Le corps du noyé avait été couché sur un lit de sangles préparé à la hâte dans une des salles de l’auberge. Deux hommes désignés par le maire le gardaient.
La jeune femme avait été enlevée inanimée, puis portée sur son lit. Marie-Rose et deux autres femmes étaient à son chevet lui prodiguant toutes sortes de soins sans parvenir à la rappeler à la vie.
Après avoir donné quelques ordres, le maire s’était rendu à la maison commune et s’était mis, aussitôt, à écrire une assez longue lettre au juge de paix du canton pour l’informer des faits et le prier de venir immédiatement à Blaincourt afin de commencer une enquête. Il allait cacheter sa lettre lorsqu’on frappa à la porte de son cabinet.
– Entrez, dit-il.
La porte s’ouvrit, un homme entra. Cet homme, que le maire voyait pour la première fois, pouvait avoir cinquante-cinq ans. Grand, plein de force et de santé, il avait l’attitude et les allures d’un ancien militaire ; sa figure martiale, ses longues moustaches grises et le ruban rouge qu’il portait à sa boutonnière, indiquaient qu’il avait eu un grade dans l’armée.
Les deux hommes se saluèrent.
– Je vous demande une minute, monsieur, dit le maire, en indiquant un siège au visiteur, une lettre pressée, qu’on attend.
– C’est précisément au sujet de cette lettre que je viens vous trouver, monsieur le maire.
Celui-ci, regarda l’étranger avec surprise.
– Vous allez l’expédier à Verzéville par un exprès ?
– Oui, monsieur, l’homme est là.
– Eh bien ! monsieur le maire, je vous prie de vouloir bien ajouter ceci à votre lettre : « Prière d’amener un médecin que l’état de la femme du noyé réclame impérieusement. »
– Est-ce qu’on craint pour sa vie ?
– La malheureuse a été frappée comme d’un coup de foudre ; on peut tout redouter ; malgré les soins qu’on lui donne, elle est toujours étendue sur son lit, raide, glacée, comme morte.
Le maire ajouta rapidement un post-scriptum à sa lettre, puis il la cacheta, la remit au messager qui attendait à la porte, prêt à partir. Cela fait, il rentra dans le cabinet, et l’étranger reprit la parole, en disant :
– Monsieur le maire, vous pourriez vous étonner de l’intérêt extraordinaire que je porte à cette pauvre jeune femme : eh bien, je suis le premier à ne pas comprendre pourquoi je m’intéresse si vivement, pour ne pas dire d’une façon si étrange, à une personne qui m’est tout a fait inconnue. Je l’ai vue une seule fois, il y a un peu plus d’une heure, quand elle est tombée foudroyée sur la place devant le cadavre de son mari.
» Sans doute, son immense malheur est de ceux qui provoquent toutes les sympathies.
– Certes ! approuva le maire.
– Mais ce que j’éprouve pour cette malheureuse est plus que de la sympathie ; c’est un sentiment presque paternel. Il faut donc reconnaître qu’il y a des impressions, manifestations subites de l’âme, auxquelles on ne peut échapper, qu’il faut subir.
Le maire acquiesça par un mouvement de tête.
– Monsieur le maire, continua l’étranger, je me nomme Jacques Vaillant ; je suis un ancien capitaine de dragons en retraite et je demeure à six lieues d’ici, au village de Mareille, qui est l’endroit où je suis né.
– Nous sommes compatriotes, monsieur, dit le maire en tendant la main à l’ancien militaire.
– Tous deux Lorrains et enfants des Vosges, monsieur le maire. Revenant d’un assez long voyage que je viens de faire en Alsace, du côté du Rhin, j’ai voulu revoir Blaincourt où je suis venu dans mon enfance avec ma mère. Un souvenir ! J’ai couché à l’auberge, chez Claude Royer, dans la chambre voisine de celle que l’aubergiste avait mise à la disposition de la jeune femme et de son mari. Je devais partir ce matin, ayant hâte de rentrer chez moi ; car je suis marié, et après une absence de trois semaines ma femme attend mon retour avec impatience. Eh bien, malgré cela, je reste ; je ne puis m’éloigner avant d’être complètement rassuré sur le sort de la pauvre veuve ; je désire savoir aussi quel sera le résultat de l’enquête.
– Quelle est votre opinion sur ce douloureux événement ?
– Je n’ose me prononcer ; il faut laisser à la justice le soin d’éclaircir cette affaire. Vous avez bien fait, monsieur le maire, d’appeler immédiatement le juge de paix ; mais je suis convaincu que celui-ci, à son tour, s’empressera de faire venir le procureur impérial et un juge d’instruction.
– Alors, vous aussi, Vous croyez…
– Je viens de vous le dire, monsieur le maire, je n’ose pas me prononcer. Nous sommes en présence de trois hypothèses, de ces trois questions : Est-il tombé dans la rivière par accident ? S’y est-il jeté volontairement ? Y a-t-il été précipité par des mains homicides ?
– Claude Royer a parlé d’une lettre qu’il a reçue hier soir, laquelle a été apportée par un inconnu ; qu’est-elle devenue, cette lettre ?
– Je vous l’apporte, monsieur le maire, la voilà. Elle a été trouvée sur la cheminée, dans un vase où, après l’avoir lue, le malheureux l’avait jetée.
Le maire déplia le papier et aussitôt la signature lui sauta aux yeux.
– Jules Cornefer ! exclama-t-il, faisant un bond sur son siège ; mais c’est impossible ! il n’y a pas de plus honnête homme à Blaincourt que Jules Cornefer. Bon, serviable, d’une probité reconnue, tout le monde l’aime et l’estime !
– Lisez la lettre, monsieur le maire, sans vous préoccuper de la signature.
Le magistrat municipal lut rapidement.
– Eh bien ? fit Jacques Vaillant.
– Je commence à croire que Royer a raison. Oui, cette lettre prouve que le malheureux a été attiré dans un guet-apens ; et elle est signée Jules Cornefer !
– Oui, mais cette signature même est la preuve de l’innocence de Jules Cornefer. Est-ce qu’il aurait livré ainsi son nom à la justice s’il était coupable ?
– C’est juste, fit le maire.
– Soyez certain que le misérable, qui a écrit cette lettre, aurait pu la signer de n’importe quel autre nom ; il connaît le nom de Jules Cornefer et il s’en est servi. Je ne suppose même pas qu’il ait eu l’intention de compromettre un honnête homme. Non, non, il n’a pas été assez stupide pour penser qu’il égarerait avec ce nom les recherches de la justice. Examinez l’écriture, monsieur le maire ; n’est-elle pas contrefaite ? Et ces grossières fautes d’orthographe ? On devine qu’elles ont été faites exprès.
– Oui, c’est vrai. Ainsi ce malheureux voyageur a été attiré dans un guet-apens, et un ou plusieurs misérables l’ont précipité dans le Frou. Pourquoi ? Ils ne l’ont pas volé… Ah ! comme le dit Royer, une vengeance, une lâche vengeance ! Et, jusqu’à présent, nous ne savons ni qui il est, ni d’où il venait.
– Malheureusement.
– Et nous ne pouvons pas espérer être renseignés par sa femme qui, paraît-il, ne connaît pas le français.
– Peut-être trouvera-t-on quelques papiers.
– Ce serait à souhaiter ; mais je n’y compte point. Des papiers se placent toujours dans un portefeuille ; si le malheureux avait eu seulement un passeport, un certificat, je l’aurais trouvé dans son portefeuille. Ah ! il est fâcheux, bien fâcheux que Claude Royer n’ait pas rempli près du voyageur les formalités auxquelles sont astreints tous les aubergistes. Il y a un règlement de police, on n’y pense pas ou bien l’on ne veut pas s’y soumettre ; et voilà ce qui arrive.
– Vous avez parfaitement raison, monsieur le maire, et je puis vous dire que, dans le voyage que je viens de faire, on ne m’a pas demandé une seule fois de faire les déclarations exigées par le règlement de police dont vous parlez.
– Et cependant cela coûte bien peu d’écrire ou de faire écrire sur un registre les nom et prénoms d’un voyageur, son âge, sa profession, le lieu de sa naissance et l’endroit de sa demeure.
Les deux hommes n’avaient plus rien à se dire.
L’ancien militaire se leva, salua le maire et se retira.
Un peu avant dix heures le juge de paix et le médecin arrivèrent. Deux gendarmes à cheval escortaient la voiture de ces messieurs. Ils mirent pied à terre devant l’auberge, et pendant que le médecin, conduit par Royer, montait dans la chambre de Zélima, le juge de paix, suivi des gendarmes, se dirigea vers la maison commune où le maire l’attendait, assisté de son adjoint et de deux membres du conseil municipal.
Quand le juge de paix entra, l’un de ces derniers, un vieillard à la tête blanche comme neige, qui tenait entre ses doigts la lettre portant une fausse signature, paraissait en proie à une grande agitation.
C’était le père de Jules Cornefer.
Ayant pris place dans un fauteuil, le juge de paix invita le maire à compléter le rapport contenu dans la dépêche qu’il lui avait adressée.
Pour toute réponse le maire prit la lettre des mains de M. Cornefer et la tendit au juge de paix.
Celui-ci lut lentement, les sourcils froncés, le front plissé. Arrivé à la signature, il ne put s’empêcher de hausser les épaules.
– Grave affaire, messieurs, dit-il, après être resté un moment silencieux, affaire excessivement grave et hors de ma compétence ; il va falloir prévenir le parquet. Toutefois, avant de dénoncer les faits au ministère public, il est de notre devoir de procéder à une enquête, afin de recueillir tous les renseignements possibles. Avez-vous interrogé Jules Cornefer ?
– Mon fils n’est pas à Blaincourt, monsieur le juge de paix ; il est absent depuis deux jours.
– C’est regrettable.
– Est-ce que M. le juge de paix peut croire… balbutia le vieillard.
– Rassurez-vous, monsieur Cornefer, je connais assez l’écriture et la signature de votre fils pour être sûr que ce n’est point lui qui a écrit cela ; je regrette qu’il soit absent parce que, peut-être, il aurait pu nous mettre sur la piste de l’individu qui a eu l’audace de se servir de son nom.
– Mon fils, vous le savez, est très connu dans tout le pays vosgien.
– Et vous ignorez toujours le nom du mort ? reprit le juge de paix, s’adressant au maire.
– Toujours, monsieur le juge de paix. Comme je vous le dis dans ma lettre, il n’a point donné son nom à l’aubergiste, qui a eu, lui, le tort de ne pas le demander. La lettre que vous venez de lire, apportée à l’auberge hier soir par un inconnu, comme l’a déclaré Royer, était sous l’enveloppe que voilà ; et vous voyez, elle ne porte pas de nom.
Le juge de paix hocha la tête.
– Tout cela est bien singulier, murmura-t-il.
Après un court silence il reprit :
– Voyageant avec une femme, la sienne, paraît-il, ce voyageur devait avoir au moins une malle contenant des effets, du linge.
– Seulement une toute petite valise en osier.
– L’a-t-on ouverte ?
– Non, monsieur le juge de paix ; j’ai cru ne devoir rien faire avant votre arrivée.
– Soit. Mais nous verrons tout à l’heure ce qu’il y a dans la valise : nous ferons de nouveau l’inspection des vêtements du noyé ; si son mouchoir n’est pas marqué, sa chemise l’est peut-être. Il est impossible qu’il n’ait pas causé avec l’aubergiste ou avec sa femme ; il est important de savoir ce qu’il a dit.
Après une pause, le juge de paix continua :
– Il n’y a pas à en douter, cet homme a été victime d’un abominable complot. Il ressort de cette lettre, dont on s’est servi pour attirer le voyageur, la nuit, au bord de la rivière, que le crime était prémédité, et son exécution préparée d’avance. On croirait presque que la victime s’entendait avec ses meurtriers. Ah ! ceux-ci – car je suppose qu’ils étaient plusieurs pour commettre le crime – ne sont pas des malfaiteurs ordinaires. Les misérables ont bien pris leurs précautions pour dépister les recherches de la justice.
» Cette affaire me paraît, en effet, singulièrement mystérieuse. Voyez, le voyageur ne dit pas son nom à l’aubergiste, il ne porte sur lui aucun papier, il laisse ignorer d’où il vient, où il va ; il ne parle point de ce qui l’amène à Blaincourt ; on lui fait remettre une lettre qu’il attend évidemment, et cette lettre, qui le fait tomber dans un guet-apens, cette lettre est dans une enveloppe sur laquelle on n’a pas même écrit son nom ; ce n’est pas tout : sa femme, qui pourrait seule éclairer la justice, donner de précieux renseignements et peut-être livrer les noms des criminels, sa femme ne connaît pas la langue française. En vérité, il faut convenir que tout cela est bien étrange. Ou il y a là une inconcevable fatalité, ou il faut y voir quelques-unes des précautions prises par les assassins pour échapper à la justice et au châtiment.
» Ma conviction est faite, messieurs, poursuivit le juge de paix, il y a un mystère dans la mort de cet homme. Il faut espérer que la justice en déchirera le voile ; mais, pour qu’elle y parvienne, il faut qu’elle sache qui est la victime ; son nom seul peut la mettre sur la trace des coupables.