Le lendemain, à la pointe du jour, un homme de Blaincourt se rendait au moulin en suivant le bord du la rivière. Il avait ses deux mains dans les poches de son pantalon pour les garantir du froid, et, tout en marchant d’un pas pressé, il sifflait l’air d’une vieille contredanse.
De temps à autre il jetait les yeux sur le Frou dont l’eau baissait presque à vue d’œil.
Tout à coup, à quarante ou cinquante mètres environ en aval du moulin, un objet dont il ne distinguait pas parfaitement la forme, frappa son regard.
– Tiens, c’est drôle, murmura-t-il, on dirait que c’est un homme qui est là, couché dans le sable.
Afin de se rendre compte de l’importance de sa découverte, il s’avança en marchant à petits pas sur le limon dans lequel ses pieds s’enfonçaient. Arrivé près de la chose qu’il avait prise d’abord pour un paquet quelconque, il poussa un « oh ! » étranglé.
C’était bien un être humain, un homme qui était étendu là, sur le vendre. Il voyait ses jambes, ses bras, une de ses mains gantée et le derrière de sa tête presque entièrement enterrée dans le sable.
– Oh ! oh ! fit-il encore, pendant qu’un frisson courait dans tous ses membres et que ses cheveux se hérissaient sur sa tête.
Cependant il se baissa et toucha la main de l’homme. Elle était glacée, raide. Son courage n’alla pas plus loin. Il se redressa pâle, les yeux hagards, secoué par un tremblement convulsif et se mit à fuir avec épouvante. Il ne pensait plus qu’il avait affaire au moulin ; il courait comme s’il eût été mordu au talon par une tarentule.
La pensée lui vint que son devoir était de prévenir le maire et il continua sa course folle en se dirigeant vers la demeure du magistrat municipal. À tous ceux qu’il rencontrait sur son chemin, il criait :
– Un homme noyé au trou du moulin !
En un instant ces lugubres paroles se répandirent dans la commune comme le feu sur une traînée de poudre. Les habitants quittaient leur travail, sortaient de leurs maisons et couraient affolés, criant et gesticulant vers l’endroit où avait été trouvé le cadavre.
Plus de soixante personnes étaient déjà là, lorsque le maire arriva tout essoufflé, escorté de son adjoint et du garde-champêtre.
Le noyé était toujours dans la même position, car personne n’avait encore osé y toucher. Toutefois, à l’examen seul de son vêlement, on avait acquis la certitude qu’il était étranger à la commune. Cela avait un peu calmé l’agitation des habitants, qui avaient pu craindre, d’abord, que le noyé ne fût un parent ou un ami.
Le maire put constater facilement que, selon toutes les probabilités, l’homme était tombé dans le Frou la veille ou dans la nuit, et qu’après avoir été entraîné par le courant, puis ballotté, le flot l’avait jeté sur la rive où l’eau en se retirant l’avait laissé.
Pour tout le monde, jusque-là, ce grand malheur était attribué à un accident.
Sur l’invitation du maire, deux hommes soulevèrent le cadavre et le transportèrent un peu plus loin, sur la terre ferme, où ils le couchèrent sur le dos.
Alors on lui lava la figure et on enleva, autant qu’on le put, le limon qui souillait ses vêtements.
Il avait sur le visage plusieurs meurtrissures et égratignures. Cela n’avait rien de surprenant, le corps pouvait avoir été roulé sur des pierres anguleuses et s’être accroché à des racines d’arbres qui bordent la rivière. Les déchirures qu’on voyait à son vêtement s’expliquaient de la même manière. On remarqua ensuite qu’il avait un bras cassé.
– Ah ! le malheureux ! s’écria une femme, il est passé sous les roues du moulin !
– Je crois que la mère Rigaut ne se trompe pas, dit le maire.
– jardine, reprit la femme, enchantée de l’approbation de M. le maire, on voit bien que c’est une roue du moulin qui lui a écorché la figure comme ça.
– Allons, dit le maire, approchez tous et regardez.
Aussitôt le cercle formé autour du cadavre s’élargit, et ceux, qui se trouvaient derrière les autres purent à leur tour contempler les traits du noyé.
– Eh bien, quelqu’un le reconnaît-il ? demanda le maire.
On se regarda, on s’interrogea du regard ; mais personne ne répondit.
– Inconnu ! murmura le maire.
– Il a peut-être des papiers sur lui, dit le garde champêtre.
– Oui, peut-être ; voyez.
Le garde se mit en devoir de fouiller les poches du mort. Il trouva d’abord un mouchoir blanc, qui ne portait aucune marque, un petit couteau nécessaire à manche d’écailles, puis un porte-monnaie contenant quelques pièces d’argent ; enfin d’une dernière poche il sortit un portefeuille de maroquin vert, qu’il tendit au maire.
Celui-ci l’ouvrit, et y trouva, pliés en deux, cinq ou six billets de banque de cent francs, collés les uns aux autres, mais aucun autre papier.
Le maire secoua la tête, laissant voir son désappointement.
– Rien, dit-il, rien qui puisse nous aider à établir son identité.
La somme trouvée sur le noyé écartait l’hypothèse d’un crime et semblait confirmer que l’inconnu était tombé dans la rivière par accident.
Cependant on ne pouvait pas laisser le cadavre au bord de l’eau.
– Nous allons transporter le mort dans une salle de la mairie, dit le maire après avoir consulté l’adjoint et le garde-champêtre.
On alla au moulin prendre une civière : on la couvrit de paille et sur la paille ou coucha le cadavre. Deux paysans robustes se mirent dans les brancards et on se mit en marche.
* * * * *
Zélima était restée, longtemps après le départ de son mari, assise sur le lit ; puis, fatiguée, elle avait laissé tomber sa tête sur l’oreiller ; mais il lui avait été impossible de s’endormir. Aussitôt qu’elle fermait les yeux et que sa pensée flottante s’enfonçait dans le vague, le cauchemar la faisait sursauter ; tout son corps frémissait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.
Elle entendit sonner minuit, puis une heure, puis successivement toutes les heures.
– Mon Dieu, pourquoi donc reste-t-il si longtemps ? se disait-elle chaque fois que l’heure nouvelle envoyait ses vibrations à ses oreilles.
Trois ou quatre fois elle se leva. Elle faisait le tour de la chambre et ouvrait la fenêtre qu’elle refermait vite après avoir plongé son regard au dehors, car le vent qui soufflait du nord était glacial.
À mesure que le temps s’écoulait, son inquiétude augmentait, elle était en proie à une angoisse horrible, elle sentait en elle des tressaillements douloureux. Elle avait peur. Elle ne s’expliquait pas bien pourquoi, mais il lui semblait qu’un épouvantable malheur planait sur elle.
Vers trois heures, le chien se remit à hurler. Or, Zélima était superstitieuse ; elle s’imaginait que les plaintes, que les gémissements de l’animal s’adressaient à elle. Quand, à l’est, une lueur blanche annonça l’approche du jour, elle se leva et s’habilla très vite. Tout était encore silencieux dans la maison. Elle était dans un état d’agitation et d’exaltation impossible à décrire. Elle avait envie de pleurer, elle ne pleura pas, pourtant ; mais elle avait des sanglots arrêtés dans la gorge.
Elle sentit qu’elle avait froid et s’aperçut qu’elle grelottait. Il y avait encore du bois près de la cheminée : elle alluma du feu. Mais elle ne pouvait tenir en place ; elle allait constamment de la cheminée à la porte, puis à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, tendant anxieusement l’oreille à celle-ci, regardant en soupirant à travers les vitres de l’autre. Elle pouvait voir, maintenant, il faisait jour.
À six heures elle entendit du bruit au rez-de-chaussée. L’aubergiste et sa femme venaient de se lever. Elle était à bout de patience, elle se sentait mourir d’inquiétude ; elle s’élança hors de la chambre et descendit. Dans la salle, elle trouva dame Marie-Rose. Celle-ci faillit tomber à la renverse à l’apparition de la jeune femme.
– Déjà levée ! s’écria-t-elle.
Mais, aussitôt, voyant le visage décomposé de la jeune femme et son air effaré :
– Ah ! Seigneur Dieu, fit-elle effrayée, en laissant tomber son balai, que s’est-il donc passé ? Qu’avez-vous ?
Zélima comprit très bien que Marie-Rose l’interrogeait ; mais, ne pouvant lui répondre autrement, elle éclata en sanglots.
De plus en plus effrayée, Marie-Rose lui prit les mains, la força à s’asseoir et se mit à la caresser, comme on caresse un enfant, en lui disant toutes sortes de douces paroles.
Zélima se calma un peu, et, par ses gestes accompagnés de regards expressifs, elle parvint à faire comprendre à l’aubergiste que son mari était sorti dans la nuit et qu’il n’était pas rentré.
– Ah ! mon Dieu, mais pourquoi… pourquoi ? Où est-il allé ? Il faisait noir comme dans un four !… Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé… Et moi qui ai grondé mon homme parce que je croyais qu’il avait oublié hier au soir de pousser le verrou. Maintenant je comprends pourquoi la porte était ouverte.
Zélima continuait de sangloter, tenant sa tête dans ses mains.
À ce moment des clameurs se firent entendre et plusieurs personnes traversèrent la place en courant.
– Hein, qu’est-ce donc ? fit Marie-Rose ; est-ce qu’il y a le feu par là ?
Zélima avait bondi sur ses jambes comme mue par un ressort.
La porte s’ouvrit, et l’aubergiste, venant du dehors, entra brusquement, tout bouleversé.
– Femme, femme ! cria-t-il.
– Eh bien ? l’interrogea-t-elle.
– Un grand malheur !…
– Quel malheur ?
– On vient de trouver un homme noyé au trou du moulin.
Marie-Rose pâlit affreusement, car elle pensa aussitôt que le noyé pouvait être le mari de Zélima.
– Bienheureuse sainte Anne, ayez pitié de nous ! dit-elle en joignant les mains.
Puis, courant à son mari, elle lui dit rapidement :
– Notre voyageur, le mari de cette pauvre petite, est sorti dans la nuit et n’est pas entré, si c’était lui, mon Dieu !… Vite, vite, cours, mon homme, va voir et reviens tout de suite.
L’aubergiste s’élança hors de la maison et partit en courant.
Aussitôt Zélima se dressa devant Marie-Rose, lui saisit les bras sur lesquels ses doigts se crispèrent, et le regard enflammé, fiévreux, parlant sa langue, elle l’interrogea impérieusement. Elle demandait :
– Pourquoi ces cris ? ces femmes et ces hommes qui courent épouvantés ? Que vous a dit votre mari ? Que se passe-t-il ?
Marie-Rose comprit sans doute, car elle répondit :
– Je ne sais rien encore, je vous jure que je ne sais rien ; mon homme est allé voir, il ne sera pas longtemps à revenir. Attendons, attendons… Je vous en prie, calmez-vous, remettez-vous ; il faut être raisonnable.
Elle voyait la jeune femme prête à avoir une crise nerveuse.
– Mon Dieu, mon Dieu, reprit-elle très effrayée, si seulement elle me comprenait, je pourrais lui causer gentiment, et je parviendrais peut-être à la rassurer, à la consoler. Bien sûr elle va se trouver mal ; qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?… Et tout à l’heure, si c’est lui… Oh ! sainte Anne, bienheureuse sainte Anne, préservez-nous !
L’idée lui vint de faire remonter la jeune femme dans sa chambre. En lui parlant doucement, d’une voix caressante, elle essaya de l’entraîner vers l’escalier. Mais Zélima, devinant son intention, lui résista ; puis la repoussant brusquement, avec une sorte de fureur, elle sortit de la maison et marcha rapidement jusqu’à la fontaine… Là, ses jambes fléchirent et elle fut forcée de s’asseoir sur une borne.
Ses beaux cheveux noirs s’étaient dénoués et tombaient en longues tresses sur ses épaules.
Marie-Rose s’était empressée de la rejoindre et se tenait près d’elle, prête à la secourir et à lui donner des soins.
L’aubergiste, envoyé par sa femme, s’était dirigé rapidement vers le moulin ; il n’alla pas jusqu’à la rivière ; à l’entrée du village il rencontra le convoi. Il écarta brusquement les personnes qui marchaient à côté de la civière et ses yeux tombèrent sur le visage du mort.
– Malheur, malheur ! s’écria-t-il aussitôt, c’est lui !
Les porteurs s’arrêtèrent et le maire s’approcha de l’aubergiste.
– Est-ce que vous reconnaissez ce cadavre ? lui demanda-t-il.
– Hélas ! oui, monsieur le maire ; c’est un voyageur qui est arrivé hier à Blaincourt avec sa femme et qui est venu loger chez nous. Ah ! j’en suis sûr, on l’a jeté dans le Frou après l’avoir volé !…
– C’est très grave, ce que vous dites là, Claude Royer, prenez garde !
– Est-ce que vous croyez, par hasard, que ce malheureux s’est suicidé ?
– Je ne dis pas cela, mais il a pu tomber dans la rivière.
Claude Royer secoua énergiquement la tête.
– Monsieur le maire, répliqua-t-il avec conviction, il y a là un crime.
– Nous avons trouvé sur lui ce porte-monnaie et ce portefeuille qui contient des billets de banque ; il n’a donc pas été volé.
– Ça, c’est vrai, monsieur le maire ; pourtant…
– Vous tenez à votre idée.
– C’est-à-dire, monsieur le maire, que je ne sais plus que penser. Mais voyons, pourquoi est-il sorti la nuit, laissant toute seule sa jeune femme, qui est bien la plus mignonne, la plus adorable créature qu’il y ait au monde ? Par exemple, on ne me fera jamais croire que c’était pour se jeter dans la rivière. Non, il ne s’est pas suicidé.
– Ce que vous venez de dire, Royer, nous permet au moins de le supposer.
– Monsieur le maire, voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, tout ça n’est pas clair du tout. Mais il faudra bien qu’on sache… Hier soir, à la nuit, on lui a apporté une lettre…
– Eh bien, cette lettre ?
– M’a été remise par un jeune homme qui n’est pas de Blaincourt, car il m’est inconnu.
– Ah ! fit le maire, devenu soucieux. Et vous supposez ? interrogea-t-il.
– Que le malheureux voyageur a été attiré dans un guet-apens.
– Pas pour le voler !
– Qui dit, monsieur le maire, que ce n’était pas une vengeance ?
Le front du maire s’assombrit davantage.
– Vous tenez absolument à votre idée, dit-il d’une voix qui trahissait son émotion ; selon vous il y a eu crime.
– Eh bien, oui, monsieur le maire, répondit Claude Royer avec force, et rien ne m’ôtera ça de la cervelle.
– C’est bien, il y aura une enquête et on découvrira la vérité.
Après avoir échangé quelques paroles avec l’adjoint, le maire dit à l’aubergiste :
– Puisque la femme du noyé se trouve chez vous c’est là que nous allons le transporter.
– Comme vous voudrez, répondit Royer, sans songer à ce qui pourrait arriver lorsque la jeune femme se trouverait en présence du cadavre de son mari.
Les porteurs, qui avaient saisi l’occasion de se reposer un instant, reprirent la civière et, lentement, on s’achemina vers l’auberge.
Quand la foule, maintenant émue, recueillie, ne faisant plus entendre aucun cri, déboucha sur la place, on vit, près de la fontaine, une femme échevelée se débattant entre les bras d’une autre femme qui voulait la retenir.
Mais Zélima parvint à échapper à l’étreinte de Marie-Rose et elle s’élança comme une folle, les cheveux au vent, à la rencontre du convoi.
– C’est sa femme ! cria Claude Royer.
Tout le monde se sentit frissonner.
Plusieurs femmes se précipitèrent pour arrêter la malheureuse ; mais avant qu’elles aient eu le temps de la saisir, Zélima fendit la foule et se trouva devant la civière.
Aussitôt, de sa gorge serrée s’échappa un cri rauque, qui ressemblait à un râle ; ses traits se contractèrent horriblement et ses yeux fixes s’ouvrirent d’une manière effrayante ; elle parut grandir, son corps et ses membres se raidirent en craquant, et elle tomba en arrière, comme un bloc, les bras en croix.