vinaigre qu’on prend les mouches. »

– Vous qui le connaissez, monsieur, que me conseillez-vous ?

Après avoir eu l’air de réfléchir un instant, Blaireau répondit :

– Vous êtes en présence d’une difficulté réelle et ce serait fâcheux que vous ayez fait un voyage inutile. Mais puisque, avec le désir de vous être agréable, je me suis mis à votre disposition, je veux vous aider autant que je pourrai.

– Oh ! monsieur…

– Inutile de me remercier : n’est-ce pas un devoir de se rendre service les uns aux autres ? Le père Grappier est un serviteur fidèle et il possède une grande qualité : la discrétion ; mais il n’est pas sans défaut ; sans être positivement un ivrogne, il aime à boire ; comme tous les autres hommes, il a son côté faible. Il n’a pas toujours dans son bahut l’eau-de-vie, le kirsch et les autres liqueurs fortes qu’il adore, parce que l’argent lui manque souvent pour en acheter. Eh bien, je crois que le seul moyen de le faire parler est de lui offrir quelques pièces d’or.

– Vous avez raison, monsieur, je lui mettrai deux ou trois cents francs dans la main.

– C’est bien ; mais il faut prendre garde de l’effaroucher ; voyez-vous, je connais le bonhomme, il est capable d’accepter votre argent et de vous répondre ensuite : « je ne sais rien, je ne sais pas de quoi vous me parlez. » Il est bon qu’il soit prévenu d’abord. Donc, voici ce que je peux faire pour vous : le voir et le préparer à vous recevoir. Cela vous convient-il ?

– Mais je suis enchanté, monsieur !

– Eh bien, c’est dit ; ce soir même je ferai une visite au père Grappier. Je le sonderai, je verrai dans quelles dispositions il se trouve, et si, comme il faut l’espérer, il ne se montre pas trop récalcitrant, je vous avertirai aussitôt. Où vous trouverai-je ?

– Je ne sais pas encore.

– Vous avez probablement l’intention de demander une chambre à l’auberge ?

– Je ne puis aller que dans une auberge.

– C’est juste, puisque vous ne connaissez personne à Blaincourt. Alors, comme il n’y a qu’une seule auberge dans le village, sur la petite place, en face de la fontaine, je vous trouverai facilement. À propos, vous ne m’avez pas dit votre nom.

Le jeune homme tira un portefeuille de sa poche et l’ouvrit.

Blaireau, qui regardait avidement, vit des billets de banque et pas d’autres papiers.

– Parfait, pensa-t-il.

– Tiens, tiens, fit le jeune homme, je n’ai pas une seule carte de visite, je les ai oubliées. Je me nomme Charles Chevry, monsieur.

– Et moi, Jules Cornefer, monsieur Charles Chevry. Ah ! nous approchons de Verzéville, et heureusement, pour le reste du chemin que nous avons à faire à pied, la pluie ne tombe plus.

– Combien mettrons-nous de temps pour aller de Verzéville à Blaincourt ?

– Trois petits quarts d’heure à peine, en prenant à travers la sapinière un chemin que je connais.

– Ce chemin ne sera peut-être pas facile, pour ma femme.

– Rassurez-vous, on n’a qu’une pente douce à monter, et comme on marche sur un terrain solide, nous aurons les pieds comme sur du macadam, malgré les averses de la nuit et de la matinée.

Dix minutes après on arrivait à Verzéville. Il était près de dix heures. Les voyageurs mirent pied à terre et payèrent le prix de leur place. Cela fait, Charles Chevry prit sa valise, offrit son autre bras à sa femme, et tous deux suivirent Blaireau, qui allait leur servir de guide.

Princet avait disparu. Il se dirigeait vers Blaincourt par un autre chemin.

Comme l’avait annoncé Blaireau, le chemin à travers la sapinière, lavé par les averses, était en bon état et assez facile. On arriva en vue de Blaincourt sans que la jeune femme se sentît trop fatiguée.

Un peu plus loin, à cinquante pas des premières maisons, Blaireau s’arrêta.

– Monsieur Chevry, dit-il, c’est ici que je vous quitte. Vous n’avez qu’à suivre la rue qui s’ouvre devant vous ; vous arriverez sur la petite place et tout de suite vous verrez le bouchon de l’auberge, un sapin jaune qui se balance au vent. Je n’oublierai pas ma promesse, tantôt je verrai notre homme, et ce soir sûrement vous aurez de mes nouvelles.

Les deux hommes se serrèrent la main, puis, ayant salué la jeune femme, Blaireau s’éloigna. Mais, après avoir fait quelques pas, il se retourna et revint précipitamment vers les deux voyageurs.

– J’ai oublié de vous donner un conseil, que je crois bon, monsieur Chevry, dit-il ; les aubergistes sont généralement curieux ; vous ferez bien, à mon avis, de ne point parler de l’affaire qui vous amène à Blaincourt.

– Oui, votre conseil est bon, je le suivrai.

– Au revoir, à bientôt !

Cette fois, Blaireau s’éloigna rapidement et disparut derrière une haie. Quelques minutes plus tard, on aurait pu le voir se glisser le long du mur du parc du château, puis s’arrêter, tirer une clef de sa poche, ouvrir une porte et pénétrer furtivement dans le parc.

Charles Chevry et sa femme arrivèrent à l’auberge. Immédiatement ils demandèrent une chambre, Zélima ayant, avant tout, besoin de se reposer. Grand empressement de l’aubergiste et de sa femme, qui seraient volontiers restés en extase devant la belle voyageuse ; ils la dévoraient des yeux, stupéfiés, hébétés d’admiration.

Cependant la femme prit la valise et conduisit les voyageurs dans sa propre chambre. Il y en avait bien deux autres ; mais l’une, la plus jolie, était déjà occupée par un monsieur d’un certain âge, décoré, un ancien militaire, sans doute, qui devait passer la journée et la nuit à Blaincourt : quant à l’autre, elle n’était pas convenable ; on ne pouvait vraiment l’offrir à monsieur et à madame ; elle en ferait la sienne pendant tout le temps que les voyageurs resteraient à Blaincourt.

– Trois voyageurs ! répétait constamment la bonne femme.

Elle n’en revenait pas ; toutes ses chambres occupées !

Depuis plus de quinze ans qu’elle était aubergiste, c’était la première fois qu’elle voyait une chose pareille… Trois voyageurs ! c’était invraisemblable, fantastique, elle avait de la peine à le croire.

Le mari partageait l’ébahissement de sa femme. Pour tous deux cette aubaine, qui semblait leur tomber du ciel, comme un jour la manne céleste dans le désert, était un événement miraculeux, un tel prodige que, dans leur jubilation folle, et contrairement à l’habitude, à ce qui appartient à la nature de l’aubergiste, ils ne songèrent pas à adresser la plus insignifiante question à Charles Chevry. Ils ne lui demandèrent même pas comment il s’appelait et d’où il venait.

Il est vrai que, de son côté, se souvenant du conseil de son compagnon de voyage, le jeune homme se montrait peu communicatif.

Cependant, quand la femme remonta dans la chambre vers midi, portant le dîner des voyageurs, M. Chevry lui demanda si elle connaissait un homme du pays appelé Cornefer.

Certes, il ne soupçonnait point l’individu, qui lui avait obligeamment promis son concours, d’être capable de le tromper ; mais il éprouvait comme le besoin de savoir à quel homme il avait affaire.

– Ils sont deux Cornefer à Blaincourt, monsieur, répondit l’aubergiste, le père et le fils. Est-ce du père que vous me parlez ?

– Quel âge a-t-il, le père ?

– Une soixantaine d’années.

– Alors c’est le fils que j’ai rencontré ce matin.

– M. Jules Cornefer.

– Oui. Quel homme est-ce ?

– Un garçon fort aimable, tout à fait bon enfant.

– Obligeant ?

– Très obligeant, monsieur, et toujours prêt à rendre service.

– Quel métier fait-il ?

– Il achète des grains chez les cultivateurs de Blaincourt et des environs pour les vendre ensuite sur le marché de Remiremont ; il va même jusqu’à Épinal.

– C’est bien cela, pensa Charles Chevry.

Et tout haut :

– Je vous remercie, madame, dit-il, en accompagnant ses paroles d’un sourire gracieux.

Il était satisfait. D’après ce que l’aubergiste venait de lui dire, il pouvait avoir une entière confiance en M. Jules Cornefer.

– Tu es content, lui dit sa femme, qui semblait lire ses pensées dans son regard.

– Oui, répondit-il, je suis content, car j’ai bon espoir. Nous ne serons pas venus ici pour rien, nous apprendrons quelque chose. À la fin nous finirons par mettre un peu de lumière dans les ténèbres.

Ils se mirent à table et mangèrent de bon appétit.

Vers deux heures, Zélima avoua à son mari qu’elle était très fatiguée ; elle sentait dans tous ses membres une grande lassitude ; elle tombait de sommeil. Charles l’obligea à se mettre au lit. À peine couchée, ses yeux se fermèrent.

Pendant un instant, assis dans un fauteuil, près du lit, le jeune homme la regarda dormir, puis sa tête se renversa en arrière et, à son tour, il s’endormit profondément.

La nuit était venue, une nuit qui s’annonçait comme devant être une nuit noire ; pas de lune, pas une étoile ; sous le ciel des nuages épais, sombres, qui roulaient les uns sur les autres, chassés par le vent qui soufflait avec violence. Soudain on frappa à la porte de la chambre.

Charles Chevry se réveilla en sursaut et se frotta les yeux.

On frappa de nouveau : toc, toc.

Le jeune homme se dressa sur ses jambes et alla ouvrir.

– C’est moi, monsieur, dit Marie-Rose, la femme de l’aubergiste.

– Parlez à voix basse, ma femme dort.

Mais Zélima venait aussi de se réveiller.

– Charles, qu’est-ce donc ? demanda-t-elle.

– Je ne sais pas encore.

– Monsieur, c’est un papier qu’on vient d’apporter pour vous de la part de M. Jules Cornefer.

– Bien, bien, merci, dit Charles Chevry, prenant le papier des mains de Marie-Rose.

Il s’approcha de Zélima, qui s’était soulevée sur le lit, et prononça quelques paroles dans la langue que connaissait la jeune femme. Pendant ce temps, Marie-Rose alluma une bougie.

– Est-ce que la personne qui a apporté ce billet attend en bas ? demanda Charles Chevry.

– Non, monsieur ; le jeune homme s’en est allé aussitôt, il paraissait très pressé. Faudra-t-il bientôt vous servir votre souper ?

– Quand nous voudrons manger je vous appellerai.

L’aubergiste se retira.

Charles Chevry, très ému, s’approcha de la bougie.

– Tiens, fit-il, il n’y a pas de suscription sur l’enveloppe : M. Jules Cornefer ne s’est pas rappelé mon nom. Il ouvrit la lettre et lut :

» J’ai eu raison de notre homme ; la somme que je lui ai offerte de votre part a produit l’effet que j’attendais. Bref, c’était difficile, mais l’affaire est faite. Rendez-vous est pris pour cette nuit entre onze heures et minuit. Je vous expliquerai pourquoi l’entrevue ne peut pas être remise à demain.

» Après onze heures, sortez sans bruit de l’auberge, cela vous sera facile, la porte n’étant fermée que par un verrou. Je vous attendrai sur la place, près de la fontaine.

» N’oubliez pas le conseil que je vous ai donné. Silence et mystère ! À ce soir !

Au bas de ces lignes d’une écriture grosse, tremblée, qu’avec un peu d’attention on aurait facilement reconnue contrefaite, et dont nous avons cru devoir corriger les fautes d’orthographe, s’étalait, au milieu d’un superbe parafe, le nom de Jules Cornefer.

Les yeux fixés sur la lettre, Charles Chevry resta un instant pensif.

– Singulière heure pour un rendez-vous ! murmura-t-il.

Puis après un nouveau silence :

– Enfin, il y a une raison qu’il me fera connaître.

– Eh bien ? fit Zélima qui, depuis un moment, l’interrogeait du regard.

Il revint près d’elle et lui fit la traduction de la lettre.

– Au milieu de la nuit ! s’écria-t-elle, pourquoi, pourquoi ?

– Je l’ignore. Mais il y a une cause.

– Charles, je n’aime pas cela.

– J’aurais certainement préféré une heure autre que celle-là.

– Alors tu iras ?

– Il le faut.

Zélima resta silencieuse, les yeux baissés.

– Il s’agit de Mme la marquise et de son enfant, reprit Charles Chevry ; rien ne doit me coûter dans l’accomplissement du devoir que je me suis imposé ; et puis, ma chère Zélima, tu me l’as dit toi-même, nous n’avons pas le droit de perdre une journée, pas même une heure.

– C’est vrai, Charles, j’ai dit cela.

– Eh bien, voilà pourquoi, si étrange que me paraisse l’heure choisie, j’irai cette nuit trouver l’homme du château en qui j’ai mis tout mon espoir.

– C’est bien, mon Charles, je ne dis plus rien.

– Maintenant, si tu le veux, nous souperons.

– Je n’ai pas faim ; mais je mangerai un peu pour te tenir compagnie.

– Inutile de te lever, je vais approcher la table près du lit.

– Comme tu voudras.

Marie-Rose appelée monta le souper des voyageurs.

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