IV

Onze heures sonnèrent à l’horloge de la paroisse. Au loin on entendait le hurlement d’un chien de garde. Depuis plus d’une heure l’aubergiste et sa femme dormaient. Dans la chambre voisine, le troisième voyageur, l’homme décoré, dont la dame Marie-Rose avait parlé à Charles Chevry, dormait aussi ; les deux chambres n’étant séparées que par une mince cloison, on l’entendait ronfler.

Zélima, assise sur le lit, avait ses jolis bras demi nus, estompés d’un fin duvet, autour du cou de son mari prêt à partir.

– Charles, tu ne seras pas longtemps, tu me le promets ?

– Je reviendrai près de toi le plus vite possible.

– Je ne dormirai pas.

– Il faut dormir, au contraire ; comme cela tu ne t’apercevras point de la longueur de mon absence.

– Non, j’ai là, dans ma tête, trop de choses ; je ne dormirai pas, Charles ; mon Charles, prends garde qu’il ne t’arrive rien.

– Enfant, que veux-tu qu’il m’arrive ?

– Je ne sais pas, mais je suis inquiète.

– Calme-toi, ma chérie, chasse ton inquiétude, sois gaie ; à mon retour, je t’apporterai une bonne nouvelle.

– Charles, pourquoi donc ce vilain chien hurle-t-il ainsi ?

– Je l’ignore. On l’a probablement mis à l’attache et il n’est pas content.

– Ses cris sont lugubres.

– Allons, ne fais pas attention à cela. Onze heures sont sonnées, je te quitte.

– Tu m’as promis de revenir bientôt.

– Oui.

– Tu sais que je ne dormirai pas.

– Si, si, il faut dormir.

– Non ; je veux, quand tu reviendras, entendre ton pas dans la rue.

– Enfant, enfant !

– Charles, embrasse-moi encore.

Il y eut un nouvel échange de baisers. Puis, échappant à l’étreinte de sa femme, le jeune homme prit une deuxième bougie allumée, ouvrit et referma doucement la porte et descendit sans bruit au rez-de-chaussée.

Blaireau avait été parfaitement renseigné, car, ainsi qu’il l’avait indiqué, la porte de l’auberge, ouvrant sur la petite place, n’était fermée que par un verrou s’enfonçant dans la pierre.

Charles Chevry tira le verrou, qui grinça dans ses anneaux de fer, puis posa son bougeoir sur une table, souffla la bougie et sortit. Il marcha vers la fontaine. Aussitôt un homme se dressa dans l’ombre et vint à lui. C’était Blaireau.

– C’est l’heure, dit-il à voix basse ; venez.

Les rues étaient désertes ; pas une lumière aux fenêtres des maisons. Blaincourt dormait.

Le miaulement d’un chat sur un toit, là-bas le hurlement du chien, les sifflements de la tempête et le tic-tac du moulin accompagné du bruit de l’eau dans les roues hydrauliques, semblable à un grondement de tonnerre, troublaient seuls le silence de la nuit.

Les deux promeneurs nocturnes arrivèrent au bord du Frou.

– Nous pourrions traverser la rivière sur ce pont de pierre, dit Blaireau, ne prenant plus la précaution de parler tout bas, mais nous ferions à peine cinquante pas de l’autre côté, car nous serions arrêtés par les eaux. Les pluies de la nuit dernière ont amené une crue, la rivière a débordé au dessous du moulin et toute cette partie du val est inondée.

– Il y a un autre chemin ?

– Certainement.

– Où ?

– Plus haut que le moulin. Par ici, monsieur, nous allons suivre le bord de l’eau. Du reste, ce n’est guère plus long en passant par le moulin.

– La nuit est bien noire.

– C’est vrai ; un peu de lune ne serait pas à dédaigner. Mais, maintenant, vos yeux doivent être habitués à l’obscurité.

– Oui, je commence à y voir un peu mieux que tout à l’heure. Je vous remercie mille fois, monsieur, de la peine que vous avez prise, du mal que vous vous donnez pour moi, qui vous suis inconnu ; je me demande comment je pourrai reconnaître…

– Allons donc ! ne parlons point de ça.

– C’est un grand dérangement que je vous cause, surtout à pareille heure.

– Ne fallait-il pas achever ce que j’ai commencé ?

– Oh ! je me souviendrai de votre extrême obligeance. Vous plaît-il de me dire pourquoi le gardien du château a choisi cette heure de la nuit pour une visite ?

– C’est bien simple. Parce qu’il part demain matin, à la première heure. Il va voir, en Suisse, un de ses frères, qui est, paraît-il, gravement malade. Il restera peut-être absent une quinzaine de jours. Il serait parti depuis trois ou quatre jours s’il avait eu l’argent nécessaire pour son voyage. Inutile de vous dire que la petite somme que vous devez lui donner a été pour beaucoup dans le bon accueil qu’il m’a fait ; aussi est-il tout prêt à répondre à vos questions.

Un instant après les deux hommes passaient devant le moulin : ils firent encore une vingtaine de pas et s’arrêtèrent.

Blaireau promena son regard autour de lui comme s’il eût voulu percer l’obscurité ; puis, faisant cette réflexion qu’à cette heure de la nuit il n’avait à redouter aucun espionnage, un sourire singulier fit grimacer ses grosses lèvres.

– Monsieur Charles Chevry, dit-il, c’est ici, sur cette passerelle, que vous allez traverser la rivière.

– Est-ce que vous ne venez pas avec moi ? demanda vivement le jeune homme.

– Non.

– Pourquoi ?

– Ça déplairait au bonhomme.

– Pourtant…

– Il m’a fait comprendre que je ne devais pas vous accompagner.

– Mais je ne connais pas le chemin qui mène au château.

– Le vieux vous conduira ; il doit venir vous attendre tout près d’ici, à l’une des portes du parc, avec une lanterne, et il vous ramènera.

– Ah !

– Attendons un instant.

Presque aussitôt, une lumière apparut à une distance de quarante ou cinquante mètres.

– Enfin, voilà votre homme, dit Blaireau ; c’est le moment de nous quitter.

Charles Chevry eut un moment d’hésitation.

– Si vous désirez que je vous attende, ajouta Blaireau, j’entrerai au moulin et vous me retrouverez là.

– Non, non, merci, monsieur, je ne veux pas trop abuser de votre complaisance. À bientôt !

– À bientôt ! répondit Blaireau.

Résolument, n’hésitant plus, Charles Chevry s’élança sur la passerelle.

Cette passerelle, sorte de pont rustique, n’ayant qu’un seul garde-fou, était faite avec des planches clouées sur deux poutres de sapin, lesquelles s’appuyaient, aux deux extrémités, sur des pilastres de maçonnerie.

– Oh ! fit tout à coup Chevry, arrivant à peu près au milieu de la passerelle, et jetant son buste en arrière.

Il venait de voir une masse noire étendue sur la passerelle et lui barrant le chemin.

Avant qu’il ait eu le temps de reconnaître si cette chose qui se mouvait, se dressait était un homme ou un animal quelconque, il reçut en pleine figure et dans les yeux une poignée de sable fin.

Complètement aveuglé, il poussa un cri de douleur et d’épouvante, et lâcha le garde-fou pour porter ses deux mains à ses yeux. Aussitôt, deux poignets solides le saisirent par une jambe. Le malheureux n’eut pas même la possibilité de se défendre ; il chancela, perdit l’équilibre et tomba dans le Frou en jetant un cri rauque, horrible, qui se perdit dans le bruit de la chute des eaux.

Cependant, il revint à la surface et il jeta désespérément ses mains autour de lui, comme s’il eût eu l’espoir de saisir un objet quelconque qui pût le sauver. Mais rien, rien que le flot qui se brisait contre lui, furieux de rencontrer un obstacle.

Il savait nager ; malheureusement, gêné dans ses mouvements par son vêtement d’hiver, qui offrait à l’eau, en même temps, une plus forte prise, il fit vainement des efforts suprêmes pour remonter le courant rapide qui l’entraînait vers les roues du moulin.

Il comprit qu’il était perdu ; on l’avait attiré dans un guet-apens ; on venait de l’assassiner lâchement.

– Ma pauvre femme ! ma pauvre femme ! pensa-t-il. ô mon Dieu ! ô mon Dieu !

Ce moment fut horrible !

Il se soutenait encore ; mais ses forces étaient épuisées ; il ne pouvait plus lutter contre la force du tirant d’eau ; il descendait vers les roues fatales.

Tout à coup il se sentit pris dans un tourbillon.

Il poussa un dernier cri, appel suprême que lui arrachait l’espoir d’être entendu.

L’eau l’avait enveloppé dans son tourbillonnement ; elle le fit tournoyer avec elle l’espace d’une seconde, ouvrant le gouffre, puis il enfonça et disparut.

Alors l’homme qui était resté couché en travers de la passerelle et qui avait suivi des yeux l’épouvantable scène, se dressa sur ses jambes et s’empressa de gagner le bord de la rivière où Blaireau l’attendait.

– C’est fini, dit-il d’une voix sourde.

– Noyé ?

– Oui.

– En es-tu bien sûr ?

Princet haussa les épaules.

– Comme je l’avais prévu, dit-il, il est tombé dans l’entonnoir, qui l’a englouti, et maintenant il passe sous une des roues du moulin.

Blaireau resta un moment silencieux, puis d’une voix sombre il murmura :

– Cet homme nous gênait, il devait mourir ! Le danger dont il nous menaçait n’existe plus !

» Maintenant, reprit-il, nous n’avons plus rien à faire ici ; partons.

Les deux misérables se perdirent dans la nuit.

De l’autre côté du cours d’eau la lumière avait subitement disparu.

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